À très illustre, haute et puissante princesse Madame Dorothée de Croy, duchesse douairière de Croy, et d'Aarschot, princesse du Saint-Empire, etc.
Madame,
Quoique la poésie soit blâmée de plusieurs, comme étant une manière d'écrire de laquelle non pas seulement en nos jours les âmes du monde abusent pour ravir l'honneur et la conscience des personnes innocentes, par les ruses, artifices, et tromperies qu'ils mêlent dans leurs sonnets ou poèmes lascifs, mais aussi de laquelle les Anciens se sont servis pour introduire la croyance de faux dieux, en quoi sous le nom de composeurs de fables, fabulatores, ils sont repris dans Baruch c. 3 et saint Paul en sa I. qu'il écrit à Timothée c. 4 l'admoneste de les éviter, ineptas autem, et aniles fabulas de vita.
Si faut-il avouer que comme le soldat se sert quelquefois de son épée pour ravir le bien du pauvre paysan, toutefois il en use le plus souvent pour conserver l'autorité de son prince et de la justice. De même, si quelques-uns se sont servis en mal de la poésie, d'autres en ont usé très utilement et très honorablement pour retirer les hommes de leurs vices, les élever à la vertu, et les émouvoir à chanter les louanges de Dieu. Je ne veux prouver ceci par Orphée poète païen, que les histoires profanes assurent avoir par ses vers détourné les hommes de leurs meurtres, et de leur infâme et brutale façon de vivre, au sujet de quoi, l'on a feint qu'il avait par son chant adouci les tigres et les lions.
Nous trouvons dans l'histoire sainte pour poète un Moïse, qui après la submersion des Égyptiens fit chanter en triomphe le glorieux cantique du chapitre 5 de l'Exode. David fait un livre entier, qui sont les Psaumes, desquels nous nous servons encore en nos chants ecclésiastiques pour louer la grandeur de notre Dieu. Salomon exprime par ses poésies le saint amour de Jésus-Christ et de l'Église, de Dieu et de l'âme dévote. Les misères de l'homme sont en vers exprimées dans Job comme les désolations de la Judée ou, sous son nom, de l'Église, par les lamentations de Jérémie. Débora, Anne, mère de Samuel, Judith, se sont toutes signalées par leurs chansons à rendre grâces à Dieu de ses bienfaits. Et qui est bien plus, n'est-ce pas par les vers que la glorieuse vierge Marie, mère de Dieu, a fait paraître son extase ou son enthousiasme incomparable, proférant le divin cantique de magnificat, pour action de grâce de se voir saluer mère de Dieu ? Je crois, Madame, que comme vous avez une dévotion particulière à cette triomphante impératrice de l'univers, aussi voulant l'imiter vous vous êtes autrefois adonnée à semblables études de poésie sainte, dont nous en avons encore des marques imprimées.
C'est pourquoi je viens vous offrir cette œuvre en vers que j'appelle La Cynosure de l'Âme, parce que je chante en ce livre les adresses et les routes qu'il faut tenir en ce monde pour se préserver contre les périls et les naufrages que l'âme y rencontre. J'y montre l'étoile qu'elle doit regarder, l'état le meilleur et le plus assuré qu'elle doit suivre pour arriver au port de salut. J'ai grossi cet œuvre par trois tragédies de dames illustres, qui sont comme les fruits et les effets de la connaissance qu'elles ont en de semblables vérités que j'avance en la Cynosure. Sainte Dorothée, dont vous portez le nom, ayant pour enseigne l'auréole de la virginité, tient le premier lieu. Sainte Ursule, contrainte par une maxime d'État à se marier, dans un mariage non accompli marche au milieu. Et sainte Élisabeth en sa viduité renonçant aux honneurs, l'oserais-je dire ?, me mettent devant les yeux le cours de votre vie. Qu'heureux fut le temps, lorsque dans votre jeunesse, comme une Diane sacrée (vous, fille de Madame Diane de Dommartin) éloignée des plaisirs des hommes, vous n'égayiez votre esprit qu'en la compagnie des muses, ravie dans les extases que vous aviez des innocentes considérations. L'état de votre très illustre famille vous fit après vous résoudre à un hymen qui s'est vu sans enfants. Mais la fin de vos jours vous fait suivre patientement avec sainte Élisabeth les incommodités d'une viduité que vous sacrifiez totalement à Dieu, que choisissez pour votre époux. Ne vous étonnez donc pas si j'ai fait choix de ces saintes. Vous les honorez trop pour, en leur faveur, ne pas agréer la protection de cette Cynosure que je vous offre avec d'autant plus de liberté que je vis en la croyance que [vous] continuerez de permettre que me die,
Madame,
De votre excellence,
Le très humble et très obéissant serviteur,
F. Nicolas de le Ville, célestin.
D'heure le I. de septembre 1658.