Transcription Transcription des fichiers de la notice - <em>Mythologie</em>, Paris, 1627 - VI, 07 : De Circe Conti, Natale 1627 chargé d'édition/chercheur Équipe Mythologia Projet Mythologia (CRIMEL, URCA ; IUF) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1627 Fiche : Projet Mythologia (CRIMEL, URCA ; IUF) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Paris (France), BnF, NUMM-117380 - J-1943 (1-2)
Français

De Circe.

CHAPITRE VII.

Genealogie de Circe.CIRCE ſelon ce qu’eſcrit Heſiode en ſa Theogonie, fut fille du Soleil & de Perſeïs fille de l’Ocean, & Ææte Roy roi de Colchos, leur fils. Toutefois Homere au 10. de l’Odyſſee appelle ſa mere Perſé, non pas Perſeïs. Les autres ont creu qu’elle fut fille de Hecate, les autres d’Ææte, non pas ſœur. Orphee és Argonautiques dit qu’elle naſquit de Hyperion & d’Aſterope, & qu’elle fut belle tout ce qui ſe peut, ayant vn viſage radieux & plein de maieſté, auec lequel elle ſe preſenta aux Argonautes, les charmant pour les graces & perfections qu’ils voyoient reluire en elle. Mais Denys de Milet au 1. des Argonautiques dit qu’elle fut fille de Hecaté & d’Ææte, & que Perſee & Ææte furent fils du Soleil. Ææte fut Roy de Colchos & de la Mæotide, auiourd’huy Carpaluc ; Perſee, de la Tauride, où il eſpouſa vne fille du pays nommee Hecate. Aucuns diſent que Perſee eut d’vne Nymphe du pays, vne fille qui fut nommee Hecate, fille vertueuſe, aymant fort la chaſſe, qui la premiere trouua & prattiqua les herbes & racines mortelles, & fut fort experte à faire & compoſer des poiſons & medicamens, dont elle faiſoit l’eſſay aux deſpens de ſes hoſtes & domeſtiques ; tellement qu’elle fit meſme mourir ſon propre pere par poiſon. On dit que ce fut elle qui la premiere remarqua la force & qualité de l’Aconit, qu’on appelle Reagal, & que parmy les herbes venimeuſes elle trouua la Veruaine. Eſtant bannie & chaſſee elle ſe retira en la Colchide, où l’on dit qu’elle eſpouſa ſon oncle Ææte, & que d’eux deux naſquirent Circe & Medee. Circe fort entenduë en ſorcesleries, poiſons, & charmes.Mais Circe venuë en aage, fut plus habile en matiere de ſorcelleries que ſa propre mere ; car outre ce qu’elle auoit apris de ſa mere, elle faiſoit tous les iours quelle nouuelle experience. Dionyſiodore dit qu’ayant deſia de l’aage elle eſpouſa le Roy de Sarmatie (auiourd’huy occupee par les Polonois, Moſcouites & Tartares) que peu de temps aprés elle empoiſonna, & obtint toute ſeule le Royaume, traittant auec tant de cruauté ſes ſubiects, Chaſſee de ſon Royaume, ſe retire en Italie.qu’ellefut chaſſee, & contrainte auec peu de femmes de ſe retirer en Italie, & s’habitua ſur vn promontoire, qui de ſon nom fut appellé Cap de Circe. Herodian au cinquieſme liure de ſon hiſtoire vniuerſelle eſcrit que Circe fut par le Soleil ſon pere tranſportee en Italie dans vn carroſſe, & qu’elle s’arreſta prés de la Toſcane, en vne Iſle, qui de ſon nom fut dicte l’Iſle de Circe. Apolloine Rhodien eſt de cet auis au troiſieſme liure des Argonautiques. Les autres diſent qu’il y a deux Circes, & rapportent à l’vne tout ce que les deux ont perpetré. Circe fu dicte Ææe, de l’Iſle Ææe prés de la riuiere de Phaſis en la Colchide, laquelle Iſle les autres diſent auoir eſté en la mer de Sicile. Apollonius Rhodien au quatorzieſme liure des Argonautiques dit que cette meſme Isle eſtoit en Italie en la Toſcane, où les Argonautes arriuez apperceurent Circe eſpurant & ſeichant ſes cheueux au Soleil. Chambrieres de Circe.Pauſanias és premieres Eliaques dit qu’elle auoit quatre chambrieres, deſquelles elle ſe ſeruoit à faire ſes poiſons, & cueillir ſes herbes, & fleurs. Mais Ouide au quatorzieſme de ſes Metamorphoſes eſcrit que les Nereides & les autres Nymphes faiſoient cet office.

Tout à l’entour les Nereides ſont, Nymphes außi, qui l’office ne font De démeſler de leurs doigts fil ou laine, Mais de cueillir maintes fleurs en la plaine : Puis en paniers mettent d’ordres les fleurs, Herbes außi de diuerſes couleurs, Que ſagement elles ſçauent eſlire. Circe qui a deſſus elles l’empire, Diligemment s’enquiert de tout leur faict, Et ſçait où tend de chaſque herbe l’effaict : Quelle force a la fueille ou herbe iointe Aux autres fleurs, ou d’icelles deſiointe. Puis elle fait l’eſſay de la valeur, Les eſprouuant chacune en ſa vigueur.

Drogues qu’elle pratiquoit.Elle employoit en ſes ſorcelleries de la chair d’vn petit oyſeau qu’on appelle communement Lauandiere (pource qu’elle tient compagnie aux lauandieres ſur les riuages des eaux, en quelques endroits on l’appelle Hochequeuë) & principalement és bruuages amoureux quelle compoſoit : laquelle fut fille de Suadele, Deeſſe de perſuaſion, & voulant par drogues attirer Iupiter à ſon amour, fut par Iunon transformee en cet oyſeau, dit des Latins Motacilla, & des Grecs Iynx. Or par le moyen des herbes qu’elle cueilloit, elle transformoit les hommes en telle eſpece de beſtes qu’il luy plaiſoit. Virgile en parle ainſi au 7. liure de l’Æneide :

En suite l’on oyoit diuers gemiſſements. Des Lions courroucez les gros rugiſſements, Qui ne vouloient ſouffrir qu’on les mit à l’attache Pendant que du Soleil la lumiere ſe cache. Des porceaux porte-ſee, & des Ours eſttablez : Autres que l’on voyoit à des Loups raſſemblez, Que Circé par l’effort de treſpuiſſants herbages Auoit transfigurez en des beſtes ſauuages.

Ouide au liure ſus-allegué deſcrit le meſlange & tripotage des drogues qu’elle faiſoit prendre à ceux qu’elle vouloit tranſmuer en telles formes, de Porcs, Ours, Lions & autres beſtes eſtranges.

En nous montrant vn gracieux viſage, Incontinent elle appreſte vn bruuage D’orge roſty auec du vin miellé, Du miel außi parmy du laict caillé. Puis ces liqueurs de ius elle detrempe, Pour deceuoir cil qui ſa langue y trempe.

Compagnons d’Vlyſſe muez en beſtes.Et aprés qu’elle auoit fait manger de ſes gaſteaux, & boire de ſon vin miſtionné, elle venoit auec vne houſſine toucher leurs cheueux, & prononçant certaines paroles magiques, les tranſmuoit quand & & quand en beſtes. C’eſt ainſi qu’Homere au dixieſme de l’Odyſſee, & Ouide au quatorzieſme des Metamorphoſes depeignent Vlyſſe errant ſur la mer, après la deſtruction de Troye, deſcouurant de loing vne fumee, par laquelle il iugea que le pays eſtoit habité ; & pour deſcouurir par quelles gens, auoit enuoyé quelques ſiens compagnons commãdez par Euryloche, leſquels furent accueillis par la Nymphe, & feſtoyez à la mode accouſtumee, ſi bien qu’ils furent tous muez en porcs, excepté leur guide, qui n’en voulut point taſter ; ains s’enfuit en donner auis à ſon Capitaine Vlysse, lequel accourant à la chaude au ſecours de ſes gens, rencontra Mercure, deſguiſé en forme d’vn ieune homme, qui luy donna le contrepoiſon, & l’enſeigna comme il pourroit ſe garantir des enchantemens, & recouurer ſes hommes. Cette racine de Moly eſt decrite par Pline au 4 ch. du 25. liu.Elle deſploya bien tous ſes efforts contre luy : mais comme elle voulut luy faire boire ſon bruuage, & le toucher de ſa verge enchantee, il mit l’eſpee au poing & luy reſiſta, s’aidant auſſi de la racine de Moly, que Mercure luy auoit donnee pour antidote, que l’on dit eſtre fort bonne contre les enchantemens, comme pluſieurs autres plantes, pierreries & animaux. Puis ayans contracté amitié enſemble, elle reſtablit ces Porcs en leur premiere forme humaine, & conuerſant auec Vlyſſe, eut de luy Aigrie & Latin, ſelon le teſmoignage d’Heſiode en ſa Theogonie. Elle en eut auſſi Telegon, Auſon (du nom duquel l’Italie fut iadis dicte Auſonie : toutefois d’autres diſent que Auſon fut fils d’Vlysse & de Calypſo) & Calyphon. Mais ſi c’eſt choſe ridicule de dire qu’en vn an qu’ils furent enſemble elle ait eu trois fils d’Vlyſſe, comme dit Zezés en la ſeixieſme hiſtoire de la cinquieſme Chiliade ; combien plus eſt-ce choſe eſloignee de la verité qu’elle en ait engendré cinq, ſinon qu’elle les ait eu tous d’vne ventree ? On dit dauantage que Marſe, qui donna nom aux Marſes (peuples anciens d’Italie, qui de leur Saliue gueriſſoient la morſure des Serpens) & vn autre nommé Romain, furent fils de Circe. Strabon au 9. liure dit que le tumbeau de Circe ſe voyoit en l’vne des deux iſles de Pharmacuſe, qui ne ſont pas fort loing de Salamis, auiourd’huy, Coluri, iſles de la mer d’Eubœe, qu’on appelle à preſent Golſo di Negroponto. Voila ſommairement ce qui peut ſuffire touchant Circe.

Mythologie phyſique.Circe fut fille du Soleil & de Perſeïs, fille de l’Ocean, ou bien d’Hyperion & d’Aſterope, pource que toutes choſes naiſſent de l’humeur & de la chaleur du Soleil. Car Circe eſt dicte d’vn mot ſignifiant meſler, d’autant qu’il faut neceſſairement qu’en la generation les eſlemens s’entremeſlent ; ce qui ne ſe peut faire que par le mouuement du Soleil. Car Perſeïs ou Perſé, eſt l’humeur de l’Ocean, qui tient place, ou de matiere ou de femelle : le Soleil eſt l’ouurier ou le maſle, autheur de la forme en la generation des choſes naturelles. Et pourtant c’eſt à bon droit que cette generation & ce meſlange qui ſe fait en la procreation de ces corps naturels, eſt appellé Circe fille du Soleil, & d’vne fille de l’Ocean. Chãbrieres de Circe, quelles.Elle auoit quatre chambrieres qui luy cueilloient ſes herbes pour la compoſition de ſes charmes & enchantemens, ce ſont les quatre elemens, qui nous fourniſſent entant qu’en eux eſt, la nature de tous les mouuemens. Raiſon de ſon immortalité & de ſes transfigurations.Elle a eu le bruit d’eſtre immortelle, parce que les elemens ne ceſſent de ſe corrompre & engendrer mutuellement : & de metamorphoſer les hommes en tels animaux que bon luy ſembloit ; pource que de la corruption d’vne choſe n’en vient iamais vne de meſme forme, ains fort diuerſe. On dit qu’elle faiſoit ſa demeure en l’iſle d’Ææe, à cauſe des maladies & voix plaintiues des animaux, qui venans à defaillir peu à peu, ſentent beaucoup d’ennuis & chagrins ; car æ,æ vaut autant comme ha, ha, voix plaintifue. Et combien qu’elle fit profeſſion de transformer tous les hommes, ſi ne le pût elle faire en la perſonne d’Vlyſſe ; parce qu’il tenoit des Dieux immortels vn don qui l’exemptoit de cette dangereuſe paſſion. L’ame humaine n’eſt point corruptible.Car comment eſt-ce que l’ame eſtant diuine & immortelle par la grace de Dieu, ſe pourroit corrompre, ou par la force du Soleil, ou par aucune autre violence de nature ? ou comment eſt-ce qu’eſtant munie de l’aſſiſtance diuine on la pourroit conuertir en beſte ? Les compagnes de l’ame ſont bien ſubiettes à telle paſſion, c’eſt à ſçauoir les elemens, qui ſont annexez & conioints à l’ame immortelle habitant au corps ; mais l’ame nullement, attendu qu’elle eſt creée de Dieu d’vne nature diuine. Ils ont donc à mon auis voulu enſeigner que l’ame eſt immortelle, combien que le corps ſoit ſubiect à beaucoup de maladies, & finalement à corruption. Que c’eſt que Circe.Et comme ainſi ſoit que Circe ſignifie la myſtion ou meſlange, comme il a eſté dict, qui ſe faict és choſes naturelles, au moyen du mouuement du Soleil ; ce n’eſt pas ſans cauſe qu’on dit qu’elle a produit tant d’effects par la vertu de ſes ſorcelleries ; comme de faire deſcendre la Lune du ciel, d’arreſter le cours des riuieres, tranſporter les bleds & arbres de lieu en autre, & autres choſes que les Poëtes mentionnent en leurs eſcrits. Car quand il s’eſleue beaucoup de vapeurs, qui eſt-ce qui ne void bien que par fois la Lune ſe cache ſans apparoiſtre, que les fontaines tariſſent à faute de pluye, & que par conſequent les ruiſſeaux qui en decoulent arreſtent leurs cours ? Il auient meſme quelquefois que par trop de haſle & defaut d’humeur il ne croiſt point de bled là où l’on ſouloit en voir de tres-beaux, & au contraire, les lieux qui n’auoient pas accouſtumé d’en porter, ayans l’eau à gré, en produiſent à grande abondance. Cela n’auient que par vne viciſſitude de nature, prouenant d’vne commixtion & meſlange d’elemens, ſelon que cela ſe fait plus ou moins. Mythologie morale.Or voila les raiſons naturelles que les Anciens, ſelon mon auis & iugement, enueloppoient ſous cette Fable de Circe ; leſquelles toutefois quelques-vns taſchent d’approprier à l’art chymique, ſouſtenans qu’en cette fiction ils n’ont point eu d’eſgard, ny à la recherche de nature, ny à l’inſtitution des mœurs. Mais il faut croire que les Anciens ont eſté ſi tres-ingenieux à controuuer des Fables, dont les Poëtes ont remply & orné leurs poëſies, qu’ils n’ont ſeulement pour la pluſpart compris en icelles les choſes qui ſont de la contemplation de la nature ; mais auſſi donné de tres-bons enſeignemens pour la vie humaine. Pluſieurs cauſes les ont induits à telles feintiſes : Premierement, pource qu’elles comprenoient beaucoup de doctrine en peu de mots ; en apres pource qu’elles eſtoient vtiles & propres pour exciter la memoire à cauſe de l’artificielle ſuite de leur hiſtoire ; tiercement, pource que la lecture en eſtoit plaiſante par le plaiſir qu’elles donnoient de leur gentille & admirable inuention. Il y a dauantage, c’eſt qu’il ſembloit que ce fust vne choſe odieuſe à l’humaine nature, voire meſme à la diuine (entant qu’elles en contenoient quelque choſe) de manifeſter & deſcouurir leurs ſecrets indifferemment à toutes personnes ; & qu’il valoit mieux pour les faire valoir, les affubler de telles fictions, qui leur ſeruiroient de tentes & pauillons pour les tenir à l’ombre. Car tout ainſi que le vin mis en de mauuais vaiſſeaux, ſe fuſte & ſe corrompt, & ne peut eſtre trouué de bon gouſt : auſſi les poincts de la doctrine diuine ou philoſophique communiquez au commun peuple, ſe corrompent, eſtans maniez par les plus groſſiers & ignorans. D’autre part, la connoiſſance des choſes hautes & qui ſont de grande importance demeurant tapie & cachee auec beaucoup d’artifice ſous des eſcorces fabuleuſes, ſe conſerue mieux en ſon entier, & la poſterité la reçoit deuant qu’elle ait ſenty aucune alteration. Ainſi gardans exacement cette methode, l’on comprenoit plus aiſément ce qu’on auoit enſeigné touchant la Philoſophie : auſſi gaignoit-on ce poinct, que beaucoup d’eſprits eſtoient allechez par telle varieté de contes, comme l’eſtomach s’affriande à l’vſage de pluſieurs delicats mets. Or ſus donc, eſpluchons en peu de paroles ce qui peut ſeruir en cette Fable pour la reformation de nos mœurs. Circe eſt dicte fille du Soleil & de Perſeïs, fille de l’Ocean, d’autant que la volupté charnelle s’engendre és animaux, d’humeur & de chaleur. Cette volupté nous chatoüillant & induiſant à prẽdre nos esbats & plaiſirs, ſi elle vient à nous ſeigneurier, imprime en nos eſprits & affections les vices des beſtes, & s’accorde & conſpire auec l’aspect des eſtoilles, deſquelles les vnes nous pouſſent à paillardiſe, gourmandiſe & yurongnerie, les autres nous font tresbucher à colere, cruauté & à toutes ſortes de meſchancetez. Et pourtant ſi quelqu’vn faict joug à telles conuoitiſes, on dit que Circe par ſes charmes & ſorcelleries l’a transformé en quelque eſpece de beſte, puis qu’elle peut dénicher les eſtoilles du Ciel ; d’autant que ce n’eſt pas ſans l’effect des Aſtres, que nos mauuaiſes inclinations ſe portent à telle & telle vilainie, à laquelle nous nous laiſſons aiſément gliſſer, ſi Dieu par ſa bonté & miſericorde ne nous tend la main pour nous empeſcher de choir ; c’eſt ce qu’il faut entendre par le preſent & faueur que Mercure fit à Vlyſſe, comme Virgile le ſignifie au 7. liure de l’Æneide en ces vers :

Les bons Troyens : de peur qu’abordans ces riuages Ne fuſſent transformez en ces monſtrueux corps, Et ne vinſſent ſurgir à ces horribles bords, Groſſes leurs voiles rend de vents heureux Neptune, Et leur ouurant la voye à la fuite opportune, Les perilleux ſablons leur fait outre-ramer.

Ainſi doncques ſelon la nature des crimes eſquels vn chaſcun eſtoit le plus enclin, Circe le conuertiſſoit en diuerſes ſortes de beſtes brutes ; car les voluptueux & laſcifs deuenoient porcs ; les coleres, Ours, ou Lions ; les larrons & rauiſſeurs, Loups, & ainſi des autres. Et ce qu’Homere eſcrit d’Vlyſſe, deſcouure aſſez que ces Fables eſtoient forgees pour tel ſubiect. Car pourquoy eſt-ce qu’il le meſle parmy les delices des Phœaques, habitans de l’iſle de Corfou, gents addonnez à leur ventre & oiſiueté ? Pourquoy dit-il que la plus grand’part des compagnons d’Vlyſſe ayants gouſté des excellents fruits qui croiſſoient en la contree des Lotophages (auiourd’huy Chelbiens, peuples d’Afrique) mirent en oubly leur patrie, & ne tindrent plus conte d’y retourner ? Parce que beaucoup de gens, quand ils ont toutes choſes à ſouhait, & moyen de viure à leur aiſe au milieu de tous plaiſirs & delices, ont ordinairement en leur cœur (ſi la bouche a quelque honte de la prononcer) cette impie parole du Cyclope d’Euripide :

Ie ne ſacrifie à perſonne Aucune brebis, & ne donne Offrande, encens, parfums, ne vœux, Fors qu’à moy ſeul (non point à ceux Que l’on adore) & à mon ventre, Dæmon le plus puiſſant qui entre Dedans le celeſte pourpris. Le Iupin des gents bien-appris N’eſt que de faire bonne chere Iour & nuict, ſans ſoin ſans affaires ; Quant à ceux qui veulent orner Les hommes de loix & borner La façon qu’ils doiuent enſuiure, Qu’ils ſe lamentent en leur viure. Ie veux poſſeder quant à moy Mon ame loin de tout eſmoy.

Les autres s’abſtiennent aſſez de telles voluptez, & n’y prennent pas plus de plaiſir qu’il faut : mais à la premiere aduerſité qu’il leur ſuruient, vous les voyez quand & quand faillir de cœur, & ſe montrent ſi laſches qu’ils ne ſçauent plus s’ils ſont encores en vie. Et pourtant ſi quelques-vns des compagnons d’Vliſſe ſe ſont ſauuez de ſemblables voluptez, ils ſont peris & morts par d’autres eſtranges hazards : les vns deuorez par le Cyclope, les autres engloutis par les Læſtrygons, peuples de la Campagne d’Italie, qui ne viuoient que de chair humaine : les autres, par cet horrible monſtre de Scylle, Liu. 8. ch. 18.duquel nous traicterons en ſon ordre. Les autres ayans touſiours la teſte baiſſee, combattu les delices & plus eminents dangers, ſe ſont neantmoins par auarice enueloppez de beaucoup de difficultez, ayans, comme Vlyſſe dormoit, debouſché cette peau dans laquelle Æole auoit enfermé les vents. Les autres eſtoient preſts de ſe perdre pluſtoſt par leur ambition que par auarice, ou par aucune autre choſe des ſuſnommees, ſi Vlyſſe par ſa prudence & bon aduis ne leur euſt bouché les oreilles alencontre du chant des Serenes. Mais Vlyſſe ſe montra touſiours inuincible en toutes ces rencontres, difficultez & delices, & fit vne ſinguliere preuue de ſon admirable conſtance & valeur. Toutefois il ne les ſurmonta pas ſans l’aide & conſeil diuin ; pource que ſoit en proſperité, ſoit en aduerſité, nous auons beſoing du ſecours de Dieu ; comme ainſi ſoit qu’il n’y a ſageſſe humaine qui ſoit ſuffiſante pour la bien ſouſtenir. Circe n’euſt la compagnie de perſonne que d’Vlyſſe, à cauſe que ceux qui demeurent eſperdus prenans l’eſpouuente en quelque bon affaire, & perdans le droit vſage de raiſon, & de ſageſſe, ſont gents de neant & de nul vsage : au lieu qu’Vlyſſe homme de bon entendement, ayant la ceruelle bien faicte, ne bouge d’auec elle. Intention des anciens en cette Fable.En ſomme par ceſte Fable les anciens ont voulu donner à entendre que l’homme ſage, quoy qu’il luy aduienne, ou de bien ou de mal, ſe doit gouuerner auec raiſon & attrempance, se roidir & fermer contre tous aſſauts ; au lieu que le reſte du monde ſe laisse emporter aux ondes, ainſi qu’vne legere naſcelle, quelque part que l’inconſtance des vents la vueille ietter. Auſſi les compagnons d’Vlyſſe furent tranſmuez en beſtes : mais il perſiſta inuincible au moyen de ſa ſagesse, don verittablement de Dieu. Ie croy donc que par Vlyſſe ils entendent cette partie de noſtre ame qui eſt capable de raiſon : par Circe, la nature : par les compagnons d’Vlyſſe, les facultez de l’ame complottans & monopolans auec les affections du corps, & qui ne ſe rangent point à la raiſon. Cette nature doncques eſt vn appetit & vne conuoitiſe de choſes illegitimes : car la droicte loy eſt le mors & l’arreſt de l’eſprit déreglé, & telles facultez ſont les beſtes eſquelles elles furent transformez : mais la raiſon qui nous fait approcher de la nature diuine, perſiſte inuincible alencontre des allechemens de telles conuoitiſes. Or il eſt temps d’entrer au diſcours d’vne auſſi bonne piece, Medee.