Espace Afrique-Caraïbe

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Collection Manuscrits de Mouloud Feraoun


Journal 1955-1962

*** Présentation de la collection :

"J’ai passé des heures et des heures à relire toutes mes notes, les articles de presse, les petites coupures de journaux que j’ai gardées. Je me suis replongé dans le triste passé et j’en sors accablé. Je suis effrayé par ma franchise, mon audace, ma cruauté et parfois mon aveuglement, mon parti-pris. Pourtant ai-je droit d’y toucher, de retourner, d’ajuster, de rectifier ?
N’ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d’âme, mon humeur, selon les circonstances, l’atmosphère créée par l’événement et le retentissement qu’il a pu avoir dans mon cœur ? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n’est pour témoigner […] ?" (cahier 21/24  F. 5r., note du 17 août 1961).
À la marge de cette note, Mouloud Feraoun a mis une remarque: "Ceci est à mettre au début en guise d’avertissement. 4 pages".

Notre édition en ligne permet d’exaucer le vœu de l’écrivain sans troubler la chronologie des notes et l’ordre de l’archive. Journal 1955-1962, dont l’édition pratiquement fidèle est parue quelques mois après l’assassinat de Mouloud Feraoun, se voulait témoignage d’un homme sur un temps tragique qu’il lui est arrivé de vivre. Un témoignage qui a dû mûrir pour en devenir un ; au début de la guerre, tout cela n’était pour Feraoun qu’un doute : "Moi, j’en suis à me demander : “Est-ce un bien, est-ce un mal.” Ce qui me préoccupe c’est plutôt l’issue, le résultat. En tirerons-nous un bénéfice ? Dans ce cas, oui, quel qu’en soit le prix. Tant pis pour moi, c.-à-d. pour les cas particuliers." (cahier 1/24, F. 6r.). Un doute sur la manière dont il faut appréhender ce qui se passe, sur la manière d’écrire, puisque le premier cahier du journal réunit des notes préparatoires pour un roman qui allait s’intituler Témoin à charge. La guerre d’Algérie vécue au jour le jour.

À la suite des encouragements d'Emmanuel Roblès et face au conflit qui semblait s’éterniser et dont les contours se dessinaient de plus en plus nettement, les notes sont devenues le journal intime de Feraoun. D'autres cahiers ont suivi ; l'écrivain nous en a laissé au total vingt-quatre. Le titre du roman envisagé, tout évocateur qu'il fût, a été supprimé ; les notes réparties selon les années ; les toponymes - rétablis et les noms de famille indiqués pratiquement partout par une initiale.

En ce qui concerne les coupures de presse, elles n'ont pas été reproduites dans l'édition du Seuil. Emmanuel Roblès mentionne leur existence en précisant parfois leurs titres et dates de parution en notes de bas de page. En revanche, elles retrouvent toute leur place dans la présente publication.

Ainsi avons-nous affaire à un document unique dans son genre : d’une part, il puise dans des documents d’archive dignes d’intérêt des historiens, puisqu’il réunit des tracts et des coupures de presse de l’époque. D’autre part, son appartenance générique le rend très subjectif : il s’agit bel et bien d’un journal intime auquel l'écrivain confiait les émotions inspirées par le quotidien aux temps de guerre : les cahiers 1 à 13 ont été rédigés dans la Kabylie natale de Mouloud Feraoun. Ils offrent le témoignage de la guerre vécue à l’échelle micro : ce sont les voisins, les collègues, les élèves et les connaissances de l’écrivain qui tombent autour de lui. Le ton des notes est donc plus personnel et plus affectif que celui des cahiers "algérois" (13 à 24) dont le contenu, rapporté avec la même sensibilité et le même sarcasme est plus anonyme, plus neutre. Ceci ne veut pas dire que Mouloud Feraoun exaltait les drames locaux au détriment des événements internationaux. Au contraire, malgré les difficultés de la vie quotidienne (blocus, absence de courrier, vexations diverses), il est toujours resté ouvert à ce qui se passait dans le monde (cf. par exemple le cahier 5/24, F. 19r. : réactions de Feraoun à la crise du canal de Suez).

Dans son journal, Feraoun dénonçait avec la même impartialité les conduites scandaleuses des soldats français, celles des fellaghas et les exactions de l’O.A.S.
Initialement, il ne s’identifiait pas du tout avec ceux que la presse française (et Feraoun à sa suite) appelait les "hors-la-loi", les "rebelles", les "terroristes". Ce n’est qu’après qu’il a vu en eux des libérateurs : "Le maquis semble solidement organisé au point qu’il a gagné la confiance et l’estime des populations kabyles. Il devient le dépositaire de toutes nos illusions, de nos espoirs insensés, le redresseur des torts que nous subissons depuis un siècle, celui qui doit venger nos rancunes particulières et nos humiliations collectives."(cahier 1/24, F. 46v.)
Il n'a pour autant jamais modifié le nom dont il désignait les moudjahiddine. Nous pouvons nous douter que derrière cette dénomination réactionnaire se cachait un réflexe d’auto-préservation : en tant que fonctionnaire indigène, Mouloud Feraoun était suspect et son domicile faisait souvent objet des perquisitions. Une adhésion politique aussi explicite par écrit lui aurait valu une multiplication des problèmes. En un mot, nous pouvons supposer ici un acte d’auto-censure qui, par ailleurs, n’était pas isolé : Feraoun – rédacteur de son journal est beaucoup plus circonspect dans son écriture qu'il ne l'était dans le cas de ses romans.

La seconde raison pour laquelle Feraoun avait retenu ces dénominations peu flatteuses est que les exactions et la pression exercée par les partisans sur la population civile étaient énormes et le recours à la terreur (au sens que nous donnons à ce mot aux temps de la paix) était loin d’être sporadique. Feraoun, profondément convaincu que l’humanité se mesure à la capacité des hommes à vivre en paix, condamnait fermement les actes de violence commis aussi bien par l’une une que par l’autre partie du conflit.
Malgré le refus de violence, l'écrivain était aussi pleinement conscient des origines du drame qui déchirait cette Algérie encore française et dénonçait sans ambages plus d’un siècle d’exploitation coloniale : "Des gens raffinés qui prétendent donner au monde des leçons de morale, fusillent sans sourciller des dizaines d’innocents. Des gens délicats et scrupuleux assassinent froidement leurs semblables. Des hommes civilisés jouissant de tous les bonheurs, de toutes les facilités, de toutes les faveurs de la vie, massacrent et violent un peuple misérable sur lequel semble peser depuis des siècles une inexplicable malédiction.
Des hommes qui ont tout viennent détruire des hommes qui n’ont rien." (cahier 7/24, F. 7r.)
Ainsi, le contenu des vingt-quatre cahiers du journal manuscrit témoigne non seulement des atrocités de la guerre et du sentiment d'abandon qu'inspirait aux Algériens l'attitude de la communauté internationale, mais démontre la désagrégation totale de ce qui restait encore du mythe d'assimilation, entretenu par certains et le pouvoir français en premier lieu (voir à ce sujet les projets de réformes désespérées se succédant déjà après l’éclatement de la guerre).

La veille de sa mort, Feraoun a rédigé une note dans laquelle il relatait, avec le sarcasme qui était le propre de son écriture, les derniers attentats. Ces lignes dégagent brutalement l'omniprésence et la banalité de la mort. Elle n'attirait plus que les curieux qui se dissipaient vite et tout le monde reprenait son train-train quotidien : "Les badauds sont allés boire leur anisette de midi et les ménagères se sont remises à préparer le repas." (cahier 24/24 F. 8v.).

Les tapuscrits de ces cahiers, remis régulièrement à Emmanuel Roblès en guise d’une copie de sauvegarde à faire publier en cas du drame, tenaient fidèlement compte des corrections que l'écrivain a apporté au manuscrit. Les divergences se manifestent uniquement en ce qui concerne les cahiers 23/24 et 24/24. Très visibles dans le cas du cahier 23/24, elles deviennent flagrantes dans le cas du dernier cahier et on se pose la question si son existence n’était pas ignorée par l’éditeur au moment de la publication du livre… Seulement, le témoignage de M. Ali Feraoun qui parle ouvertement des coupures effectuées par Emmanuel Roblès infirme cette hypothèse.

L’édition du Seuil, jusque-là fidèle aux manuscrits et aux corrections qui y figurent, devient donc lacunaire vers sa fin. La remarque de l’éditeur concernant les notes dispersées semble contredite par le tapuscrit fragmentaire que nous publions ici; il reprend fidèlement le manuscrit en intégrant les corrections apportées par Mouloud Feraoun. Mieux, on y retrouve même les fragments qu'il souhaitait supprimer. 

Le caractère des suppressions opérées sur la partie finale du journal n’est pas non plus le même que celui des suppressions observées dans d’autres ouvrages de Feraoun publiés au Seuil où l’éditeur effaçait des fragments trop provocateurs, trop critiques ou encore trop ironiques ; bref, les extraits susceptibles de froisser la sensibilité de certains lecteurs.
Dans le cas du journal, l’un des fragments supprimés, consacré au collègue de Mouloud Feraoun assassiné par O.A.S. peu avant l’écrivain, a été par exemple repris en 1982 dans la revue américaine CELFAN comme un inédit intitulé "Les Tueurs". Or, initialement, il faisait une partie intégrante du journal (cf. cahier 24/24, F. 8r./v.).

Nous pouvons seulement nous douter que l’éditeur a choisi deux critères selon lesquels il a opéré les coupures: 1) celui du genre : le texte sur la mort de M. Djaffer ayant été considéré comme un écrit de fiction ; 2) celui de la sécurité des membres de la famille Feraoun.

Auteur de la fiche : Karolina Resztak (février 2020)
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    *** Fiche de descriptive la collection

    *** Titre : Journal 1955-1962

    *** Auteur : Feraoun, Mouloud

    *** Date : 1955-11-01 - 1962-03-14

    *** Type : Journal intime

    *** Mots-Clés : «putsh des généraux», Algérie, Feraoun, francophone, grève F.L.N. de janvier 1957, guerre d'Algérie
    , guerre d'Indépendance, Journal 1955-1962, Kabylie, le 13 mai 1958, manuscrit, O.A.S., témoignage

    *** Langue : Français

    *** Source : Feraoun_Journal_t1, de REC_MAN_JOUR2 à REC_MAN_JOUR24, REC_TAP_JOUR

    *** Format : cahiers, formats variés

    *** Auteur de la fiche :

    Karolina Resztak (février 2020)

    *** Éditeur de la collection : Claire Riffard, équipe francophone,​ Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

    *** Mentions légales : Fiche : équipe Manuscrits francophones, ITEM (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

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