Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>Le Colin-maillard</em> Chappuzeau, Samuel (1625-1701) 1662 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1662_chappuzeau_colin-maillard 1662 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français

À Madame Lescot.

Madame,

Vous ne deviez pas m'avoir témoigné en des termes si obligeants que vous vous êtes très bien divertie au Colin-maillard, si vous vouliez vous mettre à couvert de la persécution de mes lettres dédicatoires. Je viens tout fraîchement d'attaquer le palais de Luxembourg, et de porter mon audace jusqu'à une princesse de sang royal. Dans la chaleur de cet attentat, je ne veux point regagner mon logis sans laisser en chemin de nouvelles marques de ma fureur, et après avoir osé l'exercer dans une des superbes maisons de l'Europe, je viens l'achever dans un des plus précieux cabinets de l'univers. La beauté du lieu, les richesses qu'il enferme, et les illustres personnes qui le remplissent souvent m'impriment toutefois assez de respect pour n'y faire aucun désordre, et vous verrez au fond que je suis de ces persécuteurs qui n'ont guère rien de haïssable que le nom. Quoique j'y entre armé d'une épître, je n'ai point fait de dessein sur vos trésors : cet ambre, ce corail, ces perles, ces riches vases d'agate, tous ces précieux bijoux sont en sûreté. Rien ne me tente de ce qui pourrait tenter toute autre personne, ce m'est assez d'y jeter la vue, et je n'ai nulle démangeaison d'y porter les mains. Mais, Madame, je découvre chez vous d'autres trésors que ceux-là, des trésors qui surpassent toutes les richesses des deux Indes, et comme je veux vous faire bonne guerre, je vous déclare que je n'ai pas dessein de sortir de votre logis sans les enlever. Vous croirez peut-être que je veux parler de votre curieuse bibliothèque, qui renferme un nombre prodigieux de bons livres et de rares manuscrits. Quoiqu'il serait malaisé aux plus huppés de nos libraires de pouvoir fournir un pareil amas de volumes tous choisis, et que le désir d'en posséder autant serait pardonnable, ce n'est point encore pour ce précieux réduit que vous devez rien craindre de ma part. Pour ne vous pas faire languir davantage, j'en veux à vous-même, et si j'ai à vous dérober quelque chose, c'est de ce qui sort de votre esprit, et de ces excellents entretiens que vous avez toutes les après-dînées chez vous avec vos amis. Je veux donc tâcher de m'y introduire en qualité d'auditeur, et si je sais profiter de mon larcin, je dois devenir dans peu le plus riche homme du monde. Car je sais, Madame, qu'encore que vous soyez du petit nombre de ces personnes à qui rien ne manque pour bien goûter tous les nobles plaisirs de la vie, vous ne tenez pour véritables richesses que celles que la fortune ne nous peut ôter, et si je n'avais quelque espoir d'en acquérir chez vous de semblables, vous ne seriez maintenant pas en butte à un importun. Mais cet aveu n'est peut-être pas encore fort véritable, et après l'honneur que j'ai eu plus d'une fois de votre entretien, après avoir su l'estime que tout Paris fait de vous, quand j'aurais cru n'en recevoir jamais autre avantage, j'aurais pris plaisir à m'approcher de vous, à vous contempler tout à mon aise, pour ébaucher un portrait dont les premières idées me plaisaient infiniment. La mode des portraits est plus ancienne qu'on ne pense, et ne mourra pas si tôt. Tous nos panégyriques sont autant de portraits des personnes à qui nous les adressons. Souffrez donc, Madame, que j'achève ici le vôtre, et c'est encore ce que je veux emporter de chez vous pour en distribuer des copies par toute la France. Prenez garde que je ne mette aussi subtilement sous le manteau ceux d'une fille qui est tout esprit et d'une petite fille qui n'est que beauté. Que je détache enfin celui d'un mari dont la mémoire vous est si chère, et dont l'aspect est si vénérable, et si digne d'être au rang des portraits de ces grands hommes qui ont présidé avec tant de gloire et d'utilité pour le public dans l'Hôtel de Ville de Paris. Mais le vôtre surtout ne me doit pas échapper, je l'estime au-delà de tous les autres, et si je pouvais bien réussir dans mon dessein, je ne donnerais pas mon ouvrage pour tous les chefs-d'œuvre de Rubens, ni de Michel-Ange. Toute ma rhétorique ne me fournit point de couleurs assez vives pour bien dépeindre la force et la vivacité de votre esprit, dont l'étendue est si vaste qu'il se porte aisément à toutes les choses les plus difficiles. Il juge pertinemment de tout, il a des connaissances au-dessus de votre sexe, il fournit agréablement à l'entretien, c'est ce qui attire tous les jours chez vous cette belle compagnie de savants hommes qui sont ravis de vous associer avec eux dans leur illustre commerce, et de vous faire arbitre de leurs doctes différents. Si je ne mérite pas d'être reçu dans ce bienheureux cabinet où s'exposent et se débitent tant de richesses qui ternissent l'éclat de toutes ces raretés orientales dont il est rempli, je tacherai du moins d'être à la porte aux écoutes, et de quelque manière que ce soit je ne sortirai point qu'à bonnes enseignes de votre maison. Je ne suis pas au reste un homme si dangereux, puisque j'avertis du coup, et que j'espère même par cette action me rendre plus digne d'être,

Madame,

Votre très humble et obéissant serviteur,

Chappuzeau.