Transcription Transcription des fichiers de la notice - Cours de littérature française professé par M. Sainte-Beuve à l'Ecole Normale Supérieure, intitulé <em>Théâtre du Moyen Âge</em>. Extrait du cours de 1859-1860. Sainte-Beuve, Charles-Augustin (1804-1869) (<a href="https://www.idref.fr/02711919X" target="_blank" rel="noopener">IdRef</a>) 1859-1860 chargé d'édition/chercheur Huvelin, Henri (copiste) (<a href="https://www.idref.fr/026929260" target="_blank" rel="noopener">IdRef</a>) PARIS
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Notes du cours de littérature française professé par Charles-Augustin Sainte-Beuve à l'Ecole Normale Supérieure en 1859-1860, prises par cinq élèves (Henri Huvelin, Louis Collet, Paul Decharme, Amédée Sarradin et Georges Montigny) et apparemment annotées par le professeur. Maître de conférences à l'Ecole depuis 1858, Sainte-Beuve consacre ce cours au théâtre du Moyen Âge, de la seconde moitié du Xe à la première moitié du XVIe siècle. Il se divise en six parties: les deux premières concernent respectivement les origines du théâtre médiéval et les évolutions du drame religieux et "semi-religieux"; les deux suivantes, qui constituent le cœur du cours et sont bien plus longues, portent sur le mystère de la Passion; la cinquième explore des genres plus variés (comédies, moralités, farces) et la dernière est consacrée à l'œuvre de Pierre Gringoire. Les notes, qui se présentent comme des développements d'histoire littéraire, contiennent de nombreux extraits de pièces de théâtre. Français Notes du cours de littérature française professé par Charles-Augustin Sainte-Beuve à l'Ecole Normale Supérieure en 1859-1860, prises par cinq élèves (Henri Huvelin, Louis Collet, Paul Decharme, Amédée Sarradin et Georges Montigny) et apparemment annotées par le professeur. Maître de conférences à l'Ecole depuis 1858, Sainte-Beuve consacre ce cours au théâtre du Moyen Âge, de la seconde moitié du Xe à la première moitié du XVIe siècle. Il se divise en six parties: les deux premières concernent respectivement les origines du théâtre médiéval et les évolutions du drame religieux et "semi-religieux"; les deux suivantes, qui constituent le cœur du cours et sont bien plus longues, portent sur le mystère de la Passion; la cinquième explore des genres plus variés (comédies, moralités, farces) et la dernière est consacrée à l'œuvre de Pierre Gringoire. Les notes, qui se présentent comme des développements d'histoire littéraire, contiennent de nombreux extraits de pièces de théâtre.
4.H.m.5.c  Cours de Littérature française professé par M. Sainte-Beuve à l'Ecole Normale Supérieure. Extrait du cours de 1859-60.  
Théâtre du moyen-âge.
I Origines du Théâtre. Drames liturgiques. Mystère d'Adam.

1.Origines du théâtre. Très bien. Drames liturgiques. Mystère d'Adam.

   

Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré. De pélerins pèlerins d'abord une troupe grossière A Paris, en public y monta la première, Et sottement zélée en sa naïveté, Loua les saints, la Vierge et Dieu, par piété.

Ces vers de Boileau nous montrent l'opinion du 17° siècle sur le théâtre primitif. Ils nous paraissent justes encore au- jourd'hui, mais en les appliquant seulement à la dernière période du théâtre du moyen-âge. Boileau qui n'a pas eu sous les yeux tous les documents de l'érudition moderne, a jugé des mystères par ce qu'il a pu encore en connaître par les pièces dont la tradition s'était le mieux conservée jusqu'à lui, et il a eu raison de juger de ces pièces comme il l'a fait. Mais il nous semble qu'il ne fait pas remonter assez haut les origines du drame au moyen-âge.  On ne peut dire que le XV° soit la décadence du théâtre ; ce fut l'époque d'épanouissement et de plénitude. Les pièces des précédents étaient d'essai plutôt que de force. Il l'a considéré dans sa décadence, et non dans ses commencements, et dans sa période de force. Les confrères de la Passion (et non les pélerins pèlerins, car ce détail de Boileau n'est pas exact)

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ne commencèrent, il est vrai, leurs représentations qu'en 1398 ; ce ne fut qu'en 1402 que fut établi par Charles VI, à la Porte Saint-Denis, le premier théâtre régulier et permanent. Mais si ce sont là les dates officielles de la naissance du théâtre, ce ne sont certes pas les dates réelles. Voilà pourquoi, abordant l'étude de la littérature au XV° siècle, et commençant par le théâtre, nous le prendrons d'abord au XII° et même au XI° siècle. Ce n'est pas remonter trop haut. Quelques érudits, M. Magnin à leur tête, voudraient même qu'il n'y eût pas eu d'interruption entre les der- nières productions inspirées par l'antiquité et les premiers essais du moyen-âge. Le goût du théâtre, ce que M. Magnin appelle la faculté dramatique, leur semble si naturel à l'homme, qu'ils ne veulent pas que cette faculté soit demeurée un seul moment sans activité, ni que la chaîne des traditions théâtrales ait été interrompue. Ils ont cru trouver ce lien, cette transition qu'ils cherchaient, dans les légendes qu'une religieuse saxonne, Hroswitha, mit en dialogue dans la dernière moitié du X° siècle. Ces légendes, au nom de six, sont de véritables essais dramatiques. Hroswitha annonce formellement l'intention d'imiter Térence, mais ses pièces n'eurent aucun retentissement. Il est même douteux qu'elles aient jamais été

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représentées. C'étaient des œuvres littéraires, destinées à quelques savants, et qui ne s'adressaient point au peuple. Hroswitha elle-même les divise en livres, et non en pièces ; aucune indication scénique ne les accompagne ; il est donc probable que leur seule prétention était d'être lues. Si elles ont été représentées, ce que rien ne prouve, elles ne sont pas sorties du moins d'un cercle très étroit, elles n'ont point eu d'imitateurs, elles semblent le dernier fruit d'un arbre dès longtemps desséché. Il faut le dire, le goût du moyen-âge, du moyen-âge naissant, n'était pas pour ce que nous appelons aujourd'hui le théâtre ; le sentiment religieux dominait tout. Depuis longtemps le théâtre romain, avec ses scandales, avait été frappé de mort ; l'Eglise avait lancé sur lui tous ses anathèmes ; les Pères l'avaient flétri avec toute l'autorité de leur parole ; on en avait perdu jusqu'au souvenir. A peine quel- ques traditions s'en étaient-elles perpétuées parmi les érudits : on cite une comédie d'un certain Paulus, l'Extravagant, une autre d' Ausone, mais ces essais n'avaient pas quitté le cabinet des savants, ne s'étaient pas produits au grand jour. S'il y eut inspiration, ce fut une inspiration purement individuelle et trop obscure pour exercer une grande influence. Tel est le caractère des pièces de Hroswitha : bien loin d'y voir les premiers

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essais, la renaissance d'un art nouveau, nous serions tentés d'y voir la dernière décadence d'un art antique, la dernière trace de traditions qui vont s'effacer et se perdre.

C'est de la Religion que va sortir le Drame du moyen-âge. Et nous n'affaiblissons en rien la force de ce penchant naturel qui nous entraîne vers les représentations dramatiques ; il a fallu, au contraire, que cet esprit fut bien vivace pour refaire, pour créer à nouveau un théâtre si différent du premier ; et l'apparition du drame à une époque où l'on devait le moins l'attendre, est bien la plus touchante preuve de ce goût, de cette passion innée de l'homme pour l'action dramatique. S'il fallait absolu- ment un lien entre les pièces antiques et les Mystères du moyen-âge, on pourrait le trouver dans ces jongleurs, ces histrions ambulants qui voyageaient de taverne en taverne, et dont l'existence ne nous est guère connue que par les condamnations dont ils étaient l'objet. Les Romains, qui n'eurent jamais beaucoup de goût pour le drame, en eurent toujours pour les farces grossières, pour les mascarades ; ce goût se conserva jusqu'au moyen-âge. Ces restes du paganisme se perpétuèrent dans quelques pays ; mais si ces faits prouvent jusqu'à un certain point la continuité de l'esprit dramatique, il serait téméraire de

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rattacher à quelques coutumes purement locales les origines du théâtre. Sa naissance fut bien plus noble.

Le théâtre du moyen-âge sortit de ce qu'il y a de plus beau, et de ce qui était le plus populaire alors, de la religion. Le nom de mystères que conservèrent même ses dernières productions, le témoigne assez. Les idées, les formes de l'antiquité ne convenaient plus ; des sentiments nouveaux régnaient sur la société nouvelle. La foi inspirait le moyen-âge, la religion le gouvernait ; de la religion devait sortir son théâtre. Le souvenir de la Grèce se place ici tout naturellement : chez les Grecs aussi le théâtre sortit du sanctuaire : un court épisode placé entre deux chœurs à la louange de la divinité, forma longtemps la tragédie. Longtemps la partie lyrique domina, jusqu'au jour où l'épisode, empiétant toujours, finit par envelopper les chœurs, et par devenir partie principale, d'accessoire qu'elle était d'abord. Quoi d'étonnant, si les temples ont été le berceau du théâtre antique, que les cathédrales aient été celui du théâtre moderne ? La longue durée des mystères Bien., la popularité qui les suivit toujours mon- treraient assez, à défaut d'autre preuve, la longue et puissante influence de la religion sur les esprits. Le goût public repoussa toute imitation de l'anti-

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-quité, des récits dont tout le fond fut pris dans les Ecritures, voilà ce qui intéressait, ce qui passionnait la foule et les savants.

Il est d'ailleurs dans l'esprit des religions de marquer et d'entretenir par des cérémonies commémoratives la mé- moire de leur origine ; des traditions partout ailleurs oubliées et perdues se retrouvent dans l'Eglise : aujour- d'hui encore elle nous en retrace de touchants souvenirs. La religion chrétienne, qui s'adressait à tous, et qui avait de trop hautes et de trop certaines ori- gines pour en faire un mystère, prit un soin tout par- ticulier de rappeler l'histoire de son établissement, et les actes de son fondateur. Dans les offices de l'Eglise, tout est symbole, tout parle aux yeux. La Messe est l'image et le renouvellement de la grande scène du Calvaire. Si nous osions appliquer le mot de drame à de si augustes mystères, si nous n'avions pas peur que l'expression trahît notre pensée, nous dirions que la Messe solennelle, avec les costumes différents du prêtre, du diacre, du sous-diacre, des servants, leurs voix différemment modulées, qui figurent une sorte de dialogue, pouvait éveiller ce penchant au drame qui a si peu de peine à naître et à se dévelop- per dans l'homme. Mais ce côté dramatique

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du divin mystère, qu'il serait téméraire d'exagérer, se montrait bien plus à découvert dans les fêtes qui rap- pelaient à l'Eglise ses premiers jours de joie et de triomphe. Les Offices de ces jours étaient accompagnés de cérémonies commémoratives. Les circonstances de la Nativité, celles de la Passion et de la Résurrection, surtout, rappelees rappelées d'une manière vivante, et représentées par plusieurs per- sonnages, formèrent de véritables scènes, étroitement rat- tachées à l'office du jour, et dont toutes les paroles étaient tirées des Evangiles. Ces sortes de drames tout latins, où s'enflammait l'imagination des fidèles, où leur piété trouvait un aliment, firent faire les premiers pas à l'art du théâtre. Qu'on les suppose ensuite se déve- loppant et empruntant l'idiome vulgaire, il est clair que le théâtre moderne sera né. Nous en suivons toutes les phases, toutes les transformations : nous voyons le drame naître et croître dans l'Eglise, sous une forme latine. C'est le drame liturgique ; puis il s'y mêle des parties en langue commune : il com- mence à se détacher de l'Eglise dans le drame farci ; puis enfin il s'en détache encore davantage dans les mystères, mais sa forme, mais les sujets qu'il choisit ne lui permettront jamais de renier son origine.

Pour montrer le théâtre à sa naissance

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et comme à son berceau, nous choisirons quelques-uns de ces drames sacrés qui faisaient partie de l'office de certaines fêtes.

L'Office de la Résurrection est le plus connu ; il s'est conservé en grande partie dans la Prose qu'on chante encore le jour de Pâques, à la messe, Victimo paschali. Nous citerons encore l'Office des saintes femmes, ou Office du Sépulcre. On en connaît différentes versions ; il était en usage à Soissons, à Tours, à Rouen et dans plusieurs abbayes. Les indications qui accompagnent ces Offices ne permettent pas de douter de leur nature dramatique. Les rôles sont distribués, le lieu de la scène est bien établi : c'est au milieu du choeur que se passaient ces petits drames. Voici l'Office du Sépulcre, tel qu'il a été conservé par Jean de Bayeux, et publié par un chanoine de Rouen, J. Le prévost.

« Trois diacres vêtus de Dalmatiques, l'amict " ramené sur la tête en forme de voile, pour figurer les " Saintes femmes, et portant dans leurs mains de petits " vases à parfums, s'avanceront au milieu du choeur, " et, la tête baissée, chanteront tous ensemble :

Qui ôtera la pierre de l'entrée du sépulcre ?

« Alors un enfant, figurant l'Ange, et vêtu de blanc, " dira devant le sépulcre :

Servantes du Christ, que cherchez-vous ?

9.

« Les trois Maries répondront :

Nous cherchons Jésus crucifié, serviteur du Christ.

« L'Ange leur dira :

Il n'est pas ici, mais il est ressuscité, comme il avait dit, venez et voyez le lieu où on l'a mis, et allez annoncer à ses disciples et à Pierre qu'il est ressuscité.

« Cela fait, l'Ange disparaître, et deux prêtres, assis dans " le sépulcre, diront :

Femme, pourquoi pleures-tu?

« L'une des femmes (c'est Marie Madeleine) répondra " ainsi :

C'est qu'ils ont enlevé mon Sauveur, et je ne sais où ils l'ont mis.

« Les deux prêtres assis dans le sépulcre répondront :

Celui que vous cherchez, quoique vivant, parmi les morts, n'est pas ici, mais il est ressuscité : rappelez- vous qu'il vous a dit, quand il était encore en Galilée, qu'il fallait que le Fils de l'Homme souffrît, fût crucifié et ressuscitât le dernier jour.

« Les Maries embrasseront la place, puis sortiront du " Sépulcre. Pendant ce temps un prêtre, figurant le " Seigneur, vêtu d'une étole blanche, une croix à la main, " allant au devant d'elles, dira à l'une :

Femme, pourquoi pleures-tu ? Que cherchez-tu ?

3

10.

« Une des Maries dira :

Seigneur, si c'est vous qui l'avez enlevé, dites-le moi, j'irai le reprendre.

« Le prêtre, lui montrant la croix, dira :

Marie !

« A ces mots, elle se jettera à ses pieds et s'écriera :

Maître !

« Le prêtre dira :

Ne me touche pas, parce que je ne suis pas encore monté vers mon père, mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon père, qui est votre père, vers mon Dieu, qui est votre Dieu.

« Cela fait, que le prêtre se montre du côté droit de l'autel, " et qu'il dise :

Réjouissez-vous, ne craignez point : allez annoncer à mes frères qu'ils aillent en Galilée : c'est là qu'ils me verront.

« Cela fait, il disparaîtra. Les femmes s'insclineront " pleines de joie devant l'autel, et se tourneront vers " le choeur, chanteront :

Alleluia ! Le Dieu, le lion fort, le Christ, fils de Dieu, est ressuscité !

Un Te Deum solennel terminait ce petit drame. Remarquons bien cette circonstance : nous la retrouverons longtemps après, même quand le drame se sera

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détaché de l'Eglise.

Le mardi de Pâques, on consacrait par une petite action à peu près semblable, le souvenir de l'apparition de N.S. aux disciples d'Emmaüs. Nous citerons encore ce petit dialogue. Il achèvera de nous donner une idée de ces drames liturgiques, simples et édifiants. Comme dans le précédent, toutes les paroles sont tirées de l'Evangile. Deux moines, en costume de voyage, un bâton à la main, s'avancent en chantant. Derrière eux marche un mys- térieux voyageur. Il s'approche d'eux et leur dit :

« De quoi vous entretenez-vous ensemble, et pourquoi " êtes-vous tristes ?

« Un des deux disciples :

Etranger, tu es le seul à Jérusalem qui demande ce qui s'est passé ces jours-ci.

« L'étranger :

Quoi donc ?

« Les deux disciples :

Au sujet de Jésus de Nazareth qui fut un prophète puissant en parole et en œuvres - devant Dieu et devant les hommes. Les princes des prêtres et les chefs du peuple l'ont condamné à mort et l'ont crucifié, et voici trois jours que cela s'est accompli.

12.

« L'Etranger :

Hommes simples et lents à croire ce qu'ont dit les prophètes, ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses pour entrer dans sa gloire ?

« L'Etranger veut se retirer, les deux disciples le retiennent :

Demeurez avec nous ; il se fait tard et le jour tire à sa fin.« Le soleil qui incline vers le couchant vous engage à accep " ter notre hospitalité. »

Jésus s'asseyait avec eux et se faisait connaître en rompant le pain. Puis il disparaissait, et les deux disciples se disaient l'un à l'autre : « Notre cœur n'était-il " pas tout enflammé quand il nous parlait de la vie, et " nous ouvrait l'intelligence des Ecritures ? Malheureux " que nous sommes, où notre sens était-il donc ? »

Le dimanche de Quasimodo, une autre scène du même genre rappelait l'apparition de Jésus-Christ à ses disciples. Le Seigneur leur apportait la paix, et le choeur, qui figurait les apôtres, entonnait ses louanges, célébrait sa Résurrection ; l'incrédule Thomas se pros- ternait enfin aux pieds de son maître et l'adorait.

Tel était, dans sa forme primitive, le drame hiératique et sacré, d'une simplicité

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grande et majestueuse, imposant, parce qu'il empruntait
le langage même des Ecritures, parce que les personnages
étaient les plus hauts dignitaires du clergé. Les petites
pièces qui nous touchent encore, nous n'y apporton qu'une
simple curiosité : elles nous laissent je ne sais quelle impres-

ou d'émotion pieuse

sion de calme et de fraîcheur. Inspirées par les Evangiles,
elles ont part au même respect. Qu'on juge donc de
l'effet qu'elles devaient produire devant un auditoire du
moyen-âge. Combien ces âmes croyantes, ces imaginations
sensibles devaient-elles s'enflammer à ces spectacles qui
retraçaient aux yeux ce que la foi mettait dans le cœur.
Ces fervents chrétiens, qui ne séparaient poins la haute
poésie de la religion, devaient se sentir profondément
émus. Telle fut la popularité de ces petits drames
qui procuraient de si pures jouissances, que nous les trouvons
en usage dans beaucoup de pays. A Soissons, en
fêtant ainsi les Matines de Pâques : le soir du Samedi
Saint, toutes les cloches de l'Eglise retentissaient.
Au premier signal, un prêtrait portait au sépulcre le
Saint-Sacrement. On ouvrait au peuple les portes
de l'Eglise. Le chant commençait, la procession
s'avançait de l'autel vers le Sépulcre, où deux diacres
figuraient les Anges. L'évêque y pénétrait, y prenait
le Saint-Sacrement, puis la procession retournait

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vers l'autel au milieu des chants d'allégresse.

La fête de Noël, la plus populaire avec celle de

Pâques, avait aussi ses petites scènes sacrées. Il s'y passait
une véritable représentation dramatique. près du berceau
du Christ, un prêtre appelait succesivement tous les prophètes
à réciter leurs prédictions sur l'Enfant divin. chacun
s'avançait à son tour, figuré par un prêtre : manière ex-
pressive sans doute et vivante d'enseigner au peuple le mys-
tère de l'Incarnation. Ce petit drame était précédé d'un
prologue : un ecclésiastique s'avaçait et disait à tous les
assistants :

"Nations, réjouissez-vous et faites éclater votre joie

"par des concerts. Un Dieu se fait homme, rejeton de David,
"il est né aujourd'hui.
"Puis, s'adressant aux Juifs :
"Vous, Juifs qui niez le verbe de Dieu, écoutez parler
"l'un après l'autre les hommes de votre loi.

Aux Gentils :

"Et vous, Gentils, qui ne croyez pas qu'une Vierge ait
"enfanté, dissipez enfin par ces lumières les ténèbres de
"votre ignorance.

S'adressant alors à Israël :

"Israël, homme plein de douceur, viens nous dire
"ce que tu sais de certain sur le Christ.

15.

Israël s'avançait et chantait.

"Le Sceptre ne sortira point de Juda, jusqu'à ce que vienne
"celui qui est marqué, le Verbe salutaire de Dieu,
"que toutes les nations attendrons avec moi.

Le prêtre s'adressait alors à Moïse :

"Législateur, approche, et parle nous dignement du
"Christ.

Moïse :

"Dieu vous donnera un prophète : écoutez-le comme moi-
"même, quiconque n'écoutera point ses paroles sera exclus
"du peuple.

Après Moïse, c'était le tour d'Isaïe, de Jérémie,

de Daniel, d'Ezechiel, de tous les prophètes de l'Ancien
Testament ; le témoignage de Virgile et celui de la
Sibylle étaient même invoqués. Le drame finissait
quand la série des prophéties et des prédicions était épuisée.

Toutes ces différentes scènes que nous avons citées

appartenaient à l'origine même du théâtre. Aucune
ne dépasse le siècle. Signalons encore un drame
de la Passion, composé, comme les précédents, avec les
seules paroles de l'Evangile, et dont l'effet devait
être saisissant. nous avons maintenant une idée du
drame à son origine, du drame à l'intérieur des cathé-
drales. Nous avons signalé son caractère de grandeur

16.

et de majesté. Mais quoique ces scènes produissisent la plus
profonde impression sur les cœurs, la langue latine, dans la-
quelle elles étaient écrites, ne leur permettait pas de s'étendre,
de se développer en dehors de l'Eglise.

Le drame ne se sécularise que le jour où il admet

l'idiome vulgaire. La transition se fit lentement et par
degrés. On n'introduisit d'abord la langue commune que
dans quelques parties du drame ; la plus grande partie
conserva sa formulation. Ces pièces qui marquent le pas-
sage entre le drame liturgique primitif et le mystère pas-
saient encore dans l'Eglise ; pourtant ils tendaient de plus
en plus à s'en détacher. Cette introduction de la
langue vulgaire était une première condescendance à la
foule des spectateurs, pourtant elle ôta au drame de ce
respect et de cette sainteté qui l'entourait à l'ori-
gine. Ce fut un premier pas vers la sécularisation.
Cet élement étranger qu'on introduisait allait bientôt
tout absorber.

Nous avons un curieux exemple du Drame farcidans la Parabole des Vierges sages et des Viergesfolles. Ce mystère nous est désigné ans l'ancienManuscrit où il nous est parvenu sous le titre de Sponsus, où la Venue de l'Epoux. Le texte, assez

17.

altéré, a été l'objet des travaux de M. Magnin. Les
Vierges folles de la Parabole parlent presque toujours la
langue provençale. Des Marchands qui figurent dans la 
Parabole parlent une langue que M. Fauriel a trouvée
assez approchante du français. Le mystère s'ouvre par 
quelques paroles toutes latines du célébrant. Il annonce
aux Vierges la venue de l'Epoux, et célèbre cet époux qui
est le Christ. Puis l'archange Gabriel vient recom-
mander aux vierges la vigilance. Les paroles de l'ange
sont du provençal.

"Oyez, vierges, ce que nous vous dirons ; ayez présent

"ce que nous vous recommanderons, attendez l'époux ;
"Jésus sauveur a nom ; Guères ne dormez. Cet époux
qu'ores vous attendez.

"Il est venu en la terre pour nos péchés ; de la

"Vierge à Bethléem est né ; au fleuve du Jourdain fut
"lavé et baptisé ; Guères ne dormez. Cet époux que
"vous attendez,

"Il fut battu, bafoué, renié, et sur la croix il fut

"de cloux percé, et dessous un tombeau il fut déposé.
"Guères ne dormez. Cet époux que vous attendez,

"Il ressuscita : l'Ecriture l'a dit : Je suis

"Gabriel, moi que vous voyez ici. Attendez-le, car il
"viendra ici. Guères ne dormez !

18.

Nous ne prolongerons pas davantage la citation.
Nous voulions seulement donner un exemple de ce drame
intermédiaire entre le drame primitif et sacré, écrit tout
entier en langue latine, et sorti pour ainsi dire tout formé
des Ecritures, et le drame en langue vulgaire, ou Mystère
proprement dit.

Le drame, en effet, après cette première tentative,

ne tarda pas à se séculariser tout-à-fait et à substituer
partout l'idiome commun au latin. Son caractère pri-
mitif en fut sensiblement altéré. On donna davantage à
l'imagination et au plaisir. Il fallut un appareil scénique
que l'Eglise ne comportait plus. Le drame quitta la
Cathédrale pour la place publique qui s'ouvrait devant
elle. On n'a pas d'exemple qu'un mystère composé tout
entier en langue moderne ait été représenté dans l'inté-
rieur de l'Eglise.

Toutefois le drame ne se sépara pas dès le principe

du sanctuaire où il était né. Les habitudes, les goûts,
les croyances religieuses des auditeurs, lui faisaient une loi
de se renfermer dans les sujets sacrés. Si le drame sortit
de l'Eglise, il demeura dans le voisinage, et conserva de
nombreuses relations avec elle. L'intervention du
Clergé s'y fit encore sentir ; l'ordre des Ecritures
regla encore la succession des scènes ; le goût et

19.

l'imagination populaire y pénétrèrent, il est vrai, mais in-
sensiblement d'abord.

Une heureuse découverte nous permet d'apprécier ce

que fut le drame dans ce premier état où, séparé de l'Eglise,
il s'y rattachait encore par beaucoup de liens. Nous voulons
parler du Mystère d'Adam, drame anglo-normand
du XIIe siècle, retrouvé dans un manuscrit de Tours
par M. Luzarche. C'est par ce premier exemple du
mystère au moyen-âge qu'il faudra désormais commencer
l'étude du théâtre français. Avant cette découverte le
plus ancien monument de notre littérature dramatique
était un fragment du mystère de la Résurrection, écrit en
vers de huit syllages, et représenté bien évidemment hors
de l'Eglise. C'était un récit en langue vulgaire du
grand miracle du Christianisme. Il était précédé d'un
prologue où un acteur, comme dans le théâtre latin,
donnait au public toutes les explications nécessaires,
relativement à la conduite du drame et aux dispo-
sitions de la scène. Ces débris qui offrent un grand
intérêt comme étant le plus ancien exemple du
drame en langue vulgaure, ont perdu beaucoup de
leur importance depuis qu'on a retrouvé le drame
d'Adam, bien plus complet et appartenant éga-
lement à la première époque.

20.

Ce mystère nous est parvenu accompagné d'un livre

rédigé dans le latin barbare de cette époque où l'idiome
vulgaire commençait à se former. Rien n'est plus curieux
que les indications scéniques données par ce livre.
Pour en donner l'idée, nous en extrairont quelques passages :

"Le Paradis sera établi sur un endroit élevé

"et l'on tendra tout autour des tapisseries et des étoffes
"à une telle hauteur que les personnages qui seront dans
"le Paradis ne soient visibles qu'au dessus des épaules.
"On apercevra des fleurs odoriférantes et de la verdure,
"des arbres aux branches desquels pendront des fruits, afin
"que ce jardin paraisse délicieux. Dieu s'avancera vêtu
"d'une Dalmatique ; devant lui se tiendront Adam
"et Eve : Adam vêtu d'une tunique rouge, et Eve
"d'un vêtement de femme blanc, avec un voile de soir
"blanc ; tous deux seront debout devant la figure
"(c'est sous ce nom que Dieu est désigné dans le drame)
"Adam plus rapproché, le visage respectueux, Eve,
"la tête un peu plus inclinée.

Beaucoup de ces indications font sourire

et nous montrent bien l'enfance de l'art : de ce
genre sont les recommandations faites aux acteurs :
"Qu'Adam soit bien instruit de ce qu'il doit
"répondre, et qui ne soit ni trop précipité, ni trop

21.

"lent à donner la réplique... quand on nommera le Paradis,
"on aura soin de le regarder et de l'indiquer de la main."

Enfin d'autres détails sont plus précieux encore :

ils nous montrent le lien étroit qui rattachait le Mytère
à l'Eglise. Nous avons déjà vu que les ornements sacerdo-
taux servaient à la représentation. Nous savons de plus qu'
aux acteurs proprement dits étaient joints un lecteur et un
chœur : lecteur lisait de scène en scène les verserts de la
Bible qui se rapportaient à chacun d'elles, et maintenait
ainsi le drame dans les limites d'une rigoureuse orthodoxie ;
le chœur chantait les répons : c'était encore un office,
mais un office à ciel ouvert, et non plus sous les voûtes de
la cathédrale.

Le lecteur récitait donc les premiers versets de la Bible

jusqu'à l'endroit où il est parlé de la création de l'homme.
Le Chœur lui répondait, puis la Figure apprelait Adam,
et celui-ci disait : Sire. Ainsi commençait le drame en
langue vulgaire.

Dieu rappelait aux deux époux leurs devoir envers

leur créateur d'abord, et puis l'un envers l'autre, il leur
découvrait la fin pour laquelle il les avait créés, et après
leur avoir fait défense de toucher aux fruits de l'arbre
de la science du bien et du mal, et avoir reçu les pro-
messes d'Adam, il les introduisait dans le Paradis.

22.

Nous ne pouvons nous défendre d'une première impression?

Nous quittons le drame hiératique, grave, imposant sous sa
forme latine, et nous trouvons une langue naïve, enfantine,
qui, en touchant avec plus grands sujets, semble les rape-
Bien tisser, les tourner en parodie. Le respect dont nous étions
frappés se change en sourire. Evidemment le drame a
perdu, en se sécularisant, ce caractère de grandeur qui
nous imposait.

"La figure rentre dans l'Eglise. Adam et Eve se

"promènent et se récréent honnêtement dans le Paradis.
"Surviennent les Démons qui courent sous la pluie avec
"des gestes compétents à leur rôle. Puis le Diable
"s'approche d'Adam, et lui adresse la parole."

Ici commence la deuxième scène, la tentation de

l'homme par Satan. Le démon essaie de séduire Adam
par la vanité, par l'ambition, par l'orfueil de la science.
Adam résiste, et Satan se retire confondu. Le dialogue
de cette scène ne manque pas d'un certain arc ; il est
vif et rapide. La coupe en est ménagée assez habile-
ment pour exprimer la vivacité. Voici comment
Adam repousse définitivement le démon qui l'a tenté
une seconde fois :

Tu me veux livrrer à torment, Mestir me veux a mon Seigneur,

23.

Tollir de joie, mettre en douleur, Ne te creerai : fui-toi d'ici ! Ne seriez jamais tant hardi Que tu viennes devant moi : Tu es traistre et sans foi.

Repoussé par Adam, Satan tourne ses vues d'un autre
côté et va tenter Eve. La tentation d'Eve forme la
troisième scène : elle ne manque pas d'art. L'auteur de
la légende a bien su marquer la différence entre la tentation
de l'homme et celle de la femme. Si le démon faisait
surtout agir contre Adam l'ambition, le désir de la grandeur
et de la science, il s'insinue dans les bonnes grâces de sa com-
pagne en flattant sa vanité et sa coquetterie féminines ; Satan
est mystérieux : il tente la curiosité d'Eve en lui faisant
désirer de savoir son secret, puis il la loue de sa raison et de
son bon sens : Adam n'est qu'un fou qui n'entend rien à ses
intérêts. Eve alors donne au tentateur des armes contre elle
en l'écoutant et en critiquant elle-même son mari. Le
diable lui dit :

Or me mettrai en la créance, Ne vois de toi aultre fiance.Eva.Rien tu puis croire à ma parole.

Le Diable :

24.

Le Diable.Tu as été en bonne école : Je vis Adam, mais trop est fol.EvaUn peu est dur.

En vain elle veut réparer cette première faute et fait l'éloge
d'Adam et de sa franchise ; Satan a saisi cet avantage, et
il l'engage dans une seconde faute en lui faisant promettre le
secret. Puis il poursuit sa séduction : Eva est si belle, si
bien faite, il lui siérait si bien d'être dame et souveraine du
monde. Il lui fait voir le fruit défendu, et lui en exalte la
vertu. Eve émerveillée ne peut plus se contenir et le regarde
avidement :

Ja me fait bien seul le voir,

s'écrie-t-elle, et Satan d'ajouter :

Si tu le manges, que fera.

Enfin il lui indique comment il faut faire :

Prime le prenne et à Adam le donne,Du ciel aurez sempres CouronnesAu créateur serez pareils,Ne vous pourra celer conseil.

. . . . . . . . . . .Des Dieux serez sans faillance,De égal bonté, de égal puissance.

25.

Goute tel fruit...

Le Démon s'éloigne, et Adam paraît. Il blâme son épouse
de s'être entretenue avec le malin esprit ; mais celui-ci ne quitte
point Eve : tandis qu'Adam parle au serpet artificiel,
serpens artificiose compositus dit le livret, monte le long du
tronc de l'arbre, et semble souffler quelques mots à l'oreille
d'Eve. Celle-ci détache un fruit, et le présente à Adam ;
elle en mange elle-même, et presse son mari d'en manger aussi.
Elle a tant désiré de manger ce fruit qu'elle y trouve d'abord
une merveilleuse saveur : elle est come transportée et ravie ;
dans son extase, elle s'écrie :

Or sont mes yeux tant clair voyant,Je semble Dieu le tout-puissant

. . . . . . . . . . . . .
Mange. Adam, ne fais demore,
Tu le prendras en molt bon vie
Eve, dans Milton, a la même illusion mais quelle différence
dans l'expression du même sentiment ! Combien l'art
a mis de distance entre le poëte anglais et le vieux auteur
de la légende d'Adam ! Qu'ils ont tiré diversement
parti de situations identiques ! "Eve, dit Milton,
"tout-entière occupée du fruit qu'elle goûtait, n'était
"attention qu'à l'attrait délectable qu'aucun autre fruit
"ne lui avait encore fait éprouver ; soit que cette saveur

26.

"fût réelle, soit qu'elle l'imaginât, dans l'attente enivrante
"d'une sublime science. _ J'en ai mangé, dit-elle à
"Adam, en lui présentant le fruit funeste, les effets ont ré-
"pondu à mon attente ; mes yeux, auparavant obscurcis, sont
"plus ouverts, mon esprit plus étendu, mon cœur est agrandi,
"je m'élève à la Divinité."

Adam, pressé par sa femme, mange le fruit qu'elle

lui présente, et partage sa faute, mais il ne partage pas
un seul moment de son illusion. Il a honte de sa nudité, et 
couvre son corps de feuilles : les deux époux se lamentent
et se désespèrent. La Figure reparaît, cherchant Adam
et Eve. Tous deux se sont blottis dans un coin par cons-
cience de leur misère. Dieu les fait venir devant lui. Alors
se passe la scène biblique. Adam rejette la faute sur Eve,
celle-ci sur le serpent, et Dieu prononce les grandes malé-
dictions ; s'il prononce une terrible sentence, il la pro-
nonce par un mot plein d'espoir, et se réserve la pitié :

Si moi ne prenye pitié de vous.

Ici on se rappelle que Milton aussi a eu l'idée de faire pro-
noncer la condamnation du premier homme, un point par le
Père, mais par le Fils qui devait le racheter et le rétablir
dans sa dignité première. Le poète anglais est le seul qui
ait trouvé moyen d'être un inventeur dans un sujet si rigou-
27.reusement défini par les Livres Saints. Il nous transporte parun coup de génie, au premier jour de la chute des Anges ; il nousfait assister à leurs conseils, nous montre leur soif de Vengeance.Rien n'est beau comme le voyage de Satan à travers la création,comme ses impressions à la vue de l'Eden et du couple qui l'oc-cupe. Tant de bonjeur frappe douloureusement sa vue. "Il"s'avance d'un air pur dans un air plus pur encore, qui verse"dans les cœurs des délices et des joies printannières, faites pour "bannir toute tristesse, excepté la tristesse du désespoit. De"légers Zéphirs, agitant leurs ailes odorantes, repandent des"parfums naturels. Ainsi quand le navigateur voit enfler sa"voile au delà du Cap de Bonne-Espérance, s'il dépasse"Mozambique, bientôt il se sent caressé par le léger souffle des"vents du nord-est qui, des rivages enbaumés de l'Arabie"heureuse, apportent loin en mer les parfums de Saba : il"ralentit encore sa course pour respirer l'air embaumé que"le vieil Océan respire lui-même en s'ouvrant. Aussi"délicieuses sont les émanations respirées par le fatal ennemi"qui vient les empoisonner....
"Pensif et lent, Satan a gravi la colline escarpée"et sauvage ; il ne trouve aucun sentier ouvert devant lui,"tant la végétation abondante des buissons et des ronces en-"trelacées forme un épais rempart qui interdit tout accès."L'unique porte du Paradis regardait le bord oriental,
28."du côté opposé. Le criminel dédaigne l'entrée véritable,"et, par mépris, il franchit d'un bond léger l'enceinte de la"colline et de la plus haute muraille, et retombe sur ses pieds."Satan s'envola sur l'arbre de vie, l'arbre du milieu"du jardin, et le plus élevé. L'archange s'y repose sous"la forme d'un cormoran ; il n'y regagna point la véri-"table vie, mais il y médita la mort de ceux qui vivaient ;"indifférent à la vertu de l'arbre qui donne la vie, dont"l'usage salutaire eût été un gage d'immortalité, Satan"ne l'a choisi que pour étendre plus loin sa vue ; tant il"est vrai que nul, excepté Dieu, n'a la juste valeur du bien"présent, et que par le plus lâche abus et le plus vil"usage, en pervertit les objets les plus saints. Satan laisse"tomber ses regards sur les lieux qui l'environnent, et contemple"avec une nouvelle surprise toutes les délices de l'homme,"toutes les richesses de la nature renfermées dans un étroit"espace ; ou plutôt sur la terre il a retrouvé les cieux."

On était loin encore, au Moyen-âge, de ces beautés.Il fallait, pour de telles conceptions, plus de liberté qu'il n'enavait laissé au drame ; il fallait que l'art d'Homère se mêlât Bien. au souvenir des Ecritures. Il fallait enfin qu'il put yavoir une inspiration, une inspiration libre. C'est ce qu'onne trouve nulle part dans notre vieux drame d'Adam.Il s'y rencontre bien des scènes touchantes, mais c'est par

29.la force même des choses : il est impossible de n'être pas touchantet vrai en se renfermant dans les Ecritures ; mais l'esprit, maisl'invention du poète n'a rien mêlé à ces beautés ; on sent unauteur qui subit son sujet, mais qui n'agit jamais lui-même,heureux parfois et intéressant, parce qu'en s'attachant rigoureu-sement à son modèle, il est forcé d'en prendre ce qu'il a de beau.Faisons ici, à propos des mystères, la même réflexion qui nousest déjà venue à la lecture des Chansons de gestes. Il y a biendes commencements, des ébauches ; on rencontre bien parfois aveccertaine habileté de procédés ; mais cette grandeur, mais cetteharmonie dans la composition, mais toutes ces qualités solideset brillantes, qui éclatent dans les œuvres des Grecs et des Latins,où les trouve-t-on chez nous trouvères ou chez nos auteurs demystères ? Il faut le dire ; jamais  la littérature sérieuse aumoyen-âge en France ne se résuma dans une œuvre parfaite-ment belle, dans une œuvre de génie, qui en fût l'éternelleexpression. Il faut le dire, si nos pères ont réussi dans ledrame satyrique, ils n'ont pas eu le même bonheur dans lapoésie épique ; s'ils ont eu d'excellentes farces, ils ne nous ontlaissé que des essais dans le genre sérieux. Si la comédieremonte bien au delà du Molière, la vraie tragédie ne vientqu'avec Corneille.

Mais revenons au drame d'Adam. Après leurfaute, les deux Epoux sont chassés du Paradis ; un ange

30.leur en interdit pour toujours l'entrée. Une nouvelle existencecommence pour nos premiers parents : la scène suivante nousles montre brêchant et cultivant la terre, lieu de leur exilAdam déplore la perte du Paradis :

O Paradis, tant beau manoir ;Verger de gloire, tant futes bel à voir !

Puis il accuse sa femme tous ses maux :

O male femme, pleine de traïson, Tant m'as mis tôt en perdition!

Eve accepte ces reproche qu'elle reconnait avoir mérités. Ellerépond doucement, et d'un air soumis. La première, elle exprimeun sentiment d'espérance dans le bonté et la miséricorde du cré-ateur. Enfin, pout terminer le tableau, on voyait arriver Satanet les Démons. Ils enchaînent Adam et Eve et les entraî-naient dans l'enfer ; dont on apercevais l'entrée au dessousdu Paradis. Ainsi se terminait la première partie, et,comme nous dirions, le premier acte du Drame ; la fauteet la punition d'Adam, tel en est le sujet.

La deuxième partie nous faisait voir la premièreconséquence de cette faute, le crime de Caïn et le meurtred'Abel. La première scène nous fait assister au sacri-fice des deux frères. Abel offre un agneau et de l'encensdont la fumée monte jusqu'au ciel. Caïn offre une gerbede la moisson. Dieu bénit l'offrande de l'un et rejette

31.celle de l'autre ; puis ils se séparent, et Caïn jette sur son frèreun regard d'envie et de haine.

Le dialogue entre les deux frères est animé et énergique.L'envie et la perversité de l'un, la généreuse confiance de l'autredans la bonté divine font un touchant contraste ; le vieuxpoëte, inspiré par la Bible, a trouvé des traits qui nous émeuvent. Enfin Caïn frappe son frère. Le chœurchante : Ubi est Abel, frater tuus. Dieu vient demandercompte à Caïn du sang qu'il a répandu, et maudit le meurtrier :Les démons s'emparent de lui et l'entraînent dans l'enfer, enle frappant rudement ; ils emmènent aussi Abel, coupablede la faute paternelle, mais beaucoup plus doucement.

Ainsi la malédiction lancée par Dieu sur Adam etsur sa race a porté ses fruits. Le crime a éclaté dans lemonde, tous mes malheurs se sont déchaînés. Un poëte, inspiré par les Livres Saints ne pouvait, ne devait pas restersur ce désespérant tableau. Il est ans l'esprit du Christia-nisme de ne jamais laisser l'homme sans espérance. SiBossuet nous fait de la mort de saisissantes peintures, derrièreelle, il se hâte de nous montrer l'autre vie ; de l'idée mêmede la mort, il fait sortir la confiance en Dieu. Milton aexprimé cette idée avec une poésie sublime. L'archangeSt Michel transporte Adam au dessus de la montagnedes Visions de Dieu, il lui montre la suite des âges et la

32.destinées de l'homme déchu ; mais il lui fait voir en même temps"ce Fils sorti de la femme, ce fils prédit à Abraham, celui"qui sera prédit aux tois, et sera le dernier de tous, car son"règne n'aura point de fin." Le vieux poète du dramed'Adam a compris aussi cette nécessité, et il a joint à sonœuvre une troisième partie.

Il était naturel qu'un poète chrétien fit suivre cetableau de la misère humaine d'une vision consolante, fitluire sur cette scène de malheur l'aurore de la Rédemption.Cette troisième partie du drame d'Adam est moins originaleencore que les deux premières. C'est avec de légères modi-fications, la reproduction du petit drame qui se passait danscertaines églises la veille de Noël. Le lecteur appelaittour à tour chacun des prophètes à prononcer sa prophétiesur la venue du Christ. Certains jeux de scène, certainsincidents demi-sérieux, demi-plaisants qui interrompaientla série des prophéties, telles sont les seules différences decette dernière partie avec le drame liturgique que nousavons cité. Ce troisième acte est d'ailleurs curieux :il est un nouveau témoignage de l'intime union du drameprimitif avec l'Eglise.

Signalons enfin, pour en finir avec le mystère d'Adam,un épilogue qui marquait la péripétie suprême, ledernier avènement du Christ à la fin des temps. Cet

33.épilogue n'est plus dialogué, il est marqué d'un caractère théo-logique encore plus prononcé que le précédent : c'est unesorte de sermon, d'exhortation à la pénitence.

Tel est le drame d'Adam au moyen-âge, sorte detétralogie embrassant, comme on voit, toute l'histoire del'humanité. Nous ne lui trouvons pas de suite dans lesderniers siècles du moyen-âge : du moins il cesse, à partirdu XIIe siècle, d'avoir une existence individuelle ; il devientle prologue du mystère de la Passion, cycle immense, di-visé par journées, et qui embrassait tout l'Ancien et le NouveauTestament. C'est dans ce nouvel état que nous le trouvonsau XVe siècle : mais à cette époque il ne conserve presqueplus rien de sa forme primitive. L'imagination s'estexcercée sur ce thème, le récit biblique a été abandonné.Les formes allégoriques si fort en faveur au XVe siècle,ont remplacé presque partout la simplicité des faits, lalégende, les documents apocryphes ont fait invasion detoutes parts dans le domaine des Ecritures ; les nouveauxauteurs ont suivi Adam dans la longue période quis'étend de son péché à sa mort ; enfin le drame, devenuplus libre, s'est accommodé au goût populaire. Né dansle Sanctuaire, il s'en est insensiblement détaché ; d'enseigne-ment qu'il était, il est devenu un amusement. C'estle principal intérêt de notre vieux drame d'éclairer

34.l'histoire de notre théâtre, de nous montrer ce qu'il futdans ses origines françaises, et de nous marquer précisémentla transition entre les drames sacrés, qui se passaient dansl'Eglise, et les mystères plus populaires et plus profanesqui suivront.

Huvelin

35

Transformation du drame primitif. Drame semi-religieux. Jeu de St- Nicolas.

Nous avons vu la faculté dramatique renaître au moyen- âgeMoyen Age au sein des cahédrales, puis, plus libre sans son affaire, mais encore étroitement unie à l'Eglise, traduire en langue vulgaire les récits bibliques ; elle ne pouvait s'arrêter là. La force première une fois développée, ne pouvait manquer de se produire au dehors, et d'étendre au loin son action. Il est des choses si naturellement fortes et puissantes qu'elles ne peuvent naître sans prendre presqu'aussitôt un accroissement considérable. C'est ce qui arriva à l'esprit dramatique; à peine éveillé, il se développa dans tousles sens, et s'exerça dans les genres les plus divers.

Se modifiant partout suivant l'auditoire, il fitnaître les mystères et les miracles, pour la récréation des pieux bourgeois, la comédie dans les cités et les communes,pour l'amusement d'une population riche et inoccupée,la farce dans les carrefours pour les plaisirs du bas peuple.Plus relevé ou plus vulgaire, suivant les spectacteurs, lethéâtre revêtit diverses formes, celle de la moralité, parmi les Clercs de la Basoche, de la Sotie, avec les Enfants

36.

sans souci. La différence de l'auditoire fit partout la dif-férence du drame ; grave et sérieux devant l'Eglise, en face d'une population pieuse, badin et enjoué, rempli d'esprit citadin, devant des spectateurs éclairés et gais ; grossier, devant une agglomération de peuple sans éducation, malin enfin et satirique devant une jeunesse vive et lettrée.

Une fois éveillé, l'esprit littéraire cherche une forme pour se produire ; cette forme lui est par elle-même indiffé-rente, et son action est partout la même ; mais elle s'exerce différemment, suivant le milieu. Elle se plie aux exigences de l'époque, aux exigences des spectateurs. Les récits de la Bible, si frappants, si populaires, offrirent aux mystères une matière toute préparée, et inépuisable. Le drame religieux n'eut aucune peine à se former de ces narrations si vives où le dialogue est presque fait. Cette mine si riche fut largement exploitée. Les mystères furent une des branches les plus cultivées au moyen-âgeMoyen Âge ; malheureusement pour cette littérature, elle ne produisit jamais un chef d'œuvre. Aussi n'a-t-elle pas vécu, et elle n'est connue que des curieux et des érudits.

Plus heureuse dans ses développements, la Comédiecomédie trouvait également un large fonds à exploiter. Ces grands drames satiriques comme le Roman de Renart ces innombrables fabliaux où se complaisait l'esprit

37.

railleur et piquant de nos pères, offraient mille sujets à la farce et à la Comédie. La transition entre le fabliau et la farce est même si facile et si naturelle, qu'on trouve au treizième siècle plusieurs exemples de fabliaux mis en dialogue.

Il semblerait que, par une transition tout aussi naturelle, le drame héroïque eût dû sortir tout formé des chansons de Gestes, il n'en est rien pourtant. Jamais ce genre ne fleurit au moyen-âge ; peut-être faut-il reconnaître encore ici cette influence des milieux, si impor-tante en littérature  comme en histoire naturelle. Le drame qui, en France comme en Grèce, avait commencé par les mythes religieux, n'eut pas de second âge héroïque. La vie féodale, la vie de châteaux, qui était alors celle des seigneurs et des chevaliers, était peu favorable aux développements du drame ; il n'y avait pas à propre-ment parler de public, mais de petites sociétés particuli-ères et isolées à qui suffisaient les représentations des jongleurs et les légères poésies des trouvères. La matière existait, riche, inépuisable ; mais il manquait un public. Le drame héroïque ne convenait point à des bourgeois ; il eût convenu à la noblesse, mais celle-ci vivait séparée, divisée en une multitude de petits cercles, de petites réunions particulières ; il se passera longtemps

38.

encore avant que, rassemblée à la cour, elle puisse former une société. M. Littré a très bien fait remarquer quelles condi-tions défavorables le drame héroïque, d'où devait sortir la tragédie moderne, trouvait dans une société ainsi partagée entre la noblesse et le peuple, dans cette vie d'isolement et de dis-persion. Les seigneurs retirés au fond de leurs châteaux féo-daux, ne connaissaient d'autres distractions que les tournois, les fêtes bruyantes et guerrières ; dans les communes vivaient des marchands, esprits peu cultivés, absorbés par leurs affaires, et peu disposés à goûter les charmes d'une poésie sérieuse. La tragédie véritable devra attendre pour naître que les villes soient devenues autant de centres rassemblant dans une société commune noblesse et bourgeoisie.

Mais revenons au drame religieux. Il a bien marché, depuis qu'il est sorti du sanctuaire. L'élément popu-laire s'est développé de plus en plus, aux dépens de la partie sacrée : les auteurs, sacrifiant au goût de l'auditoire, ont mêlé aux pieuses légendes des scènes entières d'une nature toute différente. Nulle part ce nouveau caractère demi-religieux et demi-profane du drame ne se montre mieux que dans le Jeu de S<hi rend="sup">t</hi>- Nicolas, par Jean Bodel, trouvère de la ville d'Arras, auteur de la Chanson des<lb break="yes"/> Saxons. Ce sujet des miracles de St. Nicolas est un des plus populaires au moyen-âge. Nous en avons la preuve

39.

outre le drame de Jean Bodel, il nous reste une vie de Saint- Nicolas écrite en vers par Robert Wace, auteur du Roman <lb break="yes"/> de Rou ; plusieurs mystères latins nous sont également parvenus à la louange du saint patron des écoliers. La peinture s'est plu à représenter ses miracles sur les vitraux des cathédrales. On sait d'ailleurs que sa fête était, au moyen-âge, une de ces occasions de gaieté où l'Eglise relâchait un peu les rènesrênes de la discipline. Son office ouvrait la série de ces so-lennités joyeuses qui terminaient l'année, et qui avaient donné lieu de parler de la liberté de Décembre décembre. Saint Nicolas et Sainte Catherine étaient dès long-temps longtemps célébrés dans les couvents et dans les écoles par de petites scènes dramatiques. Il nous est parvenu sur les miracles de l'évêque de Myre quatre mystères écrits en latin ou en latin farci. Le premier cité par M. EdelestanEdélestanddu Méril dans ses Origines latines du théâtre moderne, n'a pas d'autre rapport avec le drame de Jean Bodel, que le nom du saint qui en est le héros. Un père réduit à la pauvreté est secouru par le saint qui dote ses trois filles, les sauve de la honte, et les établit honorablement.

Le second mystère cité par Mr. Du Méril roule sur un autre miracle encore. C'est St. Nicolas qui amène à la pénitence un meurtrier, et ressuscite ceux qu'il a égorgés. Enfin le troisième miracle est

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le principal sujet du Jeu jeu de Jean Bodel. Il a pour titre De sancto Nicholao et quodam Judeo. Il est célèbre dans la vie de Saint Nicolas. Wace s'y est étendu avec complai-sance, et il en était fait mention dans plusieurs prières de l'Eglise. Un Juif confie la garde de son trésor à une image de Saint Nicolas. En l'absence du propriétaire, de hardis voleurs mettent la main sur le dépôt. Le Juif revient, et, ne trouvant plus son argent, se livre à un violent désespoir, et menace le saint de l'accabler de coups :

Vah ! perii ! Nihil est reliqui mihi. Cur esse crepi ? Cur, mater, cuo save pater fore me tribuisti ? Heu ! quid proferri mihi profuit, aut generari ? Cur Natura parens, consistere me statuebas, Quo luctus mihi, quo genitus hos prospiciebas ? […] Nec solus flebo, nec inultus, credo, dolebo : Quod nisi mane mea repares tibi credita causa, Primo flagellabo te, post que flagella, cremabo.

Le saint veut venger son honneur et sa réputation compromise de gardien des trésors. Il apparaît aux Larrons, et les menace de la corde s'ils ne rendent pas ce qu'ils ont pris. Les voleurs intimidés reportent le trésor. Le Juif heureux de le retrouver, se convertit, et se fait chrétien. Il est à remarquer que les derniers

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mots de ce mystère sont précisément les premiers de la messe pour le commun des Pontifes. Cette circonstance semble indiquer que le drame se jouait non loin de l'Eglise église, et était suivi du Saint Sacrifice.

Enfin, au XIIe. siècle, un disciple d'Abailard, Hilarius, mit aussi un petit Jeu de Saint Nicolas en latin mélangé de quelques vers français. Ce jeu d'Hilarius, publié par M. Champollion, est la répétition du mys-tère précédent. Seulement le Juif est remplacé par un païen. Ce païen, ayant rassemblé tout ce qu'il possède, l'apporte devant Saint Nicolas, et le lui recommande pendant une absence. Malgré l'image du saint, des voleurs s'emparent du trésor ; le païen, à son retour, fait éclater son désespoir dans un langage moitié latin, moitié français et menace l'image du saint. Celui-ci, comme dans la légende précédente, apparaît aux voleurs et les force à restituer ce qu'ils ont pris.

Telle est la légende dont Jean Bodel, auteur du Jeu français de S<hi rend="sup">t</hi>. Nicolas, a voulu tirer un plus grand parti, et qu'il s'est efforcé d'accommoder au goût du public du treizième siècle.

Il nous transporte au milieu d'une croisade ; au Juif il substitue un roi mahométan, que les Chrétiens viennent attaquer. Le véritable sujet ne nous apparaît

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plus qu'à travers une foule de circonstances de l'invention du poète, et ne se découvre clairement que bien avant dans la pièce. Celle-ci a un prologue ; un prêcheur, comme dans le théâtre latin, annonce aux spectateurs le sujet du drame.

La scène s'ouvre. Un courrier arrive au roi d'A-frique, et lui annonce qu'une armée chrétienne a débarqué dans son royaume. Là dessus Là-dessus, grande colère du roi, qui s'en prend à son idole. Termagant, lui prodigue les plus grossières insultes, lui reproche l'or et l'argent dont il s'est plu à la couvrir, et la menace de la jeter au feu. Son sénéchal le reprend de cet emportement, et lui conseille d'apaiser ses Dieux dieux, bien loin de les menacer. Prière du roi à son idole. Mais à son grand étonnement, il voit celle-ci donner à la fois des signes de joie et de tristesse, rire d'abord, et puis pleurer. Le roi demande à son sénéchal l'explication de ce prodige. Après beaucoup de difficultés, et seulement sur la foi du monarque, le sénéchal explique à son maître que la joie de l'idole annonce une victoire qu'il remportera sur ses ennemis, mais que sa tristesse signifie qu'ensuite elle sera abandonnée de lui. Le roi furieux de cette explication, ferait périr le sénéchal, s'il ne s'était engagé par le plus inviolable des serments.

On voit dès ce début le système d'amplification

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de Jean Bodel , et on a ainsi, dans un même sujet, une idée claire de la marche qu'a suivie le drame religieux ; les mystères latins nous montrent la légende dans sa pureté première ; dans le mystère français, la légende elle-même disparaît presque ; tout est donné à l'agrément et au goût des spectateurs. Les scènes suivantes le témoignent mieux encore. Le poète ne nous fait guère sortir du cabaret ; il profite des moindres circonstances pour nous y conduire. Les propos de joueurs et d'ivrognes, beau-coup trop longs à nos yeux, et aux yeux de tous remplissent toute la pièce ; s'ils ne nous plaisent pas, ils devaient singulièrement réjouir le peuple des artisans qui remplissaient le carrefour. Au lieu d'assister, comme autrefois, à la représentation des mystères pour honorer Dieu et occuper dévotement les jours de fête, le public venait maintenant y chercher des distractions qu'il fallait rendre de plus en plus vives, de plus en plus attrayantes. La populace y apporta ses habitudes grossières. Au lieu de suivre la légende, l'action se compliqua d'une foule d'accessoires inutiles, mais appropriés au goût des spectateurs. L'imagination, qui n'avait d'abord inventé qu'avec certaines précautions, s'enhardit bientôt, sortit audacieusement de la légende, et subordonna tout à ses fictions. De joyeux intermèdes tempérèrent la gravité du sujet. La gaîté bachique domina dans tout le spectacle.

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C'est ce qu'on voit dès la seconde scène du Jeu de <lb break="yes"/> S<hi rend="sup">t</hi>- Nicolas. Le roi convoque ses émirs, et leur dépêche un messager qui s'arrête, comme un crieur de ville, à toutes les ta-vernes, jouant aux dés, vidant force pintes, et se faisant prier quand il s'agit de payer son écot. Voyageant ainsi tout à son aise, il arrive enfin chez les différents émirs, et les invite de la part du roi à rassembler leurs soldats, et à accourir à la défense de leur maître. Les émirs le suivent, et on les voit tout à coup transportés à la cour du roi. Des plaisanteries grossières remplissent tout le dialogue du sultan et des chefs musulmans. Le sénéchal conseille au roi d'attaquer les chrétiens, et tient un discours aux barons ; il leur promet la victoire.

De là nous passons au camp chrétien. Ici le ton devient bien moins grossier ; il s'élève, et nous retrouvons enfin l'auteur de la Chanson des Saxons. C'est la scène héroïque et dramatique de la pièce. C'est celle qui lui a valu l'admiration, bien exagérée du reste, de certains critiques. L'un deux, trop bénévole, a appelé le Jeu de St- Nicolas une tragédie nationale. Nous en avons assez lu, ce semble, pour voir ce qu'il faut rabattre d'un tel éloge. Il est dans la nature des choses que ce qui a été longtemps oublié devienne tout-à-coup tout à coup, de la part de ceux qui le remettent en

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lumière, l'objet d'un enthousiasme excessif. Quoiqu'il en soit, voici la scène, vraiment belle et pathetique pathétique, qui a pu faire illusion sur le mérite de l'ensemble. Une poignée de chevaliers chrétiens est enveloppée par une armée innom-brable d'infidèles. Ceux-ci sont dix contre un, nulle fuite n'est possible. Dans cette extrémité, aucun cœur ne faiblit ; tous se disposent à lutter et à vendre chèrement leur vie. Tous s'abandonnent à la volonté de Dieu. Un chevalier s'écrie :

Moult bien moi vendrai se no espée se brise.

Un jeune Chevalier :

Seigneur, si je suis jones, ne m'aïés en despit ; On a veu souvent grand cuer en corps petit ; Je ferrai Cil forcheur.

On a rapproché ces mots des vers du Cid :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées La valeur n'attend pas le nombre des années.

Sans mettre sur la même ligne les beautés de Corneille et celles du vieux trouvère, on ne peut méconnaître chez ce dernier des accents héroïques dignes de cette chevalerie qui se pressait alors autour du plus pieux des rois.

Cependant les chrétiens tiennent parole, et marchent à la mort. Du haut du ciel, un Ange descend leur an-noncer la victoire, non point une victoire terrestre, mais

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la palme bien plus glorieuse du martyre :

Alés (leur dit-il) bien avés commenchié ; Por Dieu serés tout detrenchié (mis en pièces) Mais la haute couronne orés Je m'en vais à Dieu. Demourés.

En effet les chevaliers demeurent, et tous jusqu'au dernier sont massacrés par les Sarrasins. On a cru trouver là une touchante allusion au glorieux désastre de la Massoura, arrivé le 9 février 1249, et reconnaître dans ce jeune cheva-lier si généreux le frère même du roi de France, Robert d'Artois, qui y fut tué. Rien ne prouve que le poète ait prétendu mettre sur la scène la défaite de la Massoura, c'est une pure supposition des critiques. Rien n'empêche de Il y a des raisons contre. l'admettre, comme rien aussi ne force à l'accepter.

Nous arrivons enfin, à travers tous ces détails, toutes ces digressions, au véritable sujet. Il n'est resté de toute l'armée chrétienne qu'un chevalier qui s'est recommandé à Saint Nicolas. Les Sarrasins l'amènent devant le sultan qui lui demande quel Dieu il priait et de qui il implorait l'assistance. Le chrétien exalte devant le roi les miracles du saint évêque et sa merveil-leuse puissance. Son image suffit à elle seule pour garder tous les trésors du monarque le plus opulent. Le prince alors, passant tout-à-coup tout à coup du dédain à la plus

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entière confiance, veut en faire l'épreuve. Il fait ôter toutes les serrures de son trésor, et charge le saint tout seul de le garder, menaçant le chevalier du plus affreux supplice, si l'effet ne répond point à sa promesse. Le voilà donc qui fait publier à son de trompe que son trésor n'est plus gardé, qu'il est à la merci des voleurs.

Alors le poète nous fait promener avec ce crieur de taverne en taverne, et nous y fait faire des séances un peu plus longues que de raison. La nature de ces scènes, leur longueur démesurée, ces propos d'ivrognes qui rem-plissent plus de la moitié de l'ouvrage, et nous trans-portent tout d'un coup d'un champ de bataille des Croi-sades en plein carrefour, montrent bien à quel public s'adressait Jean Bodel. Suivant la coutume des hoteliers hôteliers d'alors, le maître de la taverne fait annoncer son vin à grand renfort d'éloges par Raoulet, son crieur ; ce cri du vin, très joli en effet, a été très fort admiré. Le voici, d'après la traduction de M. Magnin, à qui il doit peut-être une partie de son agrément :

"Ici le vin nouvellement en perre, à pleine pinte, " à plein tonneau ! Vin loyal, potable, coulant " et corsé, grimpant comme écureuil en bois, sans " aucun arrière-goût de pourri ni d'aigre ; vin sec " et léger, courant sur lie ; clair comme larme de

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" pêcheur, vin digne de s'attacher à la langue du gourmet, " et dont nul autre ne doit goûter..... Voyez comme il " dévore son écume, comme on le voit monter, étincéler étinceler et " frire ! Gardez-le un tantinet sur la langue, et " vous sentirez sur le coeur un fameux vin ! "

Le moyen de n'être pas séduit par un ton et un débit si engageant ! Aussi le vin d'Auxerre a-t-il bientôt attiré chez l'hotelier hôtelier d'intrépides buveurs. Ils n'ont pas d'argent, mais le trésor du roi n'est-il pas là ? Ils comptent bien s'en saisir, et ils boivent hardiment. Quand le moment est venu de régler les comptes, ils laifsent laissent leurs habits en gage et courent piller le trésor du sultan, et le rapportent au cabaret où ils recommencent leurs dé-bauches et leurs querelles. Le prince irrité fait venir le chevalier, et veut le livrer au supplice. Celui-ci demande quelque répit, et implore ardemment l'inter-vention du saint. Celui-ci n'est pas sourd à sa prière, il apparaît aux voleurs dans la taverne, au milieu des dés et des brocs, et les force à rapporter l'argent. Le roi enchanté d'avoir retrouvé son trésor, et frappé d'un si grand miracle, envoie tirer le chrétien de sa prison. Celui-ci arrive, croyant que sa dernière heure est venue, qu'il va être livré au supplice. Le roi le rafsure rassure et annonce l'intention de se convertir au

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christianisme avec tous ses émirs. Alors c'est une suite de conversions coup sur coup. Le sultan se convertit, les chefs sarrasins se convertissent aussi, à l'exception d'un seul qu'on finit par contraindre. L'idole Termagant est abattue, et à la place, on élève la statue de St Nicolas. La pièce est terminée, suivant l'usage, par un <foreign xml="lang"><hi rend="italic">Te Deum</hi></foreign>.

Tel est en résumé le mystère de St Nicolas. Il est précieux comme exemple d'un genre qui se rattache encore à la religion par le fond même du sujet, mais qui fait disparaître sous les additions d'un genre tout différent, la légende pieuse dont il a été tiré. Du reste, s'il faut exprimer notre jugement sur cette vieille pièce, nous trouvons qu'elle ne mérite pas l'admiration que lui Je le crois bien. ont prodiguée certains critiques. Nous trouvons même qu'elle ne mérite pas le nom de tragédie qu'on lui a donné un peu à la légère. C'est presque partout un jeu comique et essentiellement populaire. On ne trouve aucune forme dramatique ; la vraisemblance ne cesse d'être violée dans tout le cours de la pièce. Enfin on ne rencontre aucune peinture de mœurs et de caractère ; rien n'at-teste un véritable talent. On voit partout un poète qui se soumet à toutes les nécessités que lui impose son auditoire, bien loin de les dominer, qui invente, mais avec une imagination grossière, et toujours des

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circonstances monotones dans leur trivialité. Le mystère autre-fois si grave et si imposant dans les cathédrales, a déjà descendu bien des degrés, il est en plein carrefour. Dans cette légende de St Nicolas particulièrement, nous pouvons suivre les transformations successives du mystère. Il y a bien loin de la pièce de Jean Bodel aux premières légendes latines ; le drame est devenu plus populaire, nous trouvons même qu'il l'est devenu un peu trop, et malgré tout le mérite et toute l'invention du trouvère d'Arras, nous y regretterons encore une fois que le genre sérieux n'ait pas trouvé chez nos ancêtres, un homme d'un véritable talent pour le fixer, et le sauver de l'oubli.

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Huvelin.

III

Mystère de la Passion.