Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Mythologie</em>, Paris, 1627 - IV, 15 : De Cupidon Conti, Natale 1627 chargé d'édition/chercheur Équipe Mythologia Projet Mythologia (CRIMEL, URCA ; IUF) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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Paris (France), BnF, NUMM-117380 - J-1943 (1-2)
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De Cupidon.

CHAPITRE XV.

Genealogie de Cupidon douteuſe.ON doute fort de quels parens eſt né Cupidon, pource que les vns diſent qu’il n’y a qu’vn Cupidon, les autres maintiennent qu’ils ſont pluſieurs. Platon au Banquet introduit Phædre, en diſcourant ainſi : L’on a deſia ſouuente-fois conu par experience que Cupidon eſt vn grand Dieu, & admirable, tant aux Dieux qu’aux hommes, tant és autres choſes que principalement en ce qui concerne ſon origine ; car c’eſt vne remarque fort honorable d’eſtre mis & placé au rang des plus anciens Dieux. Or les parents de Cupidon ne ſe trouuent point, et n’y a homme, ny particulier ny Poëte qui les nomme. Il ſemble qu’Heſiode en ſa Theogonie vueille dire qu’Amour ou Cupidon ſoit iſſu de cette matiere informe, lourde, obſcure, peſante & immobile, qu’on a nommee Chaos :

Le Chaos deſbroüillé, la terre aux larges reins Fut faite pour ſeruir aux grands Dieux ſouuerains De marche-pied faiſans ſur l’Olympe leur erre. Puis le Tartare obſcur enfondré ſous la terre : Et le plus beau qui ſoit dans le pourpris des Cieux, Amour chaſſe-ſoucy des hommes & des Dieux, Qui dompte le vouloir, & qui dans leur penſee Maiſtriſe les auis que l’ame a pourpenſee.

Car il dit que Cupidon naſquit incontinent aprés la Terre, & qu’il fut tiré de la ſuſdite matiere. Mais Ariſtophane és Oyſeaux rapporte, que la Nuict pondit vn œuf de-par Zephire, d’où naſquit Cupidon, qui meſlé parmy le Chaos ſuſcita toute l’engeance des Dieux :

Tout eſtoit vn Chaos, vn noir Erebe, & Nuict, Vn Tartare profond, la terre eſtoit encore Confuſe en cet amas, ſans Ciel, ſans Air, ſans Aurore. Quand la ſombr’-ailé Nuict, au ſein larg’-eſtendu D’Erebe fit vn œuf de Zephire pondu, Qui couué produiſit cet Archer de Cythere, D’or-ailé ſur les flancs, qui d’amour l’ame altere.

Orphee auſſi nous conte ie ne ſçay quoy de ſemblable touchant ſa naiſſance, diſant qu’il eſt né deuant toutes autres creatures :

Ie chante vn premier né, grand de double nature, Chut de l’air, né d’vn œuf, tout fier de la parure De ſes aiſles d’or fin, de qui naiſſance ont pris Les manans de la terre, & du vouſté pourpris.

Neantmoins ledit Platon qui n’agueres a dit qu’on ne trouue point les parens de ce Cupidon, vient puis aprés audit paſſage à conter vne Fable de ſa natiuité :Natiuité fabuleuſe de Cupidon.Le bruit eſt (dit-il) que les Dieux ſolemniſans vn iour la feſte de la natiuité de Venus, ſe mirent à ttable aux cieux, & firent ſi bonne chere, que Pore, Dieu du conſeil & d’abondãce, ayant vn peu trop beu de Nectar, ſ’enyura ; & trouuant Penie, Deeſſe de pauureté, dans le iardin de Iupiter, l’engroſſa : laquelle depuis enfanta Cupidon, qui fut donné à Venus pour la ſeruir, & faire ce qu’elle luy commanderoit ; par ce moyen on creut qu’il fuſt fils de Venus. Theocrit en Hylias dit bien qu’il eſtoit né de parens Dieux, mais il n’aſſeure point quels ils ſont ; tant ſon origine & extraction eſt malaiſee à ſçauoir :

De qui que ſoit des Dieux qu’Amour ait ſon eſſence, Ce n’eſt pas pour nous ſeuls qu’il a receu naiſſance.

Quelques-vns diſent Amour eſtre fils de Saturne ; teſmoing Orphee.

Et l’Amour & les Vents ſont iſſus de Saturne.

Mais Sapho le faict fils du Ciel & de la Terre : Simonide, de Mars & de Venus : Acuſilas, de la Nuict & de l’air : Alcee, de Diſcord & de Zephire : & quelques-vns des plus anciens, de Mercure. Cependant le meſme Orphee en vn autre hymne dit que tous les Amours, dont il en faict vn grand nombre, ſont iſſus de Venus :

Nous chantons la grand race extraite de Cyprine, La grand’ ſource royale, & fontaine diuine, De qui ſont deſcendus les immortels Amours, Qui les flancs empennez rodent & nuicts & iours.

Pauſanias és premieres Eliaques dit que Venus ſortant de la mer, fut receuë & accueillie par Cupidon, & couronnee par Suade ou Per- ſuaſion ; puis en l’Eſtat de Bœoce, que l’on croyoit communément Cupidon eſtre le plus ieune de tous les Dieux, & fils de Venus. Pluſieurs Cupidõs.Ciceron au 3. liure de la nature des Dieux, nõme pluſieurs Cupidons ſortis de diuerſes races. Le premier de ce nom eſtoit fils de Mercure & de Diane, le deuxieſme de Mercure & de Venus ; le troiſieſme, nommé Anteros, fils de Mars & de Venus, troiſieſme de ce nom. Or combien qu’ils ayent eſté pluſieurs, & de diuerſes familles, toutefois preſque tout ce qui a eſté dict de l’amour, ſe rapporte à vn ſeul fils de Venus ; duquel eſtant accouchee, Iupiter la tança, iugeant à la phyſionomie de l’enfant, que bien-toſt il ſuſciteroit de grands troubles entre les hommes, & qu’il valoit mieux ne le laiſſer point viure, que permettre qu’il perdiſt le genre humain. Venus craignant les menaces de Iupiter, l’emporta cacher dans les bois, où nourry parmy les feres, il huma quand & le laict leur aigreur, & retint les humeurs & qualitez dont elles ſont compoſees. Auſſi-toſt qu’il peut manier l’arc, luy-meſme ſ’en façonna vn de Freſne, & des fleches de Cyprés ; & s’exerca premierement contre les beſtes fauues ; puis de cette chaſſe agreſte, ſe tranſporta és villes, & ne ceſſa dés-lors de tirer droit au cœur des perſonnes, & finalement changea ſon carquois de bois en vn autre d’or, ſous lequel il aſſubiettit tout l’Vniuers. Image de Venus auec ſes Cupidõs.Le Sculpteur Arceſilas eut bonne grace quand il cizela en marbre vne Courtiſane, autour de laquelle ſe ioüoyent les Cupidons, les vns deſquels la forçoient de boire dans vne corne, les autres luy chauſſoient ſes patins, les autres l’attachoient auec vne corde contre vn rocher, voulant par telle image montrer la pluralité des Cupidons. Orphee en ſes hymnes declare qu’elles forces & facultez il auoit, & quelle habitude on luy attribuoit :

Ie chante vn grand, vn ſainct, plaiſant, aymable Amour, Archer, ailé, puiſſant en flames, & d’vn cour Infiniment ſoudain, double-né, qui, folaſtre, Parmy les Souuerains et les hommes folaſtre, Qui tient les clefs de tout, ſoit du ciel ætheré ; Soit de la terre baſſe, ou du regne vitré, Meſme de tous les vents que Cerés la blétiere Entretient pour ouurir la matrice fruitiere De la terre, ou de ceux qui bourſouflent la mer, Ou ceux qui leurs ſouſpirs deſgorgent dans l’Enfer.

Les Anciens peignoient les Cupidons auec des ailes, & teintes d’azur, pourpre & iaune-doré, & à quelques-vns d’or tout pur : vn arc & des traits, le corps gras & potelé, le ſang chaud, & la couleur viue : comme Zeuxis le peignit à Athenes d’vne merueilleuſe beauté, couronné de chappeaux de roſes : de meſme peignoient-ils la Victoire & le premier qui la fit ailee fut Aglaophon Thaſien. Auſſi comme son image fut vn iour frappee de fouldre qui luy caſſa les ailes, Pompee prit cela pour vn bon augure, preſumant qu’elle ne pourroit plus ſ’enuoler de chez eux ; & ſur cet accident il compoſa ces deux vers en Grec :

Rome, Royne du monde ; ore que la victoire N’a plus d’ailes, iamais ne perira ta gloire.

Puis aprés d’autres luy firent porter vne fleur d’vne main, & de l’autre vn Dauphin, comme il appert par cet Epigramme de Palladas, Poëte Grec :

Amour eſt nud, pourtant rit-il & eſt courtois ; Car il ne s’arme plus de fleches ny carquois Pour enflammer les cœurs, c’eſt à bon droit qu’il porte La fleur et le Dauphin. Il montre en cette ſorte Que d’vne main il tient la terre en ſon pouuoir, Que de l’autre il ſouſmet la mer à ſon vouloir.

On luy deferoit tant de credit & de puiſſance, que ce qui eſtoit laid & difforme, il le faiſoit trouuer beau & honneſte ; & eſtimoient qu’il euſt pouuoir d’hebeter & eſtourdir tous les ſens des amants. Il eut meſmement vn iour tant de hardieſſe que d’entreprendre de piller les armes & enſeignes de tous les Dieux, ſelon que Philippe, Poëte Grec, l’exprime gentiment en vn Epigramme :

Iadis les Cupidons prindrent par eſcalade L’hoſtel des Tout-puiſſans, & par grand’algarade S’armerent richement du butin glorieux Que pillans leur manoir ils firent chez les Dieux. Phœbus perd ſon carquois, ſon arc ; Iupin ſa foudre Dont il touchoit maint corps le reduiſant en poudre. Hercule ſa maſſuë ; et d’vn ſemblable trait Neptun ſa Fourche fiere, & Mars ſon halecret : Diane ſon flambeau treluiſant ; & Mercure Grand meſſager des Dieux, ſon ailee chauſſure, Et ſon Thyrſe Bacchus. Or ne faut ſ’eſtonner Si les hommes foiblets ſe laiſſent aſſener Aux fleches des Amours, puis que les Dieux ſupremes Les ont accommodez, de leurs armeures meſmes.

Puis donc que la puiſſance de Cupidon eſtoit ſi grande, à bon droit l’appelle Platon le plus heureux de tous les Dieux qui luy ſont aſſujettis. Quant à moy (dit-il) ie tien qu’encore que tous les Dieux ſoient bien-heureux, neantmoins Cupidon (s’il eſt loiſible de le dire ſans encouurir blaſme ny reprehenſion) eſt plus heureux que tout tant qu’ils ſont, le plus beau & le meilleur qui ſoit point entre-eux. Il fait deux Cupidons, & nomme l’vn Celeſte ; l’autre, Vulgaire. Mais outre les ſuſdites marques & enſeignes on luy en a bien adiouſté d’autres : & ne l’ont pas faict ſeulement aueugle, Compagnons de Cupidon.mais luy ont auſſi baillé pour compagnons, Yureſſe, Douleurs, Inimitiez, Contentions, & pluſieurs ſemblables peſtes, faſcheuſes à rencontrer, & beaucoup plus à les eſprouuer. Marulle les a gentiment & d’vne elegance poëtique deſcrites en vn Epigramme Latin par Dialogue :

A qui eſt cet enfant ? à Venus. Cette trouſſe Pour quel ſujet eſt elle ainſi pleine ? c’eſt pource Que, s’il eſt peu prudent, ſes coups ſont aſſeurez, Et ne deſcoche en vain ſur ceux qu’il a mirez. Pourquoy va-t’il tout nud ? il eſt tout ſimple, & s’ouure Pour ſe montrer à plein, & hait cil qui ſe couure. D’où vient qu’il eſt enfant ? c’eſt qu’il fait eſtre tels Les vieillars preſts d’aller és infernaux hoſtels. Qui luy garnit les flancs d’ailes ? c’eſt inconſtance. Pourquoy n’a-t’il nul front ? il ſeme mal-vueillance. Qui luy creue les yeux ? vn desbordé plaiſir. D’où vient cette maigreur ? le ſoucy le deſir, La douleur fait veiller. Qui eſt ce qui chemine Deuant ce Dieu aueugle ? Yuresse, Libidine, Sommeil, Oiſiueté. Qui ſont ſes Coſtilliers ? Guerr’, Hain’, Opprobr’, Eſtrif, le ſuiuants à milliers. Qui l’a daigné loger parmy les Dieux ſupremes ? Ceux qui la faute ont faict, ce ſont les hommes meſmes. La cauſe ? ils ont pensé que la coulpe & forfaict Seroit beaucoup plus doux quand vn Dieu l’auroit faict.

Or d’autant qu’il n’y a rien qui gaſte tant la ſanté des hommes, qui plus affoibliſſe leurs corps, ny qui plus peruertiſſe les bonnes mœurs que les delices ; les Anciens en ont attribué la cauſe à vn excez, boire & manger. Auſſi Palladas Poëte Grec, dit fort bien qu’il n’y a choſe tant repugnante à la nature de Dieu que de ne tenir aucun regime en ſon viure, & mener vne vie diſſoluë, s’occupant ſans ceſſe à farcir & noyer ſon ventre : d’autant que telle intemperance conduit les hommes à toutes vilainies & desbordemens, joint que l’humanité & courtoiſie, la iuſtice, temperance, & toutes autres vertus ſont compagnes & ſuiuantes de frugalité, non de gourmandiſe ny d’yurongnerie. Et pour dire en vn mot, tant de marques & d’enſeignes, tant de puiſſances, tant de butins & deſpoüilles, tant de cruels compagnons : ce difforme aueuglement, cette aage incapable de prudence & de conſeil, ont eſté par les Poëtes attribuez à Cupidon, pour exprimer la rage de la diſſolution des hommes ; de façon qu’il ſemble n’y auoir en nature choſe qui plus meſſée à vn honneſte homme, bien né & bien nourry : eſquelles choſes neantmoins beaucoup de gens ſe plaiſent par trop, tellement qu’ils n’en peuuent parler qu’auec vn extreme plaiſir & contentement. Cettuy-cy doncques mis en auant pour deſtourner les hommes de toute vilainie & inſolence, fut par le commun peuple adoré comme Dieu, ne cognoiſſant pas que Dieu ſeul eſt autheur de grauité, beneficence, liberalité, temperance, probité & humanité : & que ce Dieu vulgaire, Cupidon, n’a pour compagnons que guerres, noiſes, contentions, fraudes, outrages, perte d’honneur, ruyne de reputation, & de biens. Et pourtant vn Poëte Grec a eu raiſon de le deſchiffrer comme il s’enſuit :

Qui dit qu’Amour ſoit Dieu ? car les œuures diuines Ne ſont iamais malines : Ne tient-il pas en main vn glaiue bien pointu De cruelle vertu ? De combien d’aſſaßins où il ſe baigne & ſoüille Emport’-il la deſpoüille ?

Effects de Cupidon.C’eſt pourquoy Apollonius Rhodien a penſé que Cupidon fuſt la ſource & fontaine de tous maux ; d’autant que la laſciueté fait meſpriſer la iustice, & de là dependent toutes sortes d’iniquitez & outrages :

Cupidon eſt vn fleau qui les ames bourrelle ; Il n’engendre qu’eſtrif, ennuy dueil & querelle.

Car qu’y a-il auiourd’huy qu’on n’obtienne par paillardiſe, par macquerelages & garçons de loüage ? Il y a beaucoup de villes, beaucoup de Prouinces, beaucoup de Royaumes ruynez par le moyen de ce Dieu des enragez & forcenez. Car combien de villes ont pris les armes pour l’amour de quelques femmes rauies ? combien de femmes ont liuré & trahy leur patrie & leurs parens entre les mains de leurs ennemis pour ſemblable fureur ? combien de maris ont attenté la mort de leurs femmes, & combien de femmes celles de leurs maris, à cauſe de ce beau Dieu ? combien de meres ont eſgorgé leurs enfans ? en ſomme il n’y a meſchanceté : impieté, ſacrilege, deſloyauté, ny crime, tant enorme ſoit-il, duquel Cupidon ne ſoit autheur. Et pourtant quiconque ſe meſlera de loüanger l’Amour, ne merite pas le nom de ſage : & celuy qui ſe laiſſe aſſujettir à luy, & ploye le col ſous ſon joug, eſt le plus miſerable homme qui viue : joint que bien ſouuent il donne tel conſeil à ſes ſuiuans, que cette bonne Dame Medee le prend pour elle à l’encontre de ſes parens, de ſa patrie, & de ſon propre honneur, lors qu’apprehendant les hazards que ſon bien-aymé Iaſon encouroit, ces propos luy eſchapperent de la bouche :

Que ſera-ce de moy ſi la Parque enuieuſe Luy fait paſſer le bord de l’onde Stygieuſe ? C’eſt faict : n’en parlons plus, adieu fidelité, Adieu toute vergongne, adieu pudicité.

Car de faict Cupidon donne ſujet d’vne infinité de malheurs & de diſgraces entre gens malauisez, ſoit en particulier, ſoit en general, comme le montre Sophocle en son Antigone :

Amour qui fais cruelle guerre Aux mieux rentez qui ſoient en terre, Qui loges ſur les yeux ſuccrins, Et ſur les deux bouttons pourprins Des ieunes filles amoureuſes : Qui marches, ſur les eaux ondeuſes, Qui daignes meſmes heberger Chez vn bien malotru berger. Il n’y a d’immortelle eſſence, Ny de corruptible ſemence, Qui puiſſe euiter ton ardeur. Mais qui te tient, tumbe en fureur. Tu rends iniuſtes par outrages Meſme les plus ſaints perſonnages ; Tu troubles par inimitié Ceux qui ſont ioints par amitié. Tu ſemes entre les plus proches Haines, querelles & reproches.

Les maluiuans ne doiuent imputer leurs fautes qu’à leur nature deprauee.Toutefois il vaut mieux auoüer la verité, que ce n’eſt pas Cupidon qui fait le mal, mais pluſtoſt l’occaſion que les meſchans & les gens de mauuaiſe vie prennent de malfaire, qui de leur propre naturel ſont enclins à tout vice. Car Dieu tres-bon, n’a pour neant imprimé aux hommes aucune affection de courage : ains les leur a donnees pour les appliquer, ou aux vertus, ou à choſes neceſſaires pour leur conſeruation & entretenement. Et pourtant, comme dit fort bien Virgile, toutes les fois que quelqu’vn outrepaſſe meſure és mouuemens de ſon courage, & leur obeyt par trop, il ſe faict Cupidon à ſoy-meſme, veu que l’appetit & volonté deſordonnee, & l’inconſideree conuoitiſe d’vn chaſcun, luy ſert d’vn Cupidon, ſelon que nous liſons au neufieſme de l’Æneide, Niſe parlant à Euryale :

A ſçauoir ſi les Dieux dardent en nos eſprits Cette ardeur, Euryale, ou ſi la force grande De ce deſir ardent qui dans nos cœurs commande, Eſt Dieu fait à chaſcun ?—

Oeil, ſiege d’amour.On eſtime que l’œil ſoit le principal ſiege d’amour, pource que par luy, comme par vne feneſtre l’eſprit cõçoit les images & les ſemblances, & les enuoye au dedans, deſquelles eſtant frappé, il vient à eſtre amoureux & conuoiteux de ce qu’il a veu. Ce que Muſee nous enſeigne bien clairement :

Si toſt que la beauté d’vne femme on regarde, D’vn clein d’œil amoureux vne forme elle darde Qui plus viſte qu’vn trait vient aſſener le cœur, Duquel elle ſe rend en peu d’heure vainqueur. L’œil en eſt le chemin : & de cette picquure. Se gliſſe dans le cœur vne telle bleſſure Dont l’on ſe void atteint, voire ſi bien donté, Qu’on en perd quand & quand toute ſa liberté.

Mythologie phyſique & morale de Cupidon.Or voila les contes fabuleux que nous trouuons ſemez és eſcrits des Anciens touchant Cupidon : il eſt temps de voir ce qu’ils peuuent contenir de ſerieux. Quant à ce qu’ils l’ont tenu pour le plus ancien de tous les Dieux, il ſemble qu’ils ayent voulu donner à entendre ce qu’Empedocle enſeignoit : à ſçauoir, que l’amitié & la haine ont ſeparé & desjoint les choſes qui auparauant eſtoient confuſes entre-elles, veu que ſans ces deux-là elles ne ſçauroient d’elles-meſmes rien engendrer. Auſſi faut-il faire naiſtre à cet Amour, que les Grecs nomment Eros, vn frere qui fut appellé Anteros, Contr’amour : pour luy ſeruir de compagnie, d’autant qu’il s’ennuyoit & languiſſoit tout ſeul, & ne proffitoit point. Ce qu’aperceuant Venus, elle s’en alla au conſeil à la Deeſſe Themis qui luy fit reſponſe qu’il auoit beſoin d’vn Anteros, pour luy correſpondre, à ce qu’ils peuſſent s’entreſecourir. Ainſi Venus engendra de Mars cet Anteros, qui ne fut pas pluſtost en lumiere, que Cupidon commença à croiſtre, dilater & eſtendre ſes ailes & pennage. Et meſme tandis qu’Anteros eſtoit preſent & auec luy, il paroiſſoit beaucoup plus beau & plus grand : là où tout le contraire aduenoit en ſon abſence. Et combien que Thalés mette l’eau pour le commencement de toutes choſes, qui certes eſt bien vne matiere tres-propre pour la generation : toutefois elle n’engendre rien ſimplement, ſans cet ouurier (ſoit que nous l’appellions amitié, ou maſle, ou faiſant deuoir de masle, ou chaleur) c’eſt à ſçauoir, cette force diuine, qui donne eſtre & naiſſance à toutes creatures. Et ne faut penſer que l’opinion de ceux qui croyent toutes choſes compoſees ſe reſoudre en eau & terre, ſoit vraye ; car il ne ſe peut faire qu’il n’y ait que ces deux élemens, ou que tout ſoit faict & compoſé de ces deux-là, du tout inutiles s’ils ne ſont aydez d’vn principe plus diuin. Les Anciens doncques ont eſtimé qu’Amour n’eſtoit autre (comme ie viens de dire) que ce qu’Empedocle diſoit, à ſçauoir vne vertu diuine par laquelle choſes ſemblables ſont induites à deſirer de s’accoupler & vnir coniointement : ou pour mieux dire, vn entendement diuin, qui imprime en la nature meſme tel affection & tel appetit. Raiſons de la genealogie de Cupidon.C’eſt pourquoy les vns donnent pluſieurs parens à Cupidon : les autres penſans qu’il ſoit apparu incontinent aprés la creation du monde, diſent qu’il eſt né de cette matiere informe, ou Chaos. Les autres le font fils de Venus, pource que Venus n’eſt autre choſe que ce deſir & cette enuie que toutes creatures ont de procreer leur ſemblable, laquelle procede d’vne ſymmetrie & iuſte proportion de corps, & temperie de l’air. Conſeil & Abondance : & Pauureté.Car quant à ce beau conte que nous en auons ouy de Pore & de Penie, & tant d’autres parens qu’on luy donne, combien qu’on le puiſſe accommoder à ce que nous venons de dire, toutefois il ſemble qu’il touche pluſtoſt les mœurs, ioint que l’auarice ne procede pas plus des richeſſes exceſſiues quand elles ſont poſſedees par vn malauiſé, & qui s’enyure de l’abondance de ſes biens ; qu’elle fait d’indigence & pauureté. Ils l’ont equippé d’ailes aux flancs, pour montrer l’inconſtance des hommes à l’eſlection des choſes de ce monde : mais pluſtoſt eſt-il ailé, pource que la bonté diuine eſt tres-prompte & ſoigneuſe de l’administration & du gouuernement des choſes naturelles. Que ſi l’on en veut transferer la cauſe aux affections des eſprits, & aux appetits, qui bien ſouuent emportent les hommes, nous trouuerons qu’ils n’ont eu aucune raiſon de luy donner des ailes, ny de le faire ſi volage, veu que ce gentil Poëte Grec Eubule, luy attribuë vne merueilleuſe conſtance :

Qui a le premier par peinture Ou par ouurage de ſculpture Feint des ailes à Cupidon ? Son burin, pinceau ou charbon Ne ſçauroit grauer ou pourtraire Qu’vne arondelle paſſagere. Il eſtoit des mœurs ignorant D’vn Dieu non leger, mais peſant Et qui mal-aisément rebrouſſe Du cœur entaſmé de ſa trouſſe. Comment donc ſeroit-il oyſeau ? Ce ſont abus d’vn fol cerueau.

Iſidore Peleuſien dit qu’il a des ailes, pource qu’aprés auoir pris ſon plaiſir de quelque choſe, il la quitte le plus ſouuent, & s’enuole ailleurs. Il eſt armé d’arc & de fleches, à cauſe des tourmens que les fols endurent en leur eſprit. Et Xenophon dit que les Amours ſont appellez Archers, parce que les belles perſonnes bleſſent de bien loing. Seruius auſſi ſur Virgile rend la raiſon de ſes fleches, qu’il dit repreſenter les pointures du repentir & de la douleur qui touſiours ſuiuent l’amour. Mais cet equipage faict pluſtoſt repreſenter l’incroyable viſteſſe & promptitude de l’eſprit de Dieu, qui s’eſpand & penetre ſubtilement par tout. Que ſignifie l’aueuglement & nudité de Cupidon.Outre plus il eſt aueugle, ſelon quelques-vns, à cauſe des vilainies & diſſolutions que les hommes oublians leur dignité commettent. Mais cela tend pluſtoſt à montrer combien ſont incomprehenſibles les conſeils de Dieu, pour leſquels comprendre les hommes ſont aueugles & enfans ; comme ainſi ſoit qu’il n’y a eſprit d’hommes ſi vif, " />qui les puiſſe comprendre. Que ſi l’on veut rapporter cet aueuglement aux conuoitiſes des hommes, n’eſt-ce pas à bons tiltres qu’on le depeint tel ? ou comment eſt-ce qu’on ne tiendra pour petit enfant l’homme, qui negligeãt tout conſeil, raiſon, & ſa reputation meſme, s’accompagne de celuy qui eſt autheur de toutes iniquitez & vilainies ? Ou derechef ne dira-on pas celuy qui delaiſſant le ſeruice de Dieu, & mettant en arriere les loix de nature, ſe laiſſe folement emporter à des ſales & deſbordez plaiſirs, eſtre fol, aueugle & enfant ? Il eſtoit ſemblablement nud ; pour exprimer cõbien grande eſt la honte & l’ordure des diſſolus & paillards. Ce que toutesfois rapporté à choſes plus ſainctes, demontre la grande liberalité & largeſſe du ſouuerain Dieu, pource que l’eſprit de Dieu pouruoid aux affaires de ce monde ſans fard & ſans tromperie, & ſans eſperer en receuoir aucun proffit. Puis donc qu’ils penſoient que Cupidon fuſt diuinement tranſmis és cœurs des hommes, c’eſt à bon droit qu’ils l’ont qualifié le meilleur, le plus beau, & le plus ancien de tous les Dieux : veu que la benignité de Dieu demeure eternellement, & s’eſt manifeſtee aux hommes dés la creation du monde. C’eſt pourquoy, ils diſent qu’il eſt broüillé & confus parmy le Chaos : & le ſeparans d’auec les conuoitiſes des hommes, ils l’ont appellé Cupidon celeſte. Mais celuy qui ſe loge en la partie de noſtre eſprit deſpourueuë de raiſon, pourquoy ne le nommera-on pas pluſtoſt fureur & rage que Dieu ? Car meſme Phocylide nie qu’il soit Dieu, diſant :

Cupidon n’eſt point Dieu, mais vne paßion Qui cauſe à tous humains tres-grande affliction.

Parlons maintenant des Graces.