Monsieur,
La flatteuse nouvelle que vous m'annoncez et votre lettre plus flatteuse encore m'ont causé une joie bien vive, joie qui aurait pourtant été bien plus grande encore, si mon frère se fut trouvé mieux partagé dans les décisions de l'académie. Quelque sévère qu'elle dussent lui paraître, je lui dois de reconnaître qu'il n'en a pas murmuré un seul instant et qu'il a été le premier à en proclamer la Justice. Il me charge, monsieur, de vous remercier en son nom des éloges et des encouragements que vous voulez bien lui accorder. Son ode sur le duc d'Enghien qu'il s'attache en ce moment à rendre plus digne de l'académie vous prouvera sans doute son empressement à se rendre à votre honorable invitation.
Pour moi, monsieur, je suis aussi confus de l'indulgence de l'Académie que pénétré de reconnaissance pour les marques éclatantes dont elle m'en a honoré. Veuillez assurer Messieurs vos collègues que je considère leurs suffrages plutôt comme un encouragement que comme une récompense, et que mes efforts n'auront désormais pour but que de me rendre digne des palmes glorieuses qu'il leur a plu de me décerner et que je me sens bien loin de mériter encore. Si le temps me le permet, c'est en souscrivant scrupuleusement à leurs critiques que j'essaierai de leur prouver mon désir de rendre mes deux pièces couronnées les moins imparfaites possible. Puisque l'occasion s'en présente, je crois devoir vous faire part, monsieur, de celles des corrections indiquées que j'ai déjà pu faire ou auxquelles je crois pouvoir présenter des objections fondées.
[Ode sur Henri IV.] 1ère strophe – je serai peut-être obligé de laisser subsister le Puis ; je ne connais pour le remplacer que le mot ensuite,
et ensuite est bien prosaïque. La conjonction et lierait, il me semble, trop immédiatement les deux membres de la phrase.
2ème st. – La seule bonne version est Sylla détrône Marius, on lit quelques vers plus bas : mutilait l'airain renversé.
3ème st. - On pourrait aux deux vers critiqués substituer ceux-ci :
Trajan domine encore les champs que de Tibère
Couvrent les temples abattus.
Et en effet la colonne Trajane s'élève prés de l'emplacement où furent le sacrane Tiberinunc et la Via Caproensis.
On pourrait faire disparaître souvent quand donc en disant
Souvent, dans les horreurs des discordes civiles,
Quand l'Effroi planait sur les villes
Aux cris des peuples révoltés ; etc.
4ème st. – Pour justifier le fait d'histoire naturelle, sur lequel repose la comparaison critique, voici ce que j'extrais de la 12e note sur les Observations zoologiques de Mr Plumier :
« Il (M. Demomier) avance encore un fait où quelques naturalistes contemporains n'ont voulu voir qu'un jeu de son imagination. Selon lui, le tigre du désert du Sahara, de Barca, etc., non content d'avoir dévoré ses victimes, s'acharne encore sur l'ombre de leurs squelettes. On a répondu inconsidérément que l’ombre d’une corps quelconque ne pouvant offrir aucune apparence de vie, il est aussi absurde de supposer qu’un tigre s’acharne sur une ombre que sur une pierre, sur un tronc d’arbre. Le fils du célèbre Borda, voyageur digne de foi, a confirmé l’assertion de notre naturaliste, non seulement par ses propres observations, mais encore par une réflexion simple et pourtant profonde puisqu’elle avait échappé jusqu’ici à tous les savants. “J’ai vu, dit Mr. de Borda, des tigres d’Afriques, amenés à Damas et enfermés dans l’immense arène de Magid-Patar, dévorer avec la plus révoltante férocité les boeufs et les hyènes qu’on leur donnait tous vivans, et, leur premier appétit satisfait, passer des journées entières à guetter l’ombre des caracasses décharnées de ces animaux. Il est probable que le mouvement de l’ombre présente à ces tigres une apparence de vie dans ce qui n’avait pas même une apparence de corps, ceci explique, etc. etc. »
Je compte, monsieur, avoir l’honneur de vous envoyer le
reste des corrections sur l’ode de mon frère sur le duc d’Enghien.
Je vous remercie[, mo]nsieur, d’avoir eu la complaisance de m’informer du sort des […] Bares et de la Canadienne. En obtenant les honneurs de la lecture, les deux pièces obtiennent encore plus que je n’en attendais.
Vous m’engagez, monsieur, à me décider promptement entre la fleur ou la valeur pécuniaire. Je préfère les fleurs ; elles me rappelleront dans tous les temps l’indulgence de l’Académie, qui sans doute, en me couronnant, a eu plus égard à ma grande jeunesse qu’à mon faible talent.
Agréez l’expression de ma très vive gratitude et du respect avec lequel
J’ai l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur V. M. Hugo