À l’excellente Visalbe, la belle des belles.
Excellente Visalbe,
Lorsque je pensai avoir fermement attaché à clous d’aimant la roue de ma félicité et que resongeant à l’ancienne prophétie de la dame de Saint Rémi, je la croyais non seulement véritable, mais encore comme de tous points accomplie, voici à l’impourvu un régiment de dépits d’oubliances, de faux serments, de déguisements conduits par le désespoir entrent chez moi, et y font un tel ravage qu’il n’y eut meuble de valeur qui ne fût pillé, et tous mes meilleurs amis qui s’y trouvèrent saccagés : l’espoir étouffé, la prudence chassée, la constance déchirée, le contentement précipité, la patience offensée. Jamais telle pitié n’a été vue. Tout ce que put faire la raison en une si importante surprise fut de se retirer au donjon et, se barricadant, tirer avec soi de chaque main la fidélité qui s’était mise en défense, et le respect déjà fort blessé, et lequel de cette blessure a couru fortune de mort. Vous avez su, chère Visalbe, les occasions de ce désordre, et comme Albamire m’a pourchassé à tort cette ruine : car vous étant sa sœur, il n’y a personne au monde qui connaisse mieux mes mérites et ses oublieuses légèretés, afin que je me tienne aux bornes de la modestie. Et certes en mon affliction, laquelle est extrême et sans exemple, j’ai reçu aussi une extrême consolation, l’ayant ouï blâmer de votre bouche : et les larmes pareilles à ces belles perles de rosée qu’on voit au matin sur les tendres feuilles, coulantes le long de vos vermeilles joues, m’assurèrent qu’elles étaient poussées à mon avantage, ou en accusant consciencieusement les faiblesses d’Albamire, ou ayant compassion repentante de me voir injustement abandonné par celle que j’avais obligée à me tenir aussi cher que sa vie. Je brise là pour ne rafraîchir ma douleur par la souvenance de mes malheurs, et empirer mes plaies en les maniant trop souvent, et garderai dedans moi ma foi inviolable, qui seule m’est restée de tant de biens que je possédais, attendant que le temps fasse connaître à Albamire ses fautes, et qu’il me fournisse matière à lui rendre bien pour mal, et parlerai à vous avec la franchise qui m’est coutumière. On dit que vous avez ouvert la porte à la solitude et que, l’ayant mise hors, vous avez reçu en sa place tout l’attirail d’Amour. Je ne vous nierai point que cette nouvelle ne m’ait étonné, vu les serments qu’autrefois je vous ai ouï jurer et la résolution ferme que vous aviez prise d’être jusqu’au tombeau à vous-même, à laquelle vous m’êtes riche témoin qu’autant qu’il m’a été possible, je vous ai raffermie. Mais ce qui m’apporte moins de créance à ce bruit, c’est que je ne crois pas que si à ce coup vous m’ayez laissé surprendre votre raison, puisque je ne sache homme en ce monde assez accompli pour mériter la moindre de vos faveurs, ni qui vaille la plus petite de vos perfections, et qu’étant si hautement avantagée du Ciel, vous devez être trop glorieuse pour ne vous laisser butiner à si faibles âmes : car assez de gens se trouvent, belle Visalbe, qui aiment sous divers respects, mais peu, je ne sais si je dois dire point, qui aiment seulement pour aimer, c’est-à-dire avec toutes les circonstances que requiert la fidélité d’amour. Je vous ai vue constante en cette humeur, laquelle j’ai loué en vous comme chose qui n’est pas moins rare voir ou à trouver que le Phénix. Quel contentement pourrez-vous recevoir d’un ami courtisan déguisé, vous qui êtes garnie d’une bonne âme ? de l’abord d’un défectueux ou à l’esprit, ou au corps, vous qui êtes parfaite et en l’un et en l’autre ? de la suite de mille menteurs, vous qui êtes très véritable ? Je me trompe ou vous n’êtes pas propre à aimer, bien que peut-être, comme femme, vous désiriez d’être aimée : c’est pour triompher, non pour contenter. Plusieurs, toutefois, courent ainsi que papillons à la flamme de vos beautés. Ajax, qui ne souffle que sièges et ne respire que batailles, impatient, mépriseur de dangers, à qui sa seule épée sert de loi, à guise d’un autre Mars, pense vous trouver une favorable Vénus. Diomède, riche de moyens et grand en pouvoir, est cruellement passionné et s’oublie soi-même en ses mérites pour n’avoir souvenir que des vôtres. Ulysse, fin, habile, accort, de qui l’âme se ploie aisément, beau parleur, prompt à feindre et avisé à décevoir, quitte sa Pénélope, charmé de vous, sa charmante Circé. Où courrez-vous, belle Visalbe, à qui irez-vous ? En humeurs si diverses, de qui serez-vous le désiré butin ? Vous chérissez les âmes braves et généreuses, les courages élevés et les grandeurs qui ont de la montre, mais si je vous connais, par les flatteries et les belles paroles, vos oreilles ouvriront les avenues du cœur. Aimez donc, à la bonne heure, et vous laissez aimer, s’il y a homme qui le vaille et vous plaise bien : que si c’était selon mes vœux, vous demeureriez en perpétuel veuvage d’amour. Je vous désire tout bien, et surtout que la discrétion et la prudence surmontent en vous la passion et le ravissement, et qu’enfin vous ne soyez le jouet des âmes infidèles. De moi, je combats mes ennuis avec la patience, et je les affaiblis par la lecture. Ces jours je me suis amusé à lire cette pastorale traduite de l’italien d’Isabelle, des Jaloux, que j’ai trouvée en plusieurs choses si propre à l’ingrate Albamire, et à vous encore, belle Visalbe, que j’ai reçu du plaisir et du déplaisir aux discours qui y sont, desquels je lairrai le jugement à votre divin esprit, étant d’icelui, plus que tout le reste du monde, excellente Visalbe, le
Très fidèle serf,
Adradan.