Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>Saül le furieux</em> La Taille, Jean de (1535?-1611?) 1572 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1572_taille_saul-furieux 1572 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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Français

De l'art de la tragédie.

À très haute princesse Henriette de Clèves, duchesse de Nevers, Jean de la Taille de Bondaroi.

Madame, combien que les piteux désastres advenus naguère en la France par nos guerres civiles fussent si grands et que la mort du roi Henri, du roi son fils et du roi de Navarre, votre oncle, avec celle de tant d'autres princes, seigneurs, chevaliers et gentilshommes, fût si pitoyable qu'il ne faudrait jà d'autre chose pour faire des tragédies, ce néanmoins pour n'en être du tout le propre sujet et pour ne remuer nos vieilles et nouvelles douleurs, volontiers je m'en déporte, aimant trop mieux décrire le malheur d'autrui que le nôtre, qui m'a fait non seulement voir les deux rechutes de nos folles guerres, mais  y combattre et rudement y être blessé. Je veux sans plus ici vous dédier une tragédie du plus misérable prince qui porta jamais couronne, le premier que Dieu élut pour commander sur son peuple, le premier aussi que j'ai élu pour écrire, afin qu'en vous faisant un tel présent, je puisse quant et quant montrer à l'œil de tous un des plus merveilleux secrets de toute la Bible, un des plus étranges mystères de ce grand Seigneur du monde, et une de ses plus terribles providences. Or, afin que du premier coup vous y rencontriez le plaisir que je désire, j'ai pensé de vous donner quelque ouverture et quelque goût d'une tragédie et, en déchiffrant les principaux points, vous en portraire seulement l'ombre et les premiers traits.

La tragédie donc est une espèce et un genre de poésie non vulgaire, mais autant élégant, beau et excellent qu'il est possible. Son vrai sujet ne traite que de piteuses ruines des grands seigneurs, que des inconstances de fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivités, exécrables cruautés des tyrans, et bref, que larmes et misères extrêmes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturellement et par raison commune, comme d'un qui mourrait de sa propre mort, d'un qui serait tué de son ennemi ou d'un qui serait condamné à mourir par les lois et pour ses démérites ; car tout cela n'émouvrait pas aisément, et à peine m'arracherait-il une larme de l'œil, vu que la vraie et seule intention d'une tragédie est d'émouvoir et de poindre merveilleusement les affections d'un chacun ; car il faut que le sujet en soit si pitoyable et poignant de soi qu'étant même en bref et nûment dit, engendre en nous quelque passion, comme qui vous conterait d'un à qui l'on fit malheureusement manger ses propres fils, de sorte que le père, sans le savoir, servit de sépulcre à ses enfants ; et d'un autre qui, ne pouvant trouver un bourreau pour finir ses jours et ses maux, fut contraint de faire ce piteux office de sa propre main. Que le sujet aussi ne soit de seigneurs extrêmement méchants, et que pour leurs crimes horribles ils méritassent punition ; n'aussi par même raison de ceux qui sont du tout bons, gens de bien et de sainte vie, comme d'un Socrate, bien qu'à tort empoisonné. Voilà pourquoi tous sujets n'étant tels seront toujours froids et indignes du nom de tragédie, comme celui du sacrifice d'Abraham, où cette feinte de faire sacrifier Isaac, par laquelle Dieu éprouve Abraham, n'apporte rien de malheur à la fin ; et d'un autre où Goliath, ennemi d'Israël et de notre religion, est tué par David son haineux, laquelle chose, tant s'en faut qu'elle nous cause quelque compassion, que ce sera plutôt une aise et contentement qu'elle nous baillera. Il faut toujours représenter l'histoire ou le jeu en un même jour, en un même temps et en un même lieu ; aussi se garder de ne faire chose sur la scène qui ne s'y puisse commodément et honnêtement faire, comme de n'y faire exécuter des meurtres et autres morts, et non par feinte ou autrement, car chacun verra bien toujours que c'est et que ce n'est toujours que feintise, ainsi que fit quelqu'un qui, avec trop peu de révérence et non selon l'art, fit par feinte crucifier en plein théâtre ce grand Sauveur de nous tous. Quant à ceux qui disent qu'il faut qu'une tragédie soit toujours joyeuse au commencement et triste à la fin, et une comédie, qui lui est semblable quant à l'art et disposition et non du sujet, soit au rebours, je leur avise que cela n'advient pas toujours, pour la diversité des sujets et bâtiments de chacun de ces deux poèmes. Or c'est le principal point d'une tragédie de la savoir bien disposer, bien bâtir et la déduire de sorte qu'elle change, transforme, manie et tourne l'esprit des écoutants de çà de là, et faire qu'ils voient maintenant une joie tournée tout soudain en tristesse et maintenant au rebours, à l'exemple des choses humaines. Qu'elle soit bien entrelacée, mêlée, entrecoupée, reprise et surtout à la fin rapportée à quelque résolution et but de ce qu'on avait entrepris d'y traiter. Qu'il n'y ait rien d'oisif, d'inutile, ni rien qui soit mal à propos. Et si c'est un sujet qui appartienne aux lettres divines, qu'il n'y ait point un tas de discours de théologie, comme choses qui dérogent au vrai sujet et qui seraient mieux séantes à un prêche ; et pour cette cause, se garder d'y faire parler des personnes qu'on appelle feintes et qui ne furent jamais, comme la Mort, la Vérité, l'Avarice, le Monde et d'autres ainsi, car il faudrait qu'il y eût des personnes ainsi de même contrefaites qui y prissent plaisir. Voilà quant au sujet, mais quant à l'art qu'il faut pour la disposer et mettre par écrit, c'est de la diviser en cinq actes et faire de sorte que, la scène étant vide de joueurs, un acte soit fini et le sens aucunement parfait. Il faut qu'il y ait un chœur, c'est-à-dire une assemblée d'hommes ou de femmes qui, à la fin de l'acte, discourent sur ce qui aura été dit devant, et surtout d'observer cette manière de taire et suppléer ce qu[i] facilement sans exprimer se pourrait entendre avoir été fait en derrière, et de ne commencer à déduire sa tragédie par le commencement de l'histoire ou du sujet, ains vers le milieu ou la fin, ce qui est un des principaux secrets de l'art dont je vous parle, à la mode des meilleurs poètes vieux et de ces grands œuvres héroïques, et ce afin de ne l'ouïr froidement, mais avec cette attente et ce plaisir d'en savoir le commencement et puis la fin après. Mais je serais trop long à déduire par le menu ce propos que ce grand Aristote en ses Poétiques, et après lui Horace, mais non avec telle subtilité, ont continué plus amplement et mieux que moi, qui ne me suis accommodé qu'à vous et non aux difficiles et graves oreilles des plus savants. Seulement vous aviserai-je qu'autant de tragédies et comédies, de farces et moralités (où bien souvent n'y a sens ni raison, mais des paroles ridicules avec quelque badinage) et autres jeux qui ne sont faits selon le vrai art et au moule des vieux, comme d'un Sophocle, Euripide et Sénèque, ne peuvent être que choses ignorantes, mal faites, indignes d'en faire cas, et qui ne dussent servir de passe-temps qu'aux valets et menu populaire, et non aux personnes graves. Et voudrais bien qu'on eût banni de France telles amères épiceries qui gâtent le goût de notre langue, et qu'au lieu on y eût adopté et naturalisé la vraie tragédie et comédie, qui n'y sont point encore à grand' peine parvenues, et qui toutefois auraient aussi bonne grâce en notre langue française qu'en la grecque et latine. Plût à Dieu que les rois et les grands sussent le plaisir que c'est de voir réciter et représenter au vif une vraie tragédie ou comédie, en un théâtre tel que je le saurais bien deviser, et qui jadis était en si grande estime pour le passe-temps des Grecs et des Romains ! Je m'oserais presque assurer qu'icelles étant naïvement jouées par des personnes propres, qui, par leurs gestes honnêtes, par leurs bons termes, non tirés à force du latin, et par leur brave et hardie prononciation, ne sentissent aucunement ni l'écolier, ni le pédant, ni surtout le badinage des farces, que les grands, dis-je, ne trouveraient passe-temps (étant retirés au paisible repos d'une ville) plus plaisant que cestui-ci, j'entends après l'ébat de leur exercice, après la chasse et le plaisir du vol des oiseaux. Au reste, je ne me soucie, en mettant ainsi par écrit, d'encourir ici la dent outrageuse et l'opinion encore brutale d'aucuns qui, pour l'effet des armes, désestiment et dédaignent les hommes de lettres, comme si la science et la vertu, qui ne gît qu'en l'esprit, affaiblissait le corps, le cœur et le bras, et que noblesse fût déshonorée d'une autre noblesse, qui est la science. Que nos jeunes courtisans en haussent la tête tant qu'ils voudront, lesquels voulant honnêtement dire quelqu'un fol, ne le font qu'appeler poète ou philosophe, sous ombre qu'ils voient, peut-être, je ne sais quelles tragédies ou comédies qui n'ont que le titre seulement, sans le sujet, ni la disposition, et une infinité de rimes sans art ni science, que font un tas d'ignorants qui, se mêlant aujourd'hui de mettre en lumière, à cause de l'impression trop commune, dont je me plains à bon droit, tout ce qui distille de leur cerveau mal timbré, font des choses si fades et mal plaisantes qu'elles dussent faire rougir de honte les papiers mêmes, aux cerveaux desquels est entrée cette sotte opinion de penser qu'on naisse et qu'on devienne naturellement excellent en cet art, avec une fureur divine, sans suer, sans feuilleter, sans choisir l'invention, sans limer les vers et sans noter en fin de compte qu'il y a beaucoup de rimeurs et peu de poètes. Mais je ne dois non plus avoir de honte de faire des tragédies que ce grand empereur Auguste, lequel, nonobstant qu'il pouvait toujours être empêché aux affaires du monde, a bien pris quelquefois plaisir de faire une tragédie nommée Ajax, qu'il effaça depuis, pour ne lui sembler, peut-être, bien faite ; même que plusieurs ont pensé que ce vaillant Scipion, avec son Lælius, a fait les comédies que l'on attribue à Térence. Non que je fasse métier ni profession de poésie, car je veux bien qu'on sache que je ne puis, à mon grand regret, y dépendre autre temps, afin qu'on ne me reproche que j'en perde le meilleur, que celui que tels ignorants de cour emploient coutumièrement à passer le temps, à jouer et à ne rien faire, leur donnant congé de n'estimer non plus mes écrits que leurs passe-temps, leurs jeux et leur fainéantise. Mais cependant, qu'ils pensent que, si l'on est fol en rime, qu'ils ne le sont pas moins en prose, comme dit Du Bellay. N'est-ce pas plus grande moquerie à eux d'engager leur liberté et la rendre misérablement esclave, de laisser légèrement le paisible repos de leur maison, de forcer leur naturel, bref de ne savoir faire autre chose que de contrefaire les grands, d'user sans propos de finesses frivoles, de prêter des charités, de faire vertu d'un vice, de reprendre à la mode des ignorants ce qu'ils n'entendent pas, et de faire en somme profession de ne savoir rien ? Pour conclusion, je n'ai des histoires fabuleuses mendié ici les fureurs d'un Athamant, d'un Hercule, ni d'un Roland, mais celles que la vérité même a dictées et qui portent assez sur le front leur sauf-conduit partout. Et parce qu'il m'a été force de faire revenir Samuel, je ne me suis trop amusé à regarder si ce devait être ou son esprit même, ou bien quelque fantôme et corps fantastique et s'il se peut faire que les esprits des morts reviennent ou non, laissant la curiosité de cette dispute aux théologiens. Mais tant y a que j'ai lu quelque auteur qui, pensant que ce fût l'âme vraie de Samuel qui revint, ne trouve cela impossible, comme disant qu'on peut bien pour le moins faire revenir l'esprit même d'un trépassé, avant l'an révolu du trépas, et que c'est un secret de magie. Mais j'aurai plus tôt fait de coucher ici les propres mots latins de cet auteur nommé Corneille Agrippa, qui sont tels en son livre de la vanité des sciences, alléguant saint Augustin même :

In libris Regum legimus Pythonissam mulierem evocasse animam Samuëlis : licet plerique interpretentur non fuisse animam Prophetæ, sed malignum spiritum qui sumpserit illius imaginem : tamen Hebræorum magistri dicunt, quod etiam Augustinus ad Simplicianum fieri potuisse non negat, quia fuerit verus spiritus Samuëlis, qui ante completum annum a discessu ex corpore evocari potuit, prout docent Gœtici.

Combien qu'un autre, en ses annotations latines sur la Bible, allègue saint Augustin au contraire, toutefois je trouve qu'Agrippa, homme au reste d'un merveilleux savoir, erre grandement, dont je m'émerveille, de penser que Samuel revint dans l'an de sa mort, vu que Josèphe, en ses Antiquités, dit notamment que Saül régna, vivant Samuel, dix-huit ans et vingt après sa mort, au bout desquels on fit revenir par enchantement l'ombre du prophète. Saint Paul aux Actes des Apôtres, ajoutant encore deux ans au règne de Saül plus que Josèphe, raconte là qu'il régna quarante ans. Je sais que les Hébreux et qu'aujourd'hui les plus subtils en la religion tiennent sans doute que c'était un diable ou démon que fit venir la pythonisse et non l'esprit vrai de Samuel. Mais d'autre part je voudrais bien qu'ils m'eussent interprété ou accordé ce que dit Salomon en son Ecclésiastique, qui parlant de Samuel dit ainsi : « Et après qu'il fut mort il prophétisa, et montra au roi la fin de sa vie, et éleva sa voix de la terre en prophétie. » Et si ma Muse s'est, comme malgré moi, en s'égayant quelque peu, espacée hors les bornes étroites du texte, je prie ceux-là qui le trouveront mauvais d'abaisser en cela un peu leur sourcil plus que stoïque, et de penser que je n'ai point tant déguisé l'histoire qu'on n'y reconnaisse pour le moins quelques traits ou quelque ombre de la vérité, comme vraisemblablement la chose est advenue, m'étant principalement aidé de la Bible, à savoir des livres des Rois et des Chroniques d'icelle, et puis de Josèphe et de Zonare grec. Or parce que la France n'a point encore de vraies tragédies, sinon possible traduites, je mets cette-ci en lumière sous la faveur du nom de vous, Madame, comme de celle qui, presque seule de notre âge, favorisez les arts et les sciences, qui seront tenues aussi pour cette cause de vous publier à la postérité, pour lui recommander votre gentil esprit, savoir et courtoisie, afin qu'elle entende que vous avez quelquefois fait cas de ceux qui ont quelque chose outre ce vulgaire ignorant et barbare. Car j'ai autrefois conclu que vous serez ma seule Muse, mon Phœbus, mon Parnasse et le seul but où je rapporterai mes écrits. Mais il semble qu'il ne me souvienne plus que je fais ici une épître et non un livre.

Pour donc faire fin, je supplie Dieu, Madame, qu'il n'advienne à vous, ni à votre excellente maison, chose dont on puisse faire tragédie.