Transcription Transcription des fichiers de la notice - Robinson édité Valéry, Paul 1950-06-29 chargé d'édition/chercheur Johansson, Franz (édition scientifique) Franz Johansson, équipe Paul Valéry, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle) PARIS
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1950-06-29 Fiche : équipe Paul Valéry, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne Nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l'Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
« Robinson » dans l’édition posthume des <em>Histoires brisées</em> (1950) Français « Robinson » dans l’édition posthume des <em>Histoires brisées</em> (1950)
LE ROBINSON OISIF pensif, pourvu.

Robinson avait assez assuré sa subsistance et presque pris ses aises dans son île.

Il s'était bâti un bon toit ; il s'était fait des habits de palmes et de plumes, des bottes souples, un chapeau immense et léger. Il avait amené l'eau pure tout auprès de lui, jusque dans l'ombre de sa hutte où elle jasait comme un oiseau ;

ce chant faisant il n'était plus si solitaire.Le feu lui obéissait ; il l'éveillaitquand il voulait. Une multitude de poissons séchés et fumés pendaient aux membres de bois de la case ; et de grandes corbeilles qu'il avait tressées étaient pleines de galettes grossières, si dures qu'elles pouvaient se garder éternellement.

Robinson se laissait oublier sa nudité première et les âpres commencements de solitude. Le temps qu'il allait nu et qu'il devait courir tout le jour après son dîner lui semblait déjà pâle et historique. Il voyait comme un rêve l'ère avant le naufrage.

Même il s'émerveillait à présent des propres œuvres de ses mains. Ses travaux assemblés étonnaient déjà ses regards. Cet heureux Robinson se sentait l'héritier d'une lignée de Robinsons actifs et misérables plutôt que l'ouvrier

unique et l'agent opiniâtre d'une si pleine prospérité. Il avait grand'peine à se concevoir l'auteur de cet ensemble qui le contentait, mais qui le dominait. – Qu’y a-t-il en vérité de plus étranger à un créateur que le total (la plénitude) Dans le manuscrit ce mot se trouve au-dessus du mot total. de son ouvrage ? Il n'en a jamais connu que les desseins partiels, et les morceaux, et les degrés, et l'impression de ce qu'il a fait est tout autre que celle d'une chose entière et accomplie, et il ne connaît de sa perfection que les approches, les essais.

Une demeure bien assise, des conserves surabondantes, toutes les sûretés essentielles retrouvées, ont le loisir pour conséquence. Robinson au milieu de ses biens redevenait un homme, c'est-à-dire un animal indécis, un être qui ne peut se définir par les circonstances toutes seules.

Il respirait distraitement. Il ne savait quel fantôme poursuivre. Il était menacé de créer les lettres et les arts. Le soleil lui semblait trop beau et le rendait triste. Il eût presque inventé l'amour, s'il n'eût été si sage et puis si seul.

Contemplant des monceaux de nourriture durable, il croyait voir du temps de reste et des actes épargnés. Une caisse de biscuits, c'est: tout un mois de paresse et de vie. Des pots de viande confite et des couffes de fibre bourrées de graines et de noix sont un trésor de quiétude ; tout un hiver tranquille est en promesse dans leur parfum.

Dans la senteur puissante et rance des coffres et des caissons de sa cambuse, Robinson humait avec l'ennui de son passé la certitude de son avenir. Il

lui semblait que l'amas de ses richesses dégageait de l'oisiveté, et qu'il en émanât je ne sais quelle substance virtuelle de durée, comme il émane de certains métaux une sorte de chaleur naturelle.

C'est le plus grand triomphe de l'homme (et de quelques autres espèces) sur les choses, que d'avoir su transporter jusqu'au lendemain les effets et les fruits du labeur de la veille. L'humanité ne s'est lentement élevée que sur le tas de ce qui dure. Prévisions, provisions, peu à peu nous ont détachés de la rigueur de nos nécessités animales, et du mot-à-mot de nos besoins. Nous avons pu regarder autour de nous et au loin de notre personne si enracinée à la matière environnante. La nature d'ailleurs nous le suggérait : nous portons en nous-mêmes de quoi résister quelque peu à la chute. La graisse qui est sur nos membres

nous permet de passer un temps de disette  Dans le manuscrit, le mot jeûne se trouve au-dessus du mot disette. et d'attendre des jours meilleurs. La mémoire qui s'accroît et s'édifie dans l'épaisseur de nos âmes se tient prête à nous rendre ce que la mobilité universelle retire à chaque instant. [Notre industrie a imité ces modèles de réserves. Elle en fait des mémoires artificielles. Dans le manuscrit, cette dernière phrase est biffée.]

Il y avait chez Robinson, traînant non loin de l'âtre, une vieille table de logarithmes sauvée des eaux qui perdait ses feuillets ou dans les flammes ou dans les usages. Les pages toutes dévorées de chiffres menus et qu'on eût juré couvertes de fourmis rangées en bataille, disaient dans leur naïf langage

décimal que notre laborieuse espèce a su se constituer des économies de vérités, et des patrimoines de résultats. Les longues peines, les veilles de quelques-uns s'accumulent dans des écritures ingénieuses, et la patience et les mérites du petit nombre profite à l'impatience de tous.

Il songeait que les Égyptiens et quelques autres ont poussé l'instinct de la préservation du périssable, jusqu'à prétendre soustraire les morts à la décomposition.

Les mêmes, et bien des peuples avec eux, ont souhaité que les âmes aussi soient indestructibles. Mais ils n'ont pas vu que l'incorruptibilité, l'immortalité, l'existence indépendante du temps (c'est-à-dire des circonstances)

implique l'insignifiance, l'indifférence, l'isolement parfait – l'inexistence.

Il en est du travail prévoyant comme de l'habileté dans certains jeux, où tel coup bien joué dégage des cases et donne des libertés de manœuvre. Mais dans l'état de société, il arrive que l'habilité suffit, et ceci définit cet état.

La prévoyance donne du temps libre dans le futur.

Formation de potentiel.

Ceci revient à définir un point de vue duquel une quan- tité de temps apparaisse comme simultané et admette un arrangement, c'est-à-dire des échangesentre ses moments.

Il regrettait le temps qu'il avait peur, qu'il avait faim, la compagnie de ses besoins précis.

Besoins d'amour.

Amnésie due à un choc. Une lame sur la tête pendant le naufrage lui avait enlevé une partie de sa mémoire.

Robinson a oublié une partie de ce qu'il savait. Cette partie de forme irrégulière et bizarre comme un continent émergé dont le contour dépend seulement de la hauteur des eaux.

Ilots de mémoire. Passage à pied sec.

Ile.

Marées du sommeil. Valeur variable.

Dieu perdu et retrouvé.

Lui, intelligent ou bête, et dans le moindre, se souvenant d'être plus.

Monologue évidemment.

Robinson dresse la carte de son état total. Sa situation. Bilan. Ses souvenirs, ses forces.

Œuvres complètes de Robinson.

Robinson.

Solitude.

Création du loisir. Conservation.

Temps vide. Ornement.

Danger de perdre tête, de perdre tout langage.

Lutte. Tragédie. Mémoire. Prière de Robinson.

Imagine des foules, des théâtres, des rues.

Tentation. Soif du pont de Londres.

Il veut écrire à des personnes imaginées, embrasse des arbres, parle tout seul. Crises de rire. Peu à peu n'est plus soi.

Il se développe en lui une horreur invincible du ciel, de la mer, de la nature.

Murmures de la forêt.

Un pied nu.

Psaumes de Robinson.

Spécialisation des morceaux, oppositions, réalisations.

Murmures de la forêt.

Robinson au milieu des oiseaux, papegeais, etc. Il croit entendre leur langage.

Tous ces oiseaux disent des sentences. Répétitions.

Les uns originaux.

Les autres répètent des vérités qui deviennent fausses par la répétition seule.

Le Robinson pensif.

(Manuel du Naufragé.)

Dieu et Robinson – (nouvel Adam) –

Tentation de Robinson.

Le pied marqué au sable lui fait croire à une femme.

Il imagine un Autre. Serait-ce un homme ou une femme ?

Robinson divisé - poème.

Coucher de soleil – Mer.

Le « Robinson pensif » – Système isolé.

– Le moment de la réflexion.

– Utilisation des rêves.

Théorie de la reconstitution. Les 3 doigts de références.

Mémoire.

De ce qu'il avait appris, ce qui demeure est ce qui convenait à sa substance.

Robinson

1) reconstitue des lectures.

2) les rejette.

Robinson reconstitue sans livres, sans écrit, sa vie intellectuelle. – Toute la musique qu'il a entendue lui revient – Même celle dont le souvenir ne lui était pas encore venu – revient. Sa mémoire se développe par la demande, et la solitude et le vide – Il est penché sur elle. Il retrouve des livres lus – note ce qui lui en revient. Ces notes sont bien curieuses.

Enfin le voici qui prolonge et crée à la suite.

Ce Robinson doit voir et traiter « sub specie intellectus » les choses humaines.

Par exemple les querelles littéraires et sa méthode consistera à expliciter, à développer l'implexe. – Ce qu'il faut pour que telle chose soit.

Exemple : le furieux, le blessé, l'irrité, le jaloux qui crient (pour qui a des oreilles) à l'objet de leur envie ou haine :

– Tu passeras – tu seras effacé – puisqu'il faut que je sois, il faut que ce soit Moi qui tienne dans l'opinion de ceux que je sais des ombres vaines – la place que tu y tiens – et autres folies.

Ce Robinson voit sur l'écran de la solitude.

Hommes charmants et intelligents de toutes nations. Êtres faits pour vous entendre, pour entretenir réciproquement vos pensées, vous êtes esclaves et victimes des hommes les plus brutaux, les plus cupides, les plus stupides, les plus crédules, c'est-à-dire de ceux qui ignorent ou veulent ignorer les véritables ennemis du genre humain –car ils en sont – et tout ce qu'ils veulent est cela précisément que pourraient vouloir les bêtes.

Vous obéissez à ceux-ci, vous les considérez avec etc., ils vous font une mauvaise conscience. Toute leur force n'est que votre faiblesse – et tout votre mal est le fruit de votre crédulité.

L'esprit

est attaché au corps à peu près comme l'homme à la planète.

Elle tourne, elle fait partie de lui et il n'en a aucune conscience.

Il ne connaît que ses environs et pouvoirs environnants. Il ne peut absolument pas imaginer ni percevoir les relations et les connexions lointaines.

L'esprit ne voit de ce corps que ce corps, mais l'ignore dans le temps. Mystère de la mémoire.

La Terre ne subsiste – pesanteur, matière, lumière et rotation, que dans un système, – temps, action.

L'esprit n'a que l'idée la plus restreinte, la plus incomplète du système du corps et auquel appartient le corps.

Système indéfini de dépendances.

Après restitution de ses souvenirs, bribes – bibliothèques – il finit par se faire son art.

Découragement.

Veut se tuer, mais s'avise que c'est tradition, – ressemble à… – et ne peut même pas se tuer.

Vendredi.

L'idée que la mort doit être le principal sujet de réflexion et la principale attention des vivants est née avec le luxe – avec l'abondance des réserves.

D'où cette étrange question : En fait de choses inutiles, à quoi penser ?

Robinson finit par avoir fait son île.

Je réponds à tel ennui, tel besoin, agacement, par l'image de circonstances où je serais inaccessible : ainsi l'image

d'une île dorée où rien ne me pourrait parvenir que ce qui me plairait, surtout par le souvenir !

Ou plutôt : d'abord je la ferme complètement, mon île.

Ensuite je vois des inconvénients à cette perfection insulaire et je laisse pénétrer – mais seulement tels jours – à telle heure – quelques nouvelles, amis, livres…

C'est la mémoire qui m'a fourni mon île – mémoire déformable, pliable à mon besoin du moment.

A mon ennui, j'ai fait correspondre sa négation. J'ai ajouté à cette négation quelques conditions positives, positivement désirées : la mer, – le sud – etc.

En niant et en désirant de la sorte, s'est formé un rébus, une énigme – dont le mot est une image particulière.

Je pourrais dessiner cette île sur la mer.

Note que cette île où tu serais, tu 

Et ce que songe une autre est comme une rumeur

Intime, qui n'est point la rumeur de la ville.

Seul ; Non-seul, ROBINSON.

ROBINSON Ébauche du Robinson.

ROBINSON avait assez assuré sa subsistance et presque pris ses aises dans son île.

Il s'était bâti un bon toit. Il s'était fait des habits de palmes et de plumes, des bottes souples, un chapeau immense et léger. Il avait amené l'eau pure tout auprès de lui, jusque dans l'ombre de

sa hutte. Le feu lui obéissait, il l'éveillait quand il voulait. Une multitude de poissons séchés et fumés pendaient aux membres de bois de la case ; et de grandes corbeilles qu'il avait tressées étaient pleines de galettes grossières, si dures qu'elles pouvaient se garder éternellement.

Robinson commençait d'oublier ses commencements. Le temps qu'il allait tout nu et qu'il devait tout le jour courir après son dîner lui semblait déjà pâle et historique.

Même il s'émerveillait à présent des œuvres de ses mains. Ses travaux assemblés étonnaient quelquefois ses regards. Il avait grand'peine à se sentir l’auteur de cet ensemble qui le contentait, mais qui ne laissait pas de le dominer. Quoi de plus étranger à tout créateur que le total de son ouvrage ?

Une demeure bien assise, des conserves

surabondantes, toutes les sûretés essentielles retrouvées, ont le loisir pour conséquence. C'est le fruit des fruits que le calme et la certitude. Robinson au milieu de ses biens se sentait confusément redevenir un homme, c'est-à-dire un être indécis. Il respirait distraitement, il ne savait quels fantômes poursuivre. Il était menacé de songes et d'ennui. Le soleil lui semblait beau et le rendait triste.

Contempler des monceaux de nourriture durable, n'est-ce point voir du temps de reste et des actes épargnés ? Une caisse de biscuits, c'est tout un mois de paresse et de vie. Des pots de viande confite, et des couffes de fibre bourrées de graines et de noix sont un trésor de quiétude ; tout un hiver tranquille est en puissance dans leur parfum.

Robinson humait la présence de

l'avenir dans la senteur des caissons et des coffres de sa cambuse. Son trésor dégageait de l'oisiveté. Il en émanait de la durée, comme il émane de certains métaux une sorte de chaleur absolue.

Il ressentait confusément que son triomphe était celui de la vie, qu'il était un agent de la vie, et qu'il avait accompli la tâche essentielle de la vie qui est de transporter jusqu'au lendemain les effets et les fruits du labeur de la veille. L'humanité ne s'est lentement élevée que sur le tas de ce qui dure. Prévisions, provisions, peu à peu nous ont détachés de la rigueur de nos nécessités animales et du mot à mot de nos besoins. La nature le suggérait : elle a fait que nous portions avec nous de quoi résister quelque peu à l'inconstance des événements ; la graisse qui est sur nos membres, la mémoire qui se tient toute

prête dans l'épaisseur de nos âmes, ce sont des modèles de ressources réservées que notre industrie a imités.

Il y avait chez Robinson, traînant non loin de l'âtre, une vieille table de logarithmes sauvée des eaux, qui lui servait à maint usage domestique.

Ses pages toutes dévorées de chiffres menus et qu'on eût juré couvertes de fourmis rangées en bataille, disaient dans leur naïf langage décimal que notre espèce laborieuse s'était constitué des économies de vérités. Des écritures ingénieuses transportent les longues peines de quelques-uns jusqu'à l'impatience de tout le monde…

– Oisiveté, se disait Robinson, Oisiveté fille du sel, de la cuisson, et de tous les apprêts qui suspendent, en quelque sorte, le destin des aliments périssables, filles des empyreumes, des

fumées conservatrices, des aromates, des épices, et même des logarithmes, – que ferai-je de toi ? Que feras-tu de moi ? Voici que mes puissants appétits ne dessinent ni ne colorent plus mes journées. Je n'imagine plus des actes, je ne vois plus des fantômes de proies rôties, et je suis libre ; n'est-ce pas être informe ? Quand nous croyons de nous appartenir, nous ne sommes qu'à la disposition des incidents les plus petits de notre regard. La variété, l'infinité des objets insignifiants nous abusent sur nos pouvoirs. Je n'ai plus de loi que mon indifférence. Ma mobilité me paralyse. Ma légèreté me pèse. Ma sécurité n'est pas sans m'inquiéter. Que vais-je faire de cet immense temps que je me suis mis de côté ?

l'imagines vue du large, conique, dorée, blonde . . .

Quelle mixture !

– Pourquoi faut-il qu'un fantôme de ce genre réponde à ces besoins ?

Besoins ? – Le mot est un peu étroit. Car – je réponds aussi à telle paix, plénitude – par l'image de mauvais moments, par des prévisions funestes, un horrible mélange…

ROBINSON, le voici dans son isle cubique.

Le soir tombe. Le bleu le plus tendre est sur le verre

Des hautes vitres.

Le Café, le Tabac

Peuplent l'ombre et la Bouche…

Le travail très urgent le cède au jour qui meurt