Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan, 1929-01-17 Bounoure, Gabriel (1886-1969) 1929-01-17 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1929-01-17 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Beyrouth, 17 janvier 1929 Cher ami

Ce que vous me dites de votre santé me peine vivement et je forme les vœux les plus amicaux pour que la lumière vous soit rendue et que vous me soyez pas réduit à la seule clarté noire de l’intelligence. Votre lettre par bonheur donne à penser que vous êtes sur le bord de la guérison et que le regard perçant de Jean Paulhan bientôt se posera de nouveau sur le spectacle du monde. Je voudrais vous remercier de tout ce que votre lettre contenait pour moi de cordial et d’encourageant. Vous remercier aussi d’avoir bien voulu me donner un exemplaire spécial de cette pénétrante étude où le fonctionnement de l’esprit est photographié, mis au ralenti, décomposé. Vos études, laissez moi vous le dire, inspirent à tous la même peur que le dictionnaire des idées reçues, rêvé par Flaubert devait inspirer aux écrivains. Ils n’auraient plus osé aventurer un mot de peur de le retrouver dans ce sottisier universel. On vous lit et du coup, nos idées nous paraissent dangereuses à manipuler comme une grenade non déchargée. Nous avons peur que Jean Paulhan, l’incorruptible, nous demontre que la moindre de nos consécutions d’idées est viciée par de subtils sophismes, par d’inconscientes imitations, par le mécanisme d’enchainements verbaux qui n’ont rien à voir avec la pensée. Mais aussi quelle terrifiante épreuve, contient cette critique invincible, ce nominalisme subtil et irréfragable.

Vous êtes un peu sévère pour Hoppenot. Vous l’êtes moins que Massignon, cet archange exterminateur, courroucé perpétuellement contre tout esthétisme. Il est vrai qu’Hoppenot concède beaucoup aux vanités et même aux niaiseries du snobisme : il croit à l’opinion des gens dits « intelligents », deux ou trois officiers de marine qui ont lu Pierre Mac Orlan et Paul Valéry et parlent d’Atikhté devant des danseuses des casinos levantins. Mais enfin ce trait est de jeunesse : j’espère qu’Hoppenot le quittera, pour se réfugier dans la solitude persane où il a écrit déjà quelques pages pleines de prouesses.

Louis Massignon est un des seuls qui soient capable de nous apprendre quelque chose sur la nature de la poésie. C'est un homme admirable, à qui vous devez demander une étude sur la stylisation poétique dans les langues aryennes, sémitiques et polynésiennes. L'article que contient le n°2 de la Revue Juive = Pro Psalmis, nous a tous laissés sur notre appétit ; quelques conversations que j’ai eues avec lui sur ce sujet ne l’ont pas encore calmé. Publiez seulement trois pages de lui et vous verrez éclater soudain le ridicule de tous ces bavardages sur la poésie pure, la niaiserie des scribes scribouillant sur Valery.

A ce propos, je vais vous envoyer une étude sur le livre de Guegen. Vous me direz très nettement ce que vous en pensez. Valery est un philosophe critique d’une netteté extrême. Je ne crois pas que l’avenir attache autant d’importance à ses vers – encore qu’il y ait quelques réussites admirables comme la jeune Parque. Je suis très impatient de savoir ce que vous pensez de lui (Massignon lui applique le mot de Baudelaire sur Gautier = C'est une huitre dans une perle. Mais à cette opposition Massignon-Valery, il y a les causes les plus capitales et on peut penser là-dessus indéfiniment...)

Hoppenot m’a promis un poème pour la N.R.F. Encore inachevé.

Voici une note sur Desnos : « la Liberté ou l’Amour ». Je vous enverrai à l’avenir des choses plus brèves... Ca m’ennuie tellement de faire dactylographier un manuscrit, de relire, de corriger...

Tous mes vœux les meilleurs et croyez à ma très vive & fidèle amitié.

Bounoure