Transcription Transcription des fichiers de la notice - Lettre de Panaït Istrati à Jean Paulhan, 1934-01-20 Istrati, Panaït (1884-1935) 1934-01-20 chargé d'édition/chercheur Société des Lecteurs de Jean Paulhan, IMEC, Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL ; projet EMAN (Thalim, ENS-CNRS-Sorbonne nouvelle) PARIS
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1934-01-20 Fiche : Société des Lecteurs de Jean Paulhan ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Français
Nice, le 20 janv. 1934

11, rue du Congrès

Mon cher Paulhan,

Je suis à Nice depuis le 7 octobre, mais ce n’est pas maintenant que je peux vous écrire, pour vous donner la certitude que Méditerranée sera enfin terminé. (J'ai vu que vous en annoncez partout la publication. Jamais Rieder n’a fait tant de publicité à un manuscrit promis.)

Maintenant, il est important pour moi de savoir si vous pouvez commencer la publication dès le 1er mars, car il est possible que Rieder veuille ou qu’il fasse semblant de vouloir le faire paraître en volume le 1er juillet (du côté de Rieder je nage toujours dans la plus affreuse incertitude).

Je dois également vous faire savoir que Méditerranée aura, à peu de chose près, les proportions de Sybille, de J.-R. Bloch, mais je n’en ferai pas un seul volume, c’est trop lourd lourd à lire, j’en ferai deux petits, (24 lignes de texte, gros caractères), s’intitulant : Méditerranée (Lever du soleil) et Méditerranée (Coucher du soleil).

Il se peut bien que cet ouvrage soit l’un des meilleurs que j’ai faits. Les deux parties sont presque indépendantes, mais, ainsi que cela s’est passé avec les Haïdoucs, les personnages principaux du premier vol. vivent aussi dans le second.

Le manuscrit du premier tome (Lever du soleil), revu, complété et proprement retapé, vous l’aurez au début de février. Celui du second (Coucher du soleil), ne sera prêt que dans la première quinzaine de mars.

Je travaille très peu. Pensez donc, mon cher ami, je ressuscite, je sors de ma tombe ! On devra me pardonner ces retards.

Veuillez parler avec Mr Gallimard et décider. Je vous prie de m’accorder, exceptionnellement, des droits d’auteur égaux, au moins, à ceux que m’accorde la Revue de Paris, (6000 fr.3666,87 euros de pouvoir d'achat en 2019., mais pour un seul vol., tel Les chardons du Baragan, bien petit, ou La Maison Thüringer, un peu plus gros). Méditerranée est double, comme volume dimensions. Quant à la qualité, vous en jugerez vous-mêmes.

Sachez encore que Rieder avait promis l’été dernier à Frédéric LefèvreF. Lefèvre (1889-1949), homme de lettres, a participé à la création des Nouvelles littéraires en 1922. La cinquième série de ses Une heure avec... comporte un entretien avec P. Istrati (Gallimard, 1929). de me laisser l’entière liberté de traiter avec vous pour NRF et d’en toucher la totalité des droits. Lefèvre pourra vous le confirmer. Il y a dix jours, j’ai demandé cette confirmation à Rieder. Aucune réponse. Depuis la mort de Robertfrance, ils sont bien diplomates. Amicalement vôtre

Panaït Istrati

Panaït IstratiTexte extrait de La NRF de mai 1935 et repris dans les Chroniques de Jean Guérin 1927-1940,édition Jean-Philippe Seconds, Editions des Cendres, 1991, p. 79-80. Le texte présenté ici varie un peu par rapport au texte publié également dans le tome IV des Oeuvres complètes (Tchou, 1969, p. 258).

La vie aventureuse et révoltée de Panaït Istrati vient de s’achever ainsi qu’il l’avait prévu et annoncé il y a peu de temps. Il quitte, à cinquante et un ans, notre monde « apocalyptique », avant d’avoir pu achever de dire le plus précieux et le plus « honnête » de ce qu’il avait à dire. Il meurt amer, déçu, non résigné, loin de là, mais ne croyant plus à rien, hors l’amour, la passion, la joie, la fraternité. L'homme qui n’adhérait à rien, et ne voulait plus enseigner à ses frères « qu’à refuser de crever pour qui que ce soit » a été emporté par la mort, qui n’est pas égale pour tous. Le « brasier de désirs » qu’il était ne pouvait pas être dispersé. La vie était trop forte et trop profonde chez cet homme au tempérament exceptionnel, pour qu’on puisse un instant songer qu’il l’ait quittée en ne l’aimant plus. Les péripéties de cette vie sont d’autant mieux connues du public qu’il en a fait l’objet même de ses ouvrages. Le Gorki balkanique, devenu à force de patience, de génie, de foi en l’amitié d’un grand maître Romain Rolland, un écrivain de langue française, n’avait plus cessé, depuis douze ans, de raconter son aventure. De volume en volume, nous avions suivi avec passion les étapes d’une vie des plus pénibles, et qu’il tenta au moins cent fois de s’ôter lui-même en se tailladant la gorge. Mais c’était un suicide de passion, et non un suicide de renoncement. Encore une fois, Istrati était un rare exemple d’un homme attaché à la vie par vocation. La vie était plus sa vocation que l’art, il doit le dire quelque part. Les derniers écrits, articles publiés dans des journaux, en témoignaient sans que cela implique que la cure l’ait épouvanté. Le courage, l’amour et la générosité semblent l’avoir doté des grandes vertus d’homme. Comme écrivain, c’était un conteur de premier ordre, un peintre et un poète de grand talent. Nous n’avons pas à faire état ici de ses idées politiques, et de ses dissensions avec les Soviets. Ce qui est arrivé à ce propos pouvait se prévoir. Istrati était un individualiste et avec lui disparaît en même temps qu’un homme exceptionnellement doué pour la vie et pour l’art, l’un des derniers représentants du romantisme révolutionnaire.