Transcription Transcription des fichiers de la notice - Thémistocle-Épaminondas Labasterre, pp. 166-167 Marcelin, Frédéric 1901 chargé d'édition/chercheur Boraso, Silvia (éd.) Silvia Boraso, Université Ca' Foscari et Université Paris Est Créteil ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1901 Fiche : Silvia Boraso, Université Ca' Foscari et Université Paris Est Créteil ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
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La cavalcade avait quitté La Coupe depuis plus de deux heures et gravissait les pentes roides qui conduisent à Kenscoff. Le sabot des alertes petits chevaux du pays résonnait clair et sec sur le roc rouge du sentier courant, comme un écheveau qu’on déroule, à la crête des précipices. Dans l’air rose, embaumé, gorgeant la poitrine des hommes et des bêtes d’effluves balsamiques, charriant à flots la santé et la vie, les oiseaux matineux pépiaient à tue-tête. Les hauts arbres étagés aux flancs de la montagne, en gradation ascendante, se doraient lentement des premiers feux du soleil. Le magnifique amant, un à un, les baisait avant de les étreindre tous dans un dernier, un suprême embrasement.

En tête de leurs compagnons, sur la route aux méandres capricieux qui les leur dérobent parfois brusquement, dans la frondaison, luxuriante et argentée, des chênes, des noyers, des tendre-acajou, des bois-de-fer, des baumes-verts où ils s’enfoncent, M. Hodelin et Épaminondas, tout en surveillant leurs montures qui grimpent allègrement, conversent et échangent leurs impressions.

-Ah ! l’adorable, le délicieux pays ! s’écrie le professeur. Voyez cette débauche, cette folie de verdure sur ces pics qui se dressent devant nous ! Et, à côté, ces merveilleuses vallées dans l’intensité noire de leur végétation, çà et là traversée par des bandes de brouillard mobile ! On dirait des lacs où courent des flocons de fumée de bateaux à vapeur… Deux fois déjà j’ai vu Kenscoff et Furcy ; je les reverrais dix fois, cent fois avec le même plaisir, le même enthousiasme. Non, rien ne vaut cela. Nulle part on ne jouit d’une semblable sensation de bien-être, de douceur de vivre, d’abandon de soi. Nulle part on ne ressent cette volupté, ce frisson magnétique du rêve qu’on voudrait éternel, sans fin, sans réveil possible. C’est délicieusement morbide. Ces forêts sont enchantées. On aurait envie, par instants, d’arrêter son cheval, de descendre sous un arbre – tenez, sous celui-ci dont les branches tremblent et miroitent comme si l’envers blanc de leurs feuilles était en petites glaces constamment agitées ! – de s’y asseoir commodément pour l’écouter, converser avec lui. Ma parole, il doit dire des choses exquises, pas banales du tout. Et cette douceur de température ! Il y a à peine ici dix degrés et à Port-au-Prince déjà on doit en compter pour le moins vingt-cinq.

-Oui, répond Épaminondas, beau pays, en effet. Quel dommage qu’il soit souillé par le despotisme le plus abject !