À son altesse sérénissime Madame la princesse d’Anhalt, née princesse d’Orange.
Madame,
Ce n’est point par une vieille coutume de dédier ses ouvrages, que je prends la hardiesse d’offrir celui-ci à votre altesse sérénissime ; j’en ai un motif plus noble et plus juste, et l’honneur que j’ai eu de l’approcher quelquefois durant les heureuses années de mon service dans sa maison m’est en même temps une nécessité indispensable de lui donner enfin une marque publique du ressentiment que j’en conserve. Je suis, Madame, de ces gens qui ne se peuvent taire des choses qui méritent de l’admiration, ni s’empêcher de porter bien haut ce qui les touche. Mais je sais d’ailleurs qu’il me faut vaincre ici cette passion, quoique raisonnable, et ne pouvant ignorer qu’entre les éminentes qualités que possède votre altesse, il s’en trouve une qui fait la maîtresse, qui veut avoir le dessus, et qui me force tacitement au silence, je n’ose presque aller plus avant, de peur de blesser cette austère vertu de toutes les grandes âmes, et qui a pris sur la vôtre un empire très absolu. Oui, Madame, cette injuste et rigoureuse modestie, qui ne s’exprime que par trop dans la belle manière dont votre altesse sait et agir et parler, fait ce qu’elle peut pour nous dérober l’éclat d’une générosité qui s’est portée au plus haut degré, pour nous rabattre du prix de tant de vertus brillantes, et pour nous cacher cet admirable génie et cette bonté d’esprit si particulière, qui ont acquis à votre altesse la plus douce félicité qu’on peut goûter dans le monde, l’estime et l’amour de tous les humains. Toutefois, Madame, par quel droit cette modestie s’oserait-elle fâcher, si je passe outre ? Si nous en croyons nos romans, la plus sévère beauté souffre bien enfin une déclaration d’amour ; la plus sévère vertu ne pourra-t-elle souffrir une déclaration d’estime ; et si c’est une gloire à votre altesse sérénissime d’être, comme je le viens de dire, infiniment généreuse, d’être le charme et l’admiration de toute la terre, sera-ce un crime à moi de me joindre à mille bouches, à qui j’entends faire le même discours ? Non, Madame, et votre altesse doit se plaindre seulement que je m’y prends mal, et que les grands éloges qui lui sont dus souffrent de la bassesse de mon style qui n’est pas assez élevé pour un si grand et magnifique sujet. Que serait-ce encore si, suivant les mouvements de mon zèle, j’allais entreprendre de parler de votre illustre naissance, et de ces grands princes vos aïeux, qui ont tenu bon jusqu’à la fin dans un petit coin de l’Europe contre un monarque qui avait alors la moitié du monde à soi, et qui par leur conduite autant que par leur courage ont assuré la liberté à des peuples, et porté leur puissance sur terre et sur mer au glorieux point où on la voit aujourd’hui. Mais, Madame, je ne me sens pas assez de force, et je me perdrais dans de si grandes splendeurs. Il vaut mieux que je passe à une matière qui n’aille pas au-delà de ma portée, et que je retourne à mon ouvrage pour avouer à votre altesse que cette pièce de théâtre n’est soutenue que de ce qui se trouve de plus spirituel et de plus galant dans les Dialogues du grand Érasme, qui dans la douce satire et la fine raillerie l’emporte sur tous les critiques qui l’ont devancé et qui l’ont suivi. Si votre altesse trouve de quoi se divertir deux heures dans la lecture de ce poème, je croirai avoir beaucoup fait pour la gloire d’Érasme et pour la mienne ; et il me servira en même temps d’un témoignage public de reconnaissance pour mille bienfaits reçus, et du profond respect, avec lequel je serai toute ma vie,
Madame,
De votre altesse sérénissime,
Le très humble, très obéissant et très obligé serviteur,
C.