Transcription Transcription des fichiers de la notice - Dédicace de <em>La Famine</em> La Taille, Jean de (1535?-1611?) 1573 chargé d'édition/chercheur Lochert, Véronique (Responsable du projet) Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) PARIS
http://eman-archives.org
1573_taille_famine 1573 Fiche : Véronique Lochert (Projet Spectatrix, UHA et IUF) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
<a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5734760f" target="_blank" rel="noreferrer noopener">Gallica</a>
Français

À très illustre princesse Marguerite de France, reine de Navarre.

Madame,

L'honneur qu'il vous plut dernièrement prêter à l'hymne qu'on vous présenta de ma part, et que après mon Saül je vous ai adressé, a tellement chatouillé mes Muses que j'ai osé vous faire présent de cette mienne Famine, tragédie prise aussi de la Bible et suivant celle de Saül. Non pour gloire ou biens que j'en prétende, car, content du patrimoine de mes prédécesseurs, qui tous ont été nobles et fait service en guerre aux vôtres, comme quelquefois, selon mon petit pouvoir, j'ai pu faire au roi votre époux, ainsi que même il serait bon témoin s'il me voyait, je ne mendie États ni grandeurs, et ne prétends que l'honneur pour récompense à ma vertu, si aucune se trouve en moi, qui ne me suis encore fait connaître à votre Majesté seulement de face ; tant s'en faut que je veuille faire comme plusieurs de ce temps qui, par une Muse serve et flatteuse, ont, pour parvenir, tellement déguisé quelques seigneurs ou dieux de la cour que par étranges et sauvages métamorphoses ne font conscience d'un loup faire un pasteur et d'un âne un cheval. L'intention qui me mène n'est que pour tâcher à profiter de quelque chose à ma république, écrivant la vérité à une princesse assise aujourd'hui en l'un des degrés plus hauts de l'Europe, et pour me revancher de l'humaine courtoisie dont le roi, votre dit mari, daigna abaisser sa hautesse en mon endroit, lorsqu'il m'aperçut blessé. Pour vous dire aussi, Madame, que ce royaume est pour tomber, après tant de guerres, en l'inconvénient de la famine que je décris ici, et qui advint au peuple hébreu durant le règne de David, s'il ne vous plaît par la dextérité de votre divin esprit aider au roi, votre seigneur et frère, à détourner l'ire de Dieu et faire cesser la guerre, source de tous maux, qui pour la quatrième fois forcène en nos entrailles, comme étant celle qui avez intérêt en ceci autant ou plus que nulle autre. Car quel avantage vous pourrait-il revenir quand ledit sieur votre frère serait roi sans sujets ? Quand vous verriez tant de belles villes siennes veuves d'habitants, tant de bourgs vides, et tant de maisons désertes ? Quand vous verriez son peuple, à qui déjà presque les os percent la peau, consumé de famine, quand vous verriez sa noblesse, l'une après l'autre, traînée à la boucherie d'une guerre civile, ôte-sceptre des rois ? Bête si malencontreuse (ainsi qu'à notre dam, et bien tard, nous l'expérimentons) et de si méchante nature qu'en général on la doit plus fuir que la peste et ne rien oublier ni épargner pour l'éteindre, plutôt tard que jamais, quelque occasion, raison ou beau prétexte que puisse alléguer l'un et l'autre parti de la commencer et puis de l'entretenir, si le prince à crédit ne veut perdre ses États avec son peuple, duquel le grand nombre fait grands les rois, non les murailles des villes abandonnées d'hommes, non les campagnes vagues, fleuves, forêts ni déserts. César se vantait d'avoir raison de commencer la guerre civile, le triomphe lui ayant été dénié après avoir conquis les Gaules ; d'autre côté Pompée n'avait pas tort de lui résister, craignant qu'il ne happât la tyrannie (encore qu'il n'en eût pas fait moins s'il eût vaincu). Cependant, avec leurs belles raisons, ils ruinèrent leur patrie et ce gentil César, dont depuis sont dérivés tous les tyrans, ravit la liberté à ses citoyens, qui soupiraient et n'osaient l'appeler méchant en leurs histoires.

Encore que le sujet de cette tragédie, Madame, pour être aucunement triste et lamentable, pourrait attrister la divine nature de vos esprits, si n'ai-je osé différer à vous le présenter, étant aucune fois de besoin que les princes pleurent, même en temps d'affliction. Car quelle joie, je vous supplie, pourraient-ils recevoir au cœur, si leur peuple était en perpétuelle tristesse ? Quel plaisir, si leurs sujets étaient détruits des guerres ou rongés par la vermine du palais ? Quelle aise, si leur noblesse, harassée du travail des armes, couche souvent à la pluie et au froid ? Et quelles délices pourraient-ils goûter en leur cour, si leur pauvre peuple était toujours tourmenté et mangé de gendarmes et de tailles ? Autrement, Madame, il y aurait danger, si les princes n'avaient autre soin du peuple, que Dieu ne se courrouçât et ne versât sur leur tête un torrent de feu et de soufre, et que non seulement il exerçât ses jugements terribles sur leur chef ou leur couronne, mais aussi sur leur maison et sur toute leur race, ainsi comme vous orrez ici qu'il étendit sur Saül défunt sa vengeance, non morte après la mort d'icelui, suscitant à son peuple l'espace de trois ans une famine pour laquelle éteindre il fallut crucifier sa race : de quoi je vais parler par la bouche de David, suppliant Dieu, Madame, de garantir les sujets du roi, votre frère et mari, d'un tel fléau.

Votre très humble et obéissant serviteur,

Jean de la Taille de Bondaroy.