Lyon, le 21 pluviôse de l'an VI de la République française[1]
Les mauvais chemins, ma chère amie, nous ont empêché d'arriver ici plus tôt que ce matin à 10 heures. Nous[2] allons en partir ce soir, du moins à ce que je pense, pour filer vers le Mont-Cenis. Je t'écrirai encore un mot de Lanslebourg qui est le dernier endroit au bas de la montagne, et ensuite, à mesure que nous nous éloignerons, les époques auxquelles tu recevras de mes nouvelles se reculeront de plus en plus.[3]
Nous rencontrons de temps à autre les parties de l'armée d'Italie qui rentrent en France et qui se succèdent. Partout, sur leur route, on voit des trophées élevés en son honneur ; il y a même un petit arc de triomphe à la sortie du pont de la Guillotière sous lequel passent les demi-brigades à leur arrivée. Aujourd'hui est venue la Terrible 57e.[4] Il paraît que les Lyonnais font tous leurs efforts pour plaire à nos braves guerriers. Ce matin, nous avons rencontré le 9e régiment de dragons qui sortait de Lyon ; il s'en fallait de beaucoup qu'il ne fut complet mais nous en avons trouvé un grand nombre qui avait bien de la peine à quitter Lyon, et que les volontaires du pays reconduisaient. Au reste, il me semble que cette ville-ci est dégoûtée de sa résistance, et que désormais elle n'aura plus envie de figurer sur le théâtre de la Révolution, on se passe aisément des rôles sacrifiés.[5]
Il faut espérer que quand nous aurons passé le Mont-Cenis, les chemins nous permettront d'aller un peu plus vite.[6] Nous nous portons tous très bien ; je pense souvent à toi, et t'embrasse de tout mon cœur.
Dis mille choses aimables de ma part aux citoyen et citoyenne Eschassériaux,[7] au ménage Monge,[8] Berthollet,[9] Baur,[10] à Lermina, à Le Brun,[11] à mon frère,[12] au ménage Oudot[13] que j'ai eu le regret de ne pas voir avant de partir ; enfin rappelle-moi au souvenir de tous nos amis.
[À la citoyenne Monge
à l’Ecole Polytechnique
Palais Bourbon à Paris]
[4] Le nom de « Terrible » est donné à la 57e brigade par le général Bonaparte après la bataille de la Favorite du 16 janvier 1797 [27 nivôse an V]. Voir lettre n°51. « C’est à cette bataille que la 57e mérita le nom de terrible. Seule elle aborda la ligne autrichienne à la baïonnette et renversa tout ce qui voulut lui résister. » LAS CASES (1966), Le Mémorial de Sainte-Hélène, p. 565. « Le 27 une heure avant le jour, les ennemis attaquèrent La Favorite, dans le temps que Wurmser fit une sortie et attaqua les lignes du blocus par Sant’Antonio. Le général Victor, à la tête de la 57e demi-brigade, culbuta tout ce qui se trouva devant lui. Wurmser fut obligé de rentrer dans Mantoue presque aussitôt qu’il en était sorti, et laissa le champ de bataille couvert de morts et de prisonniers. Le général Sérurier fit avancer alors le général Victor avec la 57e demi-brigade, afin d’acculer Provera au faubourg de Saint-Georges, et par là, le tenir bloqué. Effectivement la confusion et le désordre étaient dans les rangs ennemis : cavalerie, infanterie, artillerie tout était pêle-mêle. La Terrible 57e demi-brigade n’était arrêtée par rien : d’un côté elle prenait trois pièces de canon ; d’un autre elle mettait à pied les régiments des hussards de Her-Dendi. Dans ce moment le respectable général Provera demanda à capituler ; il compta sur notre générosité, et ne se trompa pas. Nous lui accordâmes la capitulation dont vous trouverez ci-joint les articles. 6000 prisonniers, parmi lesquels tous les volontaires de Vienne, 20 pièces de canon, furent le fruit de cette journée mémorable. L’armée de la République a donc, en quatre jours, remporté deux batailles rangées et six combats, fait près de 25 000 prisonniers, parmi lesquels un lieutenant général et deux généraux, douze à quinze colonels etc., pris 20 drapeaux, 60 pièces de canons, et tué ou blessé au moins 6000 hommes. […] Toutes les demi-brigades se sont couvertes de gloire et spécialement les 32e , 57e et 18e de ligne que commandait le général Masséna, et qui en trois jours ont battu l’ennemi à Saint-Michel, à Rivoli et à Roverbello. Les légions romaines faisaient, dit-on, vingt-quatre miles par jour, nos brigades en font trente, et se battent dans l’intervalle.[…] » Bonaparte au Directoire exécutif le 29 nivôse an V [18 janvier 1797] Quartier général Vérone. (1300, CGNB).
Bibliothèque centrale de l'École polytechnique / Centre de Ressources Historiques. (Palaiseau, France).
Huart, Catherine (1748-1847)