avec soy, & ne la marioit aucunement, jacoit ce qu’elle eust passé de plusieurs ans, l’aage de devoir estre mariée, toutesfois à la fin il la donna au filz du duc de Capoue, avec lequel elle ne fut gueres de temps, qu’elle ne demourast vefve, & s’en retourna en la maison de son pere. Ceste dame estoit belle de corps & de visaige, autant que fut jamais femme, jeune, disposte & de bon entendement, plus paradventure qu’il n’estoit requis à une femme. Et demourant ainsi avec ce pere qui tant l’aymoit, elle vivant comme grande dame en grandes delices, et voyant que pour l’amour qu’il luy portoit il ne se soucyoit gueres de la remarier, aussi ne luy semblant estre honneste de l’en requerir, pensa en soy mesmes d’avoir secretement (s’il estoit possible) ung honneste & saige amy par amours. Au moyen dequoy voyant frequenter en la court de son pere plusieurs gentilz hommes et autres (comme on veoit communement ès courts des princes) & ayant consideré le maintien & la grace de beaucoup, il y eut ung jeune homme (entre les autres) serviteur de son pere (qui se nommoit Guyschart homme d’assez basse condicion mais plus noble par vertu et condicions louables que nul des autres) qui luy pleut grandement, & le voyant souventesfois s’embrasa desesperement de luy, louant à toute heure plus ses façons de faire que de nul autre. Le jeune homme, qui n’estoit pas peu advisé, s’en estant apperceu, l’avoit tellement mise en son entendement, qu’il ne pensoit à autre chose que à l’aymer. S’aymans doncque l’ung l’autre secretement en ceste maniere, et ne désirant la dame autre chose que de se pouvoir trouver seule avecques luy (toutesfois qu’elle ne se vouloit fier de ceste amytié en aucune personne) elle pensa en soy-mesmes une nouvelle cautelle pour luy en faire entendre le moyen, qui fut que elle escrivit unes lettres, & par icelles luy faisoit entendre ce qu’il avoit à faire le jour ensuyvant, pour se trouver ensemble. Puis l’ayant mise en ung tuyau de canne, le donna en se jouant à Guyschart, & luy deit : « Tu en feras ce soir ung soufflet à ta chambriere, avec lequel elle pourra allumer le feu. » Guyschart le print, pensant bien à soy mesmes que ceste cy ne luy avoit donné, & deit ce propos là sans quelque occasion, parquoy il s’en retourna avec ladicte canne en sa maison, où regardant icelle canne il la trouva fendue, si l’ouvrit, et trouva dedans la lettre qu’elle avoit escripte, & l’ayant levé, & biens comprins ce qu’il avoit à faire, il fut le plus content homme du monde, et commença à donner ordre pour se trouver avec la dame par le moyen qu’elle luy avoit enseigné. Il y avoit en ung des coings du palais du prince, une cave faicte long temps au paravant dedans la montaigne, laquelle cave prenoit son jour par ung souspiral faict parforce dedans ladict montaigne, lequel par ce que la cave n’estoit plus frequentée de personne, estoit quasi bousché de buissons & d’espines qui estoient creuz autour, & en ceste cave pouvoit l’on descendre par ung secret degré, qui respondoit en une des chambres basses du palais, que la dame tenoit, combien qu’elle fust fermée d’ung très fort huys. Et estoit ce degré, si hors de la memoire d’ung chascun (parce que des long temps auparavant l’on n’y estoit descendu) que quasi personne ne se souvenoit qu’il y fust. Mais amour (aux yeulx duquel rien n’est si caché qu’il ne vienne à lumiere) l’avoit remis en la memoire de la dame amoureuse, laquelle affin que aucun ne s’apperceust de cecy, se travailla plusieurs jours en son esperit de ouvrir cest huys avant qu’elle peust y parvenir. Puys
Puys quant elle en eut trouvé la maniere & qu’elle fut descendue toute seulle en la cave & veu le souspiral, elle feit scavoir à Guyschart qu’il se perforceast de descendre par là, luy ayant faict entendre la haulteur qu’il y pouvoit avoir jusques en terre, pour laquelle chose executer Guyschart apresta une corde avec certains neuz pour pouvoir descendre & monter par icelle. Et s’estant vestu d’un cuyr pour se garder des espines s’en alla la nuyt ensuyvant, audict souspiral sans le sceu de personne. Et après avoir tres bien attaché l’un des boutz de la corde à ung tronsson d’arbre qui estoit creu à la bouche du souspiral, il descendit en la cave par le moyen de ladicte corde, & là attendit la dame. Laquelle le jour ensuyvant faisant semblant de vouloir dormir après disner envoya ses damoyselles hors de la chambre & se y enferma toute seulle. Puys ouvrit l’huys, & descendit en la cave, où quant elle eut trouvé Guyschart, ilz se feirent l’un à l'autre merveilleuse chere. Puys monterent ensemble en sa chambre où ilz demourerent la plus grande partie de ce jour avec très grant contentement. Et ayans donné bonne ordre pour l’advenir, à la conduicte de leur amytié, à fin qu’elle fust secrette. Guyschart s’en retourna en la cave & la dame ferma l’huys, & s’en veint dehors, vers ses damoyselles. Puis après, la nuict ensuyvant Guyschart monta par l’eschelle par où il estoit descendu & sortit du souspiral & s’en retourna à la maison. Et ainsi ayant aprins ce chemin, il y retourna plusieurs foys après par succession de temps. Mais fortune enuyeuse d’un si long & grant plaisir renversa en triste pleur avec douloureux accident, la joye des deux amantz. Le prince avoit de coustume de venir aucunes foys tout seul en la chambre de sa fille & y demourer & deviser quelque espace de temps avec elle, & après s’en aller. Lequel ung jour après disner, lors que la dame (qui se nommoit Sigismonde) estoit en ung sien jardin avec toutes ses damoyselles descendit là-bas & s’en entra en la chambre sans estre ne ouy ne veu de personne. Mais ne voulant oster sa fille de son plaisir & trouvant les fenestres de sa chambre fermées & les rideaulx du lict abbatuz se sieit sur ung carreau au pied d’iceluy, & apuyant la teste contre le lict, et le rideaulx tiré sur luy, comme s’il se fust caché expressement, s’endormit là. Et dormant ainsi le prince, la dame qui par malle fortune avoit ce jour faict venir Guyschart, laissa ses damoyselles au jardin, & s’en entra tout bellement en sa chambre ; ayant fermé laquelle sans s’apercevoir qu’il y eust personne, elle ouvrit l’huys à Guyschart qui l’attendoit. Puis se mettans sur le lict comme ilz avoient de coustume, & folyans & passans le temps ensemble, adveint que le prince s’esveilla, & ouyt & veid ce que Guyschart & sa fille faisoient. Dequoy estant dolant oultre mesure, il voulut de prime face s’escrier. Mais il advisa pour le meilleur de se taire & demeurer caché, s’il pouvoit, afin de pouvoir faire plus secretement & avec moins de honte pour soy ce que desja luy estoit tumbé en l’entendement de devoir faire. Les deux amantz demeurerent par long espace de temps ensemble, comme ilz avoient de coustume sans s’apercevoir du prince. Et quant bon leur sembla descenduz qu’ilz furent de dessus le lict, Guyschart s’en retourna en la cave, et elle sortit de la chambre. De laquelle le prince (encor qu’il fust viel) se coula au jardin, par une fenestre d’icelle chambre, & sans estre veu de personne s’en retourna (dolent jusques au mourir) en sa chambre. Et la nuict ensuyvant sur l’heure du premier somme il feit prendre par bon ordre qu’il donna
donna Guyschart qui sortoit du souspiral vestu et empesché de son habillement de cuyr, et fut mené secrettement au prince. Lequel aussi tost qu’il le veid luy deit quasi la lerme à l’œil : « Guyschart, ma benignité dont j’ay tousjours usé envers toy n’avoit point merité l’oultrage et la honte que tu m’as fait, en mes propres choses, comme au jourd’huy j’ay veu de mes yeulx.». Auquel Guyschart ne se respondit autre chose, sinon : « Amour a trop plus de puissance que vous ne moy n’avons.». Lors le prince commanda qu’il fust gardé secrettement en une chambre de leans, & ainsi fut faict. Et quant le jour ensuyvant fut venu ne saichant encore Sigismonde aucune chose de tout cecy, le prince ayant pensé en soy mesme plusieurs & diverses choses, s’en alla après disner comme il avoit de coustume en la chambre de sa fille, où il la feit appeller, & s’enferma avec elle. Puis en plorant commença à dire : « Sigismonde m’estant advis que je congnoissoye ta vertu et ton honnesteté, à peyne me fust il jamais tumbé en l’entendement, qui que me l’eust dit (si je ne l’eusse veu de mes propres yeulx) que tu eusses, non pas faict, mais ne seulement pensé, de te habandonner à quelque homme, s’il n’eust esté ton mary, de quoy je seray dolent en me souvenant de cecy tant que ce peu de remanant de vie que ma viellesse me reserve durera en moy. Or eust dieu voulu (puys que tu te devoys conduyre à telle deshonnesteté) que tu eusses prins homme sortable à ta noblesse. Mais entre tant qui frequentent en ma court tu as choisy ce jeune homme Guyschart, qui est de très basse condicion et eslevé (quasi comme pour l’honneur de dieu) dès son jeune aage jusques à present en nostre court. Dont tu m’as mys en ung merveilleux travail d’esperit. Ne saichant quel party je doy prendre de toy. Car quant à luy (lequel j’ay faict prendre ceste nuict en sortant du souspiral, et le tiens prisonnier) j’ay desja conclud ce que j’en doy faire. Mais de toy dieu le scait, car je ne scay que faire : d’une part me tire l’amour que je t’ay tousjours plus portée que jamais pere porta à fille. Et de l’autre me tire une tresjuste indignation prise par ta grande folye. L’un veult que je te pardonne. Et l’autre que contre mon naturel je devienne cruel envers toy. Toutefoys premier que d’en faire aucune resolucion, je desire d’ouyr, ce que tu doyz dire à cecy. ». Et ces parolles dittes, il baissa le visaige, pleurant aussi fort, comme feroit ung enfant qu’on auroit bien fessé. Sigismonde oyant son pere, & congnoissant que non seulement son amour secrete estoit descouvertes, mais aussi que Guyschart estoit prisonnier, elle sentit une douleur inestimable, ce qu’elle cuyda plusieurs foys montrer avec criz, & lermes, comme font la pluspart des femmes. Mais le grant cueur qu’elle avoit, vainquit ceste basseur, & asseura son visage avec une merveilleuse force. Deliberant en soymesmes, avant que de faire aucunes prieres pour soy, de ne vouloir plus demeurer en vie, voyant aussi bien que son Guyschart estoit desja mort. Parquoy, non comme femme dolente, ou reprinse de quelque faulte, mais comme ne se souciant de rien, avec ung visaige sec & ouvert, & point troublé, deit ainsi à son père : « Mon pere je ne suis deliberée de nous nyer aucune chose, ne aussi de vous prier d’aucune, parce que l’un ne me vauldroit riens, & je ne veulx pas que l’autre me vaille. Et oultre ce je ne pretendz en aucune maniere rendre benivole vostre clemence & amour envers moy, mais confessant la verité, je veulx premierement deffendre mon honneur avecques vrayes raisons, & puys suyvre vertueusement par effectz la grandeur de mon couraige.
couraige. Il est vray que j'ay aymé & ayme Guyschard, & l'aymeray tant que je vivray (qui sera peu): Encor si on s'ayme après la mort, je ne me tiendray de l'aymer. Mais à cecy ne m’a tant induict ma fragilité femenine, comme ont faict, le peu de soing que vous avez eu de me remarier, & la vertu de Guyschard. Il vous devoit (mon pere) estre tout notoire que vous estant de chair aviez engendré une fille de chair, & non de pierre ou de fer. Et aussi vous devoit & doit souvenir (ores que vous soyez maintenant viel) qu'elles sont & avec combien de force viennent les loix de jeunesse, et encor que vous vous soyez (durant la force de vostre aage) excercité aux armes, sy ne deviez vous pourtant moins congnoistre, combien de puissance ont les oysivetez & delices, non seulement ès jeunes, mais aussi ès vieulx. Je suys doncques de chair comme engendrée de vous, & ay si peu vescu, que je suis encore jeune & pleine par l'une & l'autre raison de concupissible desir. Aquoy la congnoissance que j'ay eue (pour avoir esté marieé) du plaisir que c’est de donner accomplissement à ung tel desir, y a adjousté de merveilleuses forces, ausquelles ne m'estant possible resister que je n'aye suyvi ce à quoy elles me tyroient, je devins amoureuse comme jeune, & femme que je suis. Et certainement, j'employay toute ma vertu autant qu'il me fut possible, pour ne vouloir faire honte ne à vous ne à moy, en ce à quoy peché naturel me tyroit. À laquelle chose amour pitoyable & fortune benigne m'avoient trouvé & monstré une voye assez secrette, par laquelle sans que personne le sceust je parvenoye à mes désirs. Et cecy (qui que le vous ayt montré ou comme que vous l'ayez sceu) je ne le veulx nyer, mais je n'ay point prins Guyschard par accident comme plusieurs femmes font. Ains avec ung conseil deliberé & ung penser advisé le choisiz par sus tout autre. Et l'introduysi à moy, jouyssant avecques nostre saige perseverance longuement de mon desir. Dont il semble (oultre ce que je n'ay peché sinon par amour) que pour fuyre plus la vulgaire oppinion que la verité vous m'en vueillez reprendre plus amerement, disant que quasi vous ne auriez occasion de vous en courrousser, si j'eusse choisy en cecy ung gentilhomme. En quoy vous ne vous appercez point que vous reprenez non pas ma faulte, mais celle de la fortune, laquelle esleve assez souvent les indignes, laissant à bas ceulx qui sont tresdignes. Mais ne parlons maintenant de cecy, & regardez aucunement, au commencement des choses. Premierement vous verrez que d'une masse de chair, nous avons tous receu chair, et que ung mesme createur a crée toutes les ames, avec forces & puisssances esgalle & avec vertu, laquelle fut la premiere qui feit distinction de nous tous qui sommes nez & nayssons esgaulx. Et ceulx qui eurent d'elle la plus grant part & en feirent les oeuvres, furent appellez nobles, demourant le reste non noble. Et combien que contraire usance ayt caché depuys ceste loy, si n'est elle pourtant ostée ne chassée de la nature ne des bonnes meurs. Et par ainsi celuy qui par vertu faict toutes ses opperacions se monstre appertement noble, et celuy qui l'appelle autrement commect faulte non pas celuy qui est appellé. Regardez doncques tous voz gentilz hommes, & examinez bien leur vertu, leurs conditions et façons de faire. Dautrepart regardez celles de Guyschard. Lors si vous voulez juger sans affection, vous direz qu'il
qu'il est tresnoble, et que tous voz gentilzhommes sont vilains au respect de luy, des vertuz & de la valeur duquel je n'ay creu au jugement d'aucune autre personne que à celuy de vos parolles, & de mes yeulx. Qui jamais les loua tant comme vous les louyez, en toutes les choses louables que ung honneste homme doit estre loué ? Et certainement ce n'estoit à tort, car si mes yeulx ne m'ont trompé, vous ne luy donnastes oncques louenge, que je n'en aye plus congneu en luy, que vos parolles ne le pouvoient exprimer. Toutefoys si j'avoye receu en cecy aucune tromperie, ce seroit de vous de qui j'auroys esté trompée. Vouldrez vous doncques dire que je me soye mise avec ung homme de basse condicion ? Certes vous ne diriez pas bien, mais paradventure si vous disyez avec ung paovre, il se pourroit confesser, mais ce seroit avec vostre honte qui n'avez daigné colloquer en grand estat ung honneste homme vostre serviteur. Toutesfoys la paouvreté ne prive aucun de noblesse, & si faict bien la richesse. Plusieurs Roys et grans princes, furent jadis paovres. Là où beaucoup de ceulx qui labourent la terre & gardent les brebis, ont par le passé esté riches, comme il en est encores. Et quant au dernier doubte qui vous tormente, c’est assavoir que vous devez faire de moy, chassez le hardiment de vostre entendement. Et si vous avez deliberé en l'extremité de vostre viellesse, d'user de ce que en vostre jeunesse vous ne feistes oncques (j'entendz de devenir cruel) usez contre moy de vostre cruaulté, pour laquelle eviter, je n'ay deliberé de vous faire aucune prière comme celle qui est la premiere occasion de ce peché (si peché se doibt nommer). Vous asseurant, que si vous ne faictes de moy ce que vous avez faict, ou ferez de Guyschard, mes propres mains le feront. Parquoy allez respandre voz lermes avecques les femmes. Et si vous voulez devenir cruel, faictes mourir tout à ung coup & luy & moy, aumoins s'il vous semble que nous l'ayons merité ». Le prince congneut le grant cueur de sa fille, mais il ne creut pourtant que elle fust deliberée de faire ce à quoy tendoyent ses parolles, & comme elle disoit vouloir faire. Parquoy partant d'avec elle et en volunté de ne vouloir user envers elle d'aucune cruaulté, il pensa que avec le dommaige d'aultruy il reffrediroit son ardente amytié. Et commanda à deux de ses gens (qui avoyent Guischard en garde) que sans aucun bruyt, ils l’estranglassent la nuyct ensuyvant. Puys luy ayans tyré le cueur hors du corps le luy apportassent. Lesquelz le feirent comme il leur fut commandé. Et le lendemain le prince se feit apporter une belle & grande Couppe d'or, dedans laquelle il mei le cueur de Guyschard, qu'il envoya par un sien serviteur familier, à sa fille. Et luy commanda qu'il luy deist, le luy presentant, ces parolles : « Ton pere t'envoye ce present pour te consoler de la chose que plus tu aymes, comme tu l'as consolé, de ce que plus il aymoit. ». Or Sigismonde, non desmeue de sa cruelle delibaracion, s'estoit faict apporter (après le partement de son pere) des herbes et racines venimeuses, qu'elle distilla, & en feit de l’eau, pour la boire soudainement, si ce, dont elle doubtoit, advenoit. Et quant le serviteur du prince fut venu à elle, & qu'il eut faict le present, & deit les parolles qu'il avoit chargé de dire, elle print le couppe avec
avec ung visaige asseuré, et icelle descouverte, tout aussi tost qu'elle veit le cueur et entendit les parolles, se tint pour toute certaine que c’estoit le cueur de Guyschard. Parquoy le visage levé vers le serviteur, elle luy deit : «Il n'appartenoit certes à ung tel cueur qu'est cestuy cy une sépulture moins digne que d'or. En quoy mon pere a usé tressaigement.» Puys l'approchant de sa bouche, & le baisant, deit : «J'ay en toutes choses & jusques à ceste extremité de ma vie, trouvé tousjours l'amytié de mon pere tresgrande envers moy, mais je la congnoys maintenant plus grande que jamais. Et par ainsi tu luy rendras de ma part les dernières graces, lesquelles je luy doyz jamais rendre d'un si grant present. Et après ces parolles, estant retournée sur la couppe, laquelle elle tenoit estroictement, regardant le cueur deit ainsi : « O doulx recueil de tous mes plaisirs, maulditte soit la cruauté de celuy qui est cause que je te voy maintenant avecques les yeulx du front, il me suffisoit assez de te veoir à toute heure avec ceulx de l'entendement, tu as achevé ton cours, et de tel que la fortune te la voulu donner tu t’es depesché & es venu à la fin ou chacun court, tu as laissé les miseres & travaulx de ce monde, & as eu de ton ennemy mesmes, telle sepulture que ta valeur a merité. Il ne te falloit plus autre chose pour avoir obseques accomplyes, sinon les lermes de celle que tu aymois tant, pendant que tu estoys en vie, pour avoir, lesquelles vostre seigneur meit en l'entendement de mon impitoyable pere, de t'envoyer à moy. Et certes je te les donneray, combien que je eusse deliberé de mourir les yeulx secs, sans verser aucunes lermes avec ung visaige asseuré & non espoventé d'aucune chose. Et quant je les t'auray données, je feray que mon ame, que tu gardas jadis tant cherement, se joindra par ton moyen avec la tienne. Mais aussi avec quelle compaignie pourrois je aller plus contente au myeulx seure ès lieu non congneuz, que avec elle ? Certes je suis asseurée qu'elle est encor icy dedans, qui regarde le lieu de ses plaisirs & des myens, me asseurant (comme celle qui suis certaine que elle m'ayme encores) qu'elle attend la myenne, de laquelle elle est aussi grandement aymée. » Et cecy deit, commenca à verser (tout ainsi que si elle eust eu une fontaine d'eau en sa teste) tant de lermes, que ce fut chose merveilleuse à veoir, baisant par infinies foys le cueur mort. Ses damoyselles, qui estoient autour d'elle, n'entendoyent point quel cueur c’estoit ne que vouloient dire ces parolles. Mais vaincues de compassion, pleuroient toutes, luy demandant piteusement, l'occasion de son plorer en vain, et se parforceoient comme myeulx elle pouvoient & scavoyent, de la conforter. Laquelle après avoir tant pleuré qu'il luy sembla assez, leva la teste, & ayant essuyé ses yeulx deit : « O cueur tant aymé, tout mon devoir est achevé envers toy, ne me restant plus à faire autre chose sinon de venir avec mon ame faire compaignie à la tienne.» Et cecy deit elle feit apporter la fiolle ou estoit l’eau que elle avoit faict le jour de devant, & la versa en la couppe ou estoit le cueur lavé de plusieurs de ses lermes. Ayant laquelle mise en sa bouche sans aucune craincte elle la beut toute. Et quant l'eut beue, elle monta sur son lict avec la couppe en la main, rengant le plus honnestement qu'elle sceut son corps
corps sur icelluy, puys aprocha de son cueur, celuy de son amy mort. Ses damoyselles ayans veu & entendu cecy (Encor qu'elles ne sceussent quelle eau estoit celle qu'elle avoit beue) avoyent envoyé dire tout cecy au prince. Lequel craignant ce qui survint, descendit incontinent en la chambre de sa fille, où il arriva en la mesme heure qu'elle se gecta sur son lict. Et trop tard venu à son secours, avecques doulce parolles commenca (la voyant aux termes où elle estoit) à plourer amerement, auquel la fille deit : « Mon pere, gardez ces lermes à moins désirée fortune que ceste cy, & ne les me donnez, car je ne les désire point. Qui jamais veit homme sinon vous, pleurer de ce qu'il a voulu faire ? Mais toutesfoys s'il ya encores en vous tant soit peu de ceste amour que vous m'avez tant portée, accordez moy pour le dernier don que je désire de vous que puys qu'il ne vous a esté agreable, que je vesquisse secrettement & à cachettes avec Guyschart, aumoins que mon corps & le sien quelque part que vous l'ayez faict gecter soyent enterrez publicquement ensemble. ». L’angoisse de plourer ne permeit que le prince luy respondeist aucune parolle. Et lors la dame se sentant tyrer à la fin, estraignant et serrant fort le cueur mort à son estomach, deit : « Demourez avec vostre seigneur, car je m'en voys. ». Et ayant les yeulx cloz & perdu tout sentiment se partit de ceste dolente vie. Et ainsi eut l'amour de Guyschard & Sigismonde doloreuse fin, comme vous l'avez ouy. Lesquelz le prince après avoir fort pleuré & s'estant repenty trop tard de sa cruaulté les feit enterrer tous deux honnorablement en ung mesme sepulchre, non sans grant dueil de tous les Salernitains.