Texte : 1559 Vincent Sertenas Histoires tragiques H05b Histoire

Auteurs : Boaistuau, Pierre

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TitreTexte : 1559 Vincent Sertenas Histoires tragiques H05b Histoire

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Amour
Complot
Justice
Mariage
Meurtre
Mort
Secret
Trahison

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Cinqiesme histoire. Il n’y a celuy qui ne scache que Valence n’ait tousjours esté le seul et unique rampart d’Espaigne, le vray sejour de foy, de justice et d’humanité. Et entre tous ses plus rares et excellens aornemens, elle est tant bien peuplée de dames et damoiselles accortes et gentilles, qui scavent tant bien apaster les jeunes hommes, et passer leur temps de leurs follies, que s’il s’en trouve quelqu’un qui soit grossier, pour le leurrer et desnieser, on dict en commun proverbe qu’il a besoing d’aller à Valence. En ceste cité il y a tousjours eu d’antiquité, et est encores pour le jourd’huy une famille fort ancienne, nommée de Ventimgilia, de laquelle font sortiz un grand nombre de riches et honorables chevaliers : entre lesquels n’a pas long temps qu’il s’en trouva un, nommé Didaco, renommé de tous, pour le plus liberal et courtoys gentilhomme de la cité : lequel (par deffault de meilleures occupations) se pourmenoit par la ville, et consommoit ainsi sa jeunesse, en triomphes, masques, et autres despenses, communes à tels pelerins : dressant l’amour à toutes les femmes indifferemment, sans qu’il eust l’une plus affectée que l’autre : et continua ceste façon de faire, jusques à un jour de feste, qu’il advisa une jeune fille de moyen aage, mais de beauté fort exquise : de laquelle ayant receu un traict d’œil, au despourveu, ne se sceut si bien garentir, de de la en avant elle ne luy touchast plus pres du cueur que les autres. Et apres avoir remarqué le lieu de sa demeure, il passoit et repassoit souvent devant sa porte, pour espier s’il pourroit avoir quelque regard, ou autre faveur de celle, qui commençoit desja à gouverner le frein de ses pensées, et s’il advenoit de fortune, que le chevalier la regardast, elle luy sçavoit tant bien rendre, et de si bonne grace, qu’il ne partoit jamais mal content de sa rue. Ayant le chevalier continué quelque temps en telles vanitez, il voulut descouvrir de loing qui elle estoit, de quelle maison, de quelles mœurs, et de quelle vacation. Et apres avoir curieusement recherché tout son origine, il trouva par le rapport du plusieurs, qu’elle estoit fille d’un orfevre, decedé depuis quelques années, et qu’il ne luy restoit que sa mere, et deux freres, qui exerçoient encores l’estat de son pere. Toutesfois quant à sa vie, qu’elle estoit reputée tant chaste et spirituelle, qu’il ne se trouvoit encores aucun qui eust eu le bruit, d’avoir faict breche à son honneur, encores qu’elles eus esté poursuyvie de plusieurs. Et que c’estoit peu de la beauté exterieure, qui apparoissoit en elle, eu regard aux graces qui se manifestoient en sa parolle : car combien qu’elle eust esté nourrie en maison bourgeoise, il y avoit peu de damoiselles et dames en la ville, qui la peussent esgaller en vertu et gentillesse : Car des ses jeunes ans elle ne s’estoit pas seulement adonnée à l’exercice des ouvraiges de l’aiguille, propres aux filles qui tenoient son rang, mais (par je ne scay quel particulier destin) elle avoit apprins à lire et escrire, ou elle prenoit si grand plaisir qu’elle avoit ordinairement quelque livre en main, lequel elle n’abandonnoit jamais, qu’elle n’en eust rapporté quelque fruict. Ce chevalier ayant receu ceste premiere impression de la valleur et vertu de Violente, (car ainsi s’appelloit elle) estoit plus enflammé que au paravant, et ce qui adjoutoit encores plus l’huylle à la meche, estoit les continuels regards, desquels elle le sçavoit festoyer, en estant si liberalle en son endroit, que toutes les fois qu’il passoit par la rue, elle le dardoit si à propos, que son pauvre cueur (se sentant par trop interessé) ne pouvoit endurer ceste nouvelle charge. A raison dequoy, cuydant amortir ce feu qui le consommoit peu à peu, il voulut tenter sa pudicité par presens, lettres et messages : lesquels il continua l’espace de demy an, ou plus : ausquels Violente ne donnant aucun lieu, il fut en fin contrainct l’assaillir par presence, et la trouvant un jour seulle à la porte, apres luy avoir faict une treshumble reverence, luy dist : Ma dame Violente, considerant voz façons de faire, et le froid acueil que vous avez faict à mes lettres et messages, je me suis souvenu de l’astuce qu’on attribue au serpent : lequel de sa queuë bouche ses oreilles, pour n’entendre les parolles, par la vertu desquelles il soit contrainct à faire contre son vouloir. Ce qui m’a faict delaisser à vous escrire, et desirer singulierement de parler à vous : à fin que mes affectueux accens, tristes parolles, et souspirs ardens, vous puissent mieulx acertener que le papier, quel est le reste de ma passion, ayant une ferme opinion, que si le triste son de mes dures complainctes pervenoit jusques à voz oreilles, qu’elles vous feroient sentir une partie du bien et du mal, que j’ay continuellement en mon cueur, encores que l’amytié que je vous porte, soit telle, que je n’en sçaurois donner si vive experience au dehors, qu’elle ne fust petite, en comparaison de celle qui se pourroit voir au dedans. Et prononçant ces mots, il les accompaignoit de tant de larmes, sanglots et souspirs, qu’il donnoit assez suffisant tesmoignage, que sa langue estoit la vraye et fidelle messagere de son cueur. Dequoy quelque peu honteuse Violente, avec une grace asseurée, luy dist : Seigneur Didaco, s’il vous souvient encores de vostre vie passée, et de mon honnesteté (laquelle paravanture vous avez reputée rudesse ou cruauté) je ne fais point de doubte, que vous ne soyez esmerveillé de ma presumption, et que vous n’attribuez (peust estre) à vice, ce qui est le plus familier à la vertu : car encores que vous m’ayez solicitée à vous aymer, par une infinité de lettres et messages, si est-ce que suyvant le naturel des filles, qui tiennent mon rang, je ne les ay ny approuvez, ni condemnez, comme en semblable je n’y ay donné response : non point par mespris ou contemnement que j’aye faict, de chose qui partist de vous, mais pour congnoistre au plus pres, que favorisant à voz entreprinses, je donnerois accroissement à vostre mal, lequel ne peult prendre fin, par le moyen que vous pretendez. Car combien que j’en aye faict la premiere espreuve sur moy mesme, et que je doive plaindre avec raison, ceux qui font en semblable peine, si si est-ce que je ne veulx tellement lascher la bride à ma passion, que mon honneur en demeure au pouvoir d’autruy, et (peult estre) à la mercy de ceulx lesquels ne sçachant combien il m’est cher, penseroient avoir faict petite conqueste. Et pour ne venir trop tard au repentir, je n’ay pas bouché mes oreilles, de peur d’estre arrestée, par la violence de voz charmes, chose que vous dictes etres propres aux serpens : mais j’ay mis ma force à mon cueur, et me suis tellement armée, et fortifiée par dedans, que si Dieu me continue la grace qu’il m’a faicte, jusques à ce jour, je n’espere pas d’estre surprinse : encore qu’il fault que je confesse (avecques ma honte) que j’ay receu de merveilleux assaulx de l’amour, non seulement pour la commune renommée de voz vertuz, et pour la courtoisie et gentillesse, laquelle vous m’avez toujiours departie par voz lettres, mais mesme par vostre presence, laquelle me faict preuve et entiere foy de ce que toutes les lettres du monde ne seroient suffisantes de comprendre, ne tous autres messages de conceuvoir. Et à fin que de ma part je ne demeure du tout ingrate, et que vous ne partez mal content de moy, je vous promets des maintenant que desormais vous tiendrez le premier lieu en mon cueur, auquel oncques autre homme vivant ne sceut faire bresche, moyennant que vous vous contentez de ceste honneste amitié, de laquelle vous me trouverrez en l’advenir tant liberalle en tout ce que l’honneur pourra permettre, que je perdray le nom de presumptueuse, ou cruelle en vostre endroit : mais si vous en pensiez abuser, ou esperiez quelque chose de moy qui fust alienée de l’honneur, vous vivriez en tresgrand erreur. Parquoy si vous sentez vostre merite trop grand pour en remporter satisfaction si petite, vous feriez beaucoup pour vous et pour moy, oubliant le passé, de retrancher du tout l’esperance du futur : Et comme elle cuidoit prolonger d’avantage son discours la mere de Violente, qui avoit toujiours esté à la fenestre pendant que le chevalier Didaco devisoit avec sa fille, descendit en bas, laquelle s’approchant de la porte leur interrompit leurs propos, disant à Didaco. Monsieur, je croy que vous prenez si grand plaisir aux follies de ma fille que vous demeurez icy plustost pour en passer vostre temps, que pour autre contentement que vous en puissiez recevoir, car elle est si mal apprinse, et de si mauvaise grace, que ceulx qui vous ressemblent en devroient estre bien tost ennuyez. Madame, dist Didaco, encore qu’au commencement que je l’ay escoutée, je n’eusse deliberé y faire si long sejour, si est-ce que depuis que je l’ay practiquée de plus pres, et faict plus vive espreuve de ses bonnes graces, je confesse que j’ay esté arresté outre mon gré. Et ne sçache au jourd’huy si grand seigneur, qui ne deust estimer le temps pour tresbien employé auquel il auroit eu cest heur de participer à tant de bons propos, desquels je me trouve tant bien satisfaict et edifié, qu’il ne sera jour de ma vie que je ne tesmoigne que la vertu, courtoisie, et gentillesse ne se retrouve aussi aux maisons mediocres, qu’à celles des plus grands, esquelles combien qu’elle y soit, peult estre, en plus grand lustre et ornement, si est-ce qu’elle n’y est point plus naivue, ne mieux accomplie que celle, qui s’est manifestée maintenant à moy, en ce petit subject. Et apres quelques autres communs propos, Didaco print congé, et s’en retourna en sa maison, ou il vesquit quelque quatorze ou quinze moys sans donner treves à ses desirs, ains il taschoit par tous moyens de les amortir sans qu’il s’advançast en rien : car combien qu’il fust riche, grand courtisant, et homme bien parlant, et qu’il eust opportunité de parler souvent à elle, et qu’elle ne se monstrast retisve, ny de l’escouter, ny d’entendre ses messages, et qu’il fust assez acertené qu’elle fust passionnée de son costé, si est-ce qu’il n’y eut ordre par aucun artifice humain de la convertir, dequoy à la longue ennuyé et par trop pressé de son mal, s’advisa d’envoyer six cens ducats à la mere pour ayder à marier sa fille, promettant au reste de luy assigner douaire honneste lors qu’il se presenteroit quelque party digne d’elle, si elle vouloit donner allegeance à son extreme martire, mais celle qui n’avoit peu estre vaincue par amour, ne le peut estre pas avarice, et trouva fort mauvais que le seigneur Didaco se fust tant oublié que de penser acquester par argent ce que par tant de peines, larmes et souspirs, luy avoit esté denié. Et à fin de luy faire entendre qu’il luy avoit despleu luy manda par celuy qui luy avoit apporté l’argent, qu’il allast desormais essayer à decevoir celles, qui mesurent leur honneur au prix de leur proffit, sans tendre ses lacs pour abuser les autres : qui ne s’acheptent que par vertu. Et apres avoir entendu quel estoit son vouloir, et qu’il perdoit temps en toutes ses entreprinses, ne pouvant plus parer à l’extreme douleur qui s’augmentoit de jour en jour : apres avoir debattu en son esprit tout le succez de ses amours, resolut en fin que c’estoit le plus profitable, pour le repos de son esprit, de l’espouser. Et combien qu’elle ne fust de telle maison et moindre encores en biens qu’il meritoit, si est-ce que sa beauté et vertu, et autres dons de grace, desquels elle estoit pourveuë la rendoient digne d’un grand seigneur. Et arresté en ceste opinion, va trouver Violente en sa maison, à laquelle il dist : Ma dame Violente, si la vraye pierre de touche pour cognoistre ceux qui ayment parfaictement d’avecques les autres, est le mariage : certainement vous avez acquis un mary en moy, s’il vous plaist, de m’accepter pour tel, lequel avec le temps vous fera cognoistre la difference qu’il mect entre les biens et la vertu, et entre l’honneur et les richesses. Violente lors ravie d’une joye et contentement incroyable, un peu honteuse luy dist : Seigneur Didaco, je ne sçay si vous pretendez point par voz propos de faire espreuve de ma constance, ou trop grand ayse, mais d’une chose vous puis-je asseurer qu’encores que je me recognoisse beaucoup inferieure à vous, en merites, en biens et vertu, si est-ce que si cela advient comme vous promettez, je ne vous voudrois ceder en amitié, esperant si nous avons à consommer noz jours ensemble vous faire si bien cognoistre ce qu’elle peut en mon endroict, que vous ne voudrez, peult estre, un jour avoir faict eschange de ma personne avecques celle de quelque grand dame. En confirmation dequoy Didaco print une riche esmeraulde qu’il portoit ordinairement à son doigt, laquelle (la baisant) luy donna par nom de mariage, la priant au reste que cela ne fust divulgué jusques à certain temps, auquel luy mesme le publieroit à tous ses amis. Toutesfois qu’elle le pouvoit bien seulement communiquer à ses deux freres et à sa mere, et que quant à luy il alloit donner ordre pour avoir un prestre des champs pour solennifer leur mariage à leur maison. Ce que il fist sur les quatre heures du matin en une chambre, presens seulement la mere et les freres, et le prestre et une esclave, qui avoit esté nourrie jeune en leur maison, et son serviteur, sans user d’autre preparatif ou magnificence requise en telles choses. Ainsi se passa la journée en telle joye et liesse (que peuvent apprehender, ceux lesquels sortis de bas lieu font efleuez en quelque grand degré d’honneur) jusques au soir, ou chacun se retira abandonnant l’espousée et le mary à la misericorde de l’amour et de la nuict : lesquels estants en leur privé receurent aise semblable, et contentement pareil que font ceux qui pressez d’une trop ardente et ennuyeuse soif se trouvent en fin aupres de quelque vive source, ou avec toute liberté ils peuvent estancher leur soif. Et continuerent en ces delices jusques au matin que le jour commençant à apparoistre. Violente luy dist : Mon cher seigneur et espoux, puis que vous estes maintenant en possession de ce qu’avez tant souhaitté, je vous supplie humblement d’adviser pour l’avenir, comme il vous plaist que je me gouverne : car si Dieu me faict la grace d’estre autant discrete à vous satisfaire, que je seray prompte et ardente à vous obeyr en tout ce que me commanderez, il n’y eut oncques servante de gentil homme qui s’employast de meilleur cueur à complaire à son seigneur que j’espere faire en vostre endroit. A laquel le Didaco respondit, ma grand amie laissons ces humilitez et services pour le present à ceux qui se plaisent en telles choses, car je vous promects ma foy que je ne vous ay point en moindre reverence ou estime que si vous estiez sortie de la plusgrande maison de Cathalongne, comme je vous feray cognoistre en quelque autre saison plus à loisir : mais ce pendant jusques à ce que j’aye donné ordre à quelques miens affaires, je vous prie de tenir nostre mariage secret, et ne trouvez mauvais si je me retire le plus souvent à ma maison, combien qu’il ne passera à peine journée que je ne vous face compaignie la nuict. Et ce pendant à fin que vous pourvoyez à voz menuz affaires, je vous envoiray mille ou douze cens escuz, lesquels vous employrez, non pas en habits, ou autres choses requises à celles qui tiennent vostre reng, car j’y pourvoiray en autre saison, mais pour vous accommoder, et survenir à voz autres petites particulieres necesessitez, qui se retrouvent en mesnage. Et s’en partit le chevalier Didaco de la maison de la femme, laquelle se sçavoit si bien entretenir qu’il continua l’espace d’un an en telle amitié, qu’il ne vivoit point content le jour qu’il ne l’avoit veue. Et apres plusieurs allées et venuës, les voisins commencerent à soupçonner qu’il entretenoit ceste fille impudiquement, et donnoient grand blasme a la mere, et aux freres de souffrir Didaco hanter à leur maison en telle privauté, et avec leur sœur. Et sur tout ils plaignoient l’infortune de Violente, laquelle s’estoit tant bien gouvernée, et avecques telle beauté jusques à l’aage de vingt ans, qu’il n’y avoit celuy de tous les citoyens de Valence qui n’en fist grand compte, et qui ne l’eussent en tresbonne reputation : Toutesfois que degenerant de son ancienne vertu, elle estoit de venuë si effrontée qu’elle dependoit du tout de la lascive amitié d’un homme, et combien que le plus souvent on luy en donnast des atteinctes, et qu’elle en entendist murmurer, si est-ce qu’elle en faisoit peu de compte, ne sentant aucunement sa conscience chargée d’un tel vitupere, joinct qu’elle esperoit un jour leur faire perdre ceste faulse opinion par la publication de son mariage. Si est-ce que quelque fois se sentait espoinçonnée par je ne sçay quel aguillon d’honneur, elle ne se pouvoit contenir lors qu’elle se voyoit mieux favorisée de luy, en son privé de le prier bien affectueusement de la retirer à sa maison, pour eviter le scandale et diffame des voisins, mais le chevalier Didaco la sçavoit tant bien gaigner par dilations et promesses, qu’elle s’accordoit à tout, et eust mieux aymé desplaire à tout le monde ensemble, que de l’offencer luy seul, estant desja si resolue en l’amitié du chevalier, qu’elle n’avoit autre pensement en elle, que d’inventer les moyens de luy complaire et satisfaire en toutes choses, esquelles elle le verroit affectionné : comme elle avoit esté dure au commencement, et fort tardisve en l’amour, elle devint si aspre et ardente en ses affections, qu’elle ne recevoit plaisir aucun, sinon lors qu’elle estoit aupres de son Didaco, ou qu’elle avoit moyen de le cherir et caresser. Dequoy le chevalier s’appercevoit ayséement, et se voyant en plaine possession de son cueur, commença peu à peu se refroidir et à s’ennuyer de ce qu’il avoit eu si cher par le passé, et se persuadant en luy mesme qu’il feroit grand tort à sa reputation, si ce mariage indigne de sa grandeur estoit descouvert et manifesté par la cité, et pour obvier à cela il n’alloit plus que d’heures à fois, et quasi par acquit visiter sa Violente, encore estoit-ce plus pour satisfaire à sa lubricité, que pour le respect d’aucune amitié qu’il luy portast. Et ainsi oubliant son Dieu et le debvoir de sa conscience, il alloit escumer les compaignies çà et là pour practiquer la bonne grace de quelque autre, et fist tant par ses menées, simulations et hypocrisies, qu’il s’insinua en la bonne grace de la fille au seigneur Ramyrio Vigliaracuta chevalier d’une des premieres, et plus anciennes maisons de Valence. Et comme nous avons monstré cy devant, par ce qu’il estoit riche et opulent, et issu de lieu illustre les parens accorderent aysément ce mariage, et le père ayant assigné douaire honnorable à la fille, les nopces furent celebrées publiquement en grand pompe et solennité, et avecques le contentement d’un chacun. Le mariage consommé le chevallier Didaco se retira à la maison de son beau père avec sa nouvelle femme ou il vesquit quelques jours avec tel plaisir et contentement que sont ceux qui sont mariez de nouveau. Dequoy advertiz la mere et les freres de Violente menerent semblable dueil, que font coutumierement ceux qui voyent ravir injustement l’honneur à ceux qui sont issuz de leur sang, et ces pauvres miserables, sçachans à qui s’en plaindre, vivoient en une estrange perplexité, car il ne congnoissoient le prestre qui avoit solennisé leur mariage. D’autre costé, ils n’avoient aucune preuve suffisante. Et combien encores qu’ils eussent peu verifier si n’osoient ils s’attacher par proces aux deux plus grands seigneurs de leur cité, et congnoissans la grandeur du cueur de Violente, il le luy cuiderent celer pour un temps, mais ce fut en vain, car elle ne tarda gueres apres qu’elle ne fust advertie du tout, non seulement par ses proches voisins, mais par le commun bruit de ceulx de la ville, qui disoient que passé à dix ans on n’avoit veu à Valence nopces plus honnorables ou magnificques ne enrichies de plus grande compaignie de gentils-hommes et damoiselles, que celles du jeune chevalier Didaco, avec la fille du chevalier Ramyrio, dequoy Violente passionnée oultre mesure pressée d’ire et de fureur, elle se retira à la chambre toute seule, ou elle commença à faire une cruelle guerre à sa face et à ses cheveux, puis comme forcenée, et hors de foy, disoit : Ah ! ah ! quantes peines et travaux, quels desmesurez tourmens souffre maintenant ma pauvre ame affligée, sans avoir consolation de creature vivante ! quelle dure et cruelle penitence pour chose non offensée ! ah fortune ennemie de mon heur, tu m’as si eslongnée de tout remede que je n’ay seulement moyen de faire entendre mon desastre à personne qui me peust venger : qui seroit un tel confort à mon esprit, qu’il partiroit plus content de ce miserable monde. Helas ! que n’ont voulu les dieux que je soye issue de quel que race genereuse, à fin de faire sentir à ce Russien infame le mal et griesve amertume que je sens en mon cueur ? Ah miserable que je suys, et delaissée de toute bonne fortune. C’est à ce coup, que je voy des yeux de l’ame, ce que ceux du corps deceuz et trompez n’ont peu veoir ou apercevoir. Ah ! cruel ennemy de toute pitié, ne ressens tu point en toy le triste son de mes ameres conplainctes ? N’entends tu point ma voix crier sur toy vengeance de ton forfaict ? ta dureté ne se peult elle adoulcir en rien me voyant desmembrer par la fierté de mille aspres martires ? Ah ! ingrat, est-ce maintenant le merite de mon amour, de ma fidelle servitude, et de ma loyauté ? Et ainsi qu’elle se lamentoit si amerement sa mere, ses freres, et la femme esclave, qui l’avoit nourrie en ses jeunes ans monterent à la chambre de Violente, ou ils la trouverent dejia tant attenuée de mal et de raige qu’ils la mescongnoissoient presque. Et apres s’estre efforcez par tous moyens de la reduire sans y proffiter en rien, la laisserent en la garde de la vieille esclave qu’elle avoit toujiours aymée plus affectueusement que les autres. Et apres plusieurs remonstrances particulieres, luy mist devant les yeux que si elle se vouloit moderer quelque peu qu’elle iroit parler au chevalier Didaco, et luy remonstreroit si bien sa faulte qu’elle convertiroit à retourner à la maison. Et qu’elle se devoit fortifier contre son mal, et le dissimuler pour un temps pour s’en venger au par-apres. Non non, respondit elle Janique, le mal est trop leger ou le conseil est receu. Et combien que je soye contraincte de confesser que ton conseil soit equitable, si est-ce que tant s’en fault que j’ay deliberé de le suyvre, que si je sentois aucune partie en moy disposée à y obeyr, je la separerois d’avec mon corps en ta presence, car je suis si resoluë en la hayne de Didaco, qu’il ne me peult satisfaire par une seule vie, et croy que les dieux m’ont esleüe pour executer moymesme la vengeance de leur ire, et de la perte de mon honneur. Parquoy Janique, si tu m’as aymée en ma jeunesse monstre le moy maintenant par essaict à l’endroict ou ton secours m’est plus necessaire, car je suis tant oultrée de mal que je porte envie aux plus miserables creatures du monde, ne me restant plus rien pour entretenir ma vie en pleurs et continuels souspirs, que le tiltre de vile et abominable putain. Tu es estrangere et n’as rien icy que la vie comme les bestes, encores avecques un continuel labeur. J’ay douze cens escuz que ce faulseur de foy m’a baillez, avecques quelques bagues, lesquels ne sont destinez du ciel à autres usaiges, qu’à payer ceux qui feront la vengeance de sa desloyauté, je les remets maintenant entre tes mains, si tu me veux ayder à faire le sacrifice de ce parjure Didaco : Aussi bien si ton secours m’est denié, j’executeray seule mes desseings, et s’il ne meurt comme je l’entends, il mourra comme je pourray, car la premiere fois qu’il se presentera devant mes yeux, quoy qu’il en advienne, sa vie prendra fin par ces deux mains que tu voys devant toy tremblantes. Janique voyant sa maistresse en ces termes et la cognoissant de nature hautaine, et d’un cueur viril et invincible, apres avoir quelque peu debatu les choses en son entendement, print une ferme et asseurée resolution de s’employer pour elle en ce qu’elle pourroit : esmeuë en partie de pitié, de la veoir ainsi deshonnorée soubs le pretexte de mariage, partie pour la convoitise de gaigner la grande somme de deniers qu’elle lui avoit offerte, si elle la favorisoit à son entreprinse (avec laquelle elle esperoit s’en fuir en quelque province.) Et apres avoir arresté cela en elle, vint embrasser Violente lui dist : Madame, si vous voulez vous gouverner par moi, n’ensuivre pas ainsi l’impetuosité de vostre colere, j’ai trouvé le moyen de vous venger du chevalier, qui vous a ainsi cruellement deceuë, combien que cela ne se puisse faire si secretement qu’à la fin sa mort ne soit decouverte : mais j’ai ferme opinion que remonstrant vostre droict aux juges, que faisant apparoistre du tord qu’il vous a faict, ils auront compassion de vostre misere, ayant tousiours esté recogneuë de tous pour tres honneste vertueuse fille. Et à fin que vous soyez informée comme nous devons gouverner en ceci : Il fault en premier lieu que vous apprenez à dissimuler vostre mal en public, à feindre de n’estre aucunement passionnée pour le nouveau mariage du chevalier, puis vous lui escrirez une lettre de vostre main, par laquelle vous lui ferez entendre le mal que vous souffrez par trop l’aimer, le supplierez de vous visiter quelquesfois, que puis que vostre fortune adverse ne peut permettre que vous lui soyez demeurée pour femme, aumoins qu’il vous face le traictement que merite une amie, que vous tenez le second lieu en amitié apres son espouse. Ainsi ce trompeur deceu, pensant vous avoir à son commandement comme il souloit, viendra quelquefois le mois coucher ceans, ou nous le sçaurons si bien tracter par le moyen que j’ai inventé, qui sera executé la nuict qu’il perdra sa vie, sa femme, celle qu’il pensoit avoir pour amie : car lorsqu’il fera endormi à vos costez, au premier somme nous l’envoirons dormir ailleurs d’un plus profond eternel sommeil. Violente cependant qui ne repaissoit son cueur felon cruel d’autres viandes que de raige desdaing, commença à s’adoulcir, trouva le conseil de Janique tant bon qu’elle se delibera du tout de le suivre : pour y donner commencement la pria de se retirer un peu pendant qu’elle escriroit sa lettre, par le subiect de laquelle elle lui feroit entendre avec quelle asseurance elle sauroit conduire le reste de leur entreprise. Et estant demeurée seule en sa chambre prenant plume papier elle escriuit à Didaco d’un cueur simulé ce qui s’ensuit. Seigneur Didaco, je m’asseure que si vous me faictes tant d’honneur, que de vouloir faire lecture de ces tristes lettres que vous serez esmeu à quelque compassion pitié, y trouvant au vrai la misere de ma vie gravée depaincte, laquelle par vostre desloyauté est conficte en tant de larmes, souspirs, tourments, ennuis, que je me suis souvent emerveillée comme la nature a peu si longuement supporter, faire deffence contre le violent assault d’un si cruel martyre, qu’elle n’ait par plusieurs fois tiré mon esprit langoureux hors de ceste ennuyeuse et mortelle prison : qui me faict penser croire, puis que je demeure vive, que la mort mesmes a conjuré en mon mal, est compaigne de mon martire, veu qu’il semble que par aucun tourment elle ne puisse separer mon ame d’avecques mon corps. Helas ! combien de millions de fois le jour l’ai-je appellée, sans la pouvoir rendre ployable à mes cris ? Helas ! combien de fois me suis-je veuë vaincue par l’aspre tourment de ma douleur, prendre de vous l’extrême congé & dernier adieu, pensant estre arrivée au but limité de ma vie ? Voila mes delices ordinaires Didaco, voila mes plaisirs, voila tout mon passe-temps : mais encores est-ce peu au regard de la nuict, car s’il advient que mes pauvres yeux, lassez d’avoir presque sans intervalle espuisé une vive source de larmes, se veulent clorre, les songes ne cessent lors de tourmenter & affliger mon ame par les plus cruels tourmens qu’il leur est possible, me representant par leurs espouventables & horribles visions, l’aise & contentement de celle, qui tient ma place de forte que la seule apprehension que j’en puis avoir, est beaucoup moindre que la plus cruelle mort. Ainsi est entretenuë ma vie, par une telle continuation de douleurs & angoisses, que je porte envie à tout miserable sort. Or comme vous vous sçavez, j’ai toujours passé ma douleur sous un silence ennuyeux, pendant que vos anciennes promesses, confirmées par tant de jurements, avec l’asseurée preuve que vous avez toujours faicte de ma fidélité & constance, vous auroient rangé à quelque devoir : mais maintenant que je congnois à veuë d’œil la dure trempe de vostre cueur, & la cruauté de mon destin, lequel m’a du tout acheminée à vostre pouvoir, par le pris de mon honneur, il m’est force que je me pleingne de celui qui me bat, & qui par mesme moyen me ravit, & l’honneur & la vie, sans daigner seulement me contenter d’une veuë. Et ne sachant plus à quoi avoir recours, ne en qui trouver remede, je t’appelle à fin que me voyant en l’estat que je suis, si maigre & espouvantable, ta cruauté soit du tout satisfaicte : laquelle venant regarder l’object d’un si piteux spectacle, & ou le signe de ma passion est tant clairement exprimé, elle soit esmeuë à quelque pitié. Viens donc, viens donc cruel, visiter celle, laquelle avec quelque signe d’humanité, tu pourras non empescher aumoins adoulcir la vengeance qu’elle te prepare. Et si quelque ardeur de pitié a jamais reschauffé ton cueur glacé, vien plus que jamais armé de cruauté, pour voir rendre les derniers soupirs à celle que tu as misérablement deceuë : car faisant autrement tu pourras par aventure trop tard pleurer ma mort, & ton inhumaine cruauté. Et cuidant donner fin a sa lettre les larmes lui feirent mourir les paroles en sa bouche : de sorte que n’y pouvant adjouster autre chose, elle ferma & cachetta sa lettre, puis ayant appellée Janique elle lui dist : tien ma chere amie, porte lui ses presentes, & si tu sais aussi bien jouer ton personnage que j’ai faict le mien, j’espere que nous aurons ceans bien tost en nostre pouvoir, celui qui rend ma vie si penible, qu’elle est plus angoisseuse, que mille mors ensemble. Janique ayant la lettre j’en part en diligence, & arrivée pres de la maison du beau père de Didaco, elle se tint coie, attendant qu’elle verroit sortir quelqu’un de leans, ce qu’elle fist bien tost apres car l’un des serviteurs de Didaco qu’elle cognoissoit, allant à quelques siens affaires, fut tout estoné qu’il rencontra Janique, laquelle lui demanda si le seigneur Didaco estoit à la maison, & qu’elle avoit quelque chose à lui dire : mais s’il estoit possible qu’elle vouldroit bien parler à lui en secret. Dequoi Didaco adverti la vint trouver en la rue, auquel elle dist en souriant (lui ayant faict une simulée reverence) Seigneur Didaco, je ne sai ni lire ni escrire, mais je mettrai sur ma vie qu’on se plainct bien de vous par ses lettres que ma dame Violente vous ennuie. Et aussi pour en parler à la verité, il y a un petit de tort de vostre costé, non point pour le respect de celle que vous avez espousée, car je n’ai jamais pensé (en moi-mesme) que Violente deust estre vostre femme, veu la difference qu’il y a entre voz extractions : mais parce que vous ne la voyez plus, & mesme que vous ne pourchassez pas à la marier ailleurs. Et si vous puis bien asseurer qu’elle en meurt sur le pied : de forte que se plaignant aujourd’hui à moi en pleurant, elle me disoit : Et bien puis que je ne le puis avoir pour mari, qu’il me tienne aumoins pour amie, & qu’il vienne voir quelque fois la semaine, au soir principalement, de peur d’estre apperceu des voisins. Et certainement si vous lui obeissiez en cela, vous ne feriez que vostre devoir, car, la chose avenant ainsi, vous vous pourriez bien vanter d’estre aussi bien pourveu de belle femme, & de belle amie, que gentilhomme de Valence. Et ayant mis fin à ce propos, Janique lui presenta la lettre, laquelle il leut & receut : & ayant bien pesé le contenu d’icelle, il fut incontinent surpris de grand sursaut, car haine & pitié, amour & desdaing (ainsi que dedans la nuée le chauld & le froid, avec plusieurs vents contraires) commencerent à se debatre, & contrarier en son cueur : puis ayant quelque peu pensé à son affaire, il lui dist : Janique mamie, recomandez moi à la bone grace de vostre maistresse, & lui dictes, que je ne lui rendrai (pour le present) aucune response : mais que demain des quatre heures du matin, je serai à sa maison, & lui ferai compaignie tout le jour & la nuict : & lors je lui declairerai si bien ce que j’ai faict, que premier que je parte d’avec elle, elle n’aura occasion de se mal contenter de moi. Et lors Janique prenant congé du chevalier s’en retourna vers Violente, & lui feist entendre le tout. A laquelle Violente respondit, Janique, si tu as donné bon commencement à nostre entreprise, aussi n’ai-je pas dormi de mon costé : car j’ai advisé qu’il nous fault faire provision d’une forte corde, laquelle nous attacherons au pied du chevet du lict : & si tost qu’il sera endormi, je te getterai l’autre bout de la corde en la ruelle, que tu tireras de ta force, & avant que tu commences à tirer je lui aurai donné le coup de la mort, en la gorge : parquoi donne ordre d’avoir deux grands couteaux, quoi qu’ils coustent : mais je te prie qu’il n’y ait que moi qui donne fin à sa vie, ainsi que lui seul a donné la premiere attaincte à mon honneur. Janique sut si bien pourvoir à tout ce qui estoit requis à l’execution de leur entreprise, qu’il ne restoit plus que l’opportunité de mettre en effect leur cruel vouloir. Le chevalier Didaco à l’heure assignée, donna à entendre à sa nouvelle femme, qu’il alloit aux champs à une sienne terre. Et qu’il ne pouvoit estre de retour, jusques au jour ensuivant au matin, ce qu’elle creut aisément, Et pour mieulx pallier son faict, il feist acoustrer deux chevaux, & partit ainsi que quatre heures sonnoient. Et ayant traversé quelque rue, il dist à son serviteur (qui avoit acoustumé de l’acompaigner en ses amours) va t’en aux champs à une telle terre, & sejourne là tout ce jour, & t’en vien au matin me querir en tel lieu, partant de la maison de Violente, & mets mes chevaulx cependant en quelque hostellerie : car je ne veux pas qu’on sache quand j’y aye couché. Ce faict, le maistre & le serviteur se separerent. Le chevalier arrivé à la maison de Violente, il trouva Janique qui l’attendoit, en bonne devotion de le traicter selon son merite, laquelle l’acompaigna jusques en la chambre de Violente, puis s’en retourna à ses affaires. Et lors le chevalier en la baisant lui donna le bon jour, en lui demandant comment elle se portoit auquel Violente respondit, Seigneur Didaco vous me presentez le bon jour de paroles, mais par effect vous me preparez une triste vie. Je croy, dist elle, que vous pouvez sentir en vostre ame comme je me porte : car vous m’avez reduicte à telle extremité que vous voyez assez que je n’ai que la seule voix qui tienne de la femme, & encore si debile, qu’elle ne cesse d’appeler la mort, ou pitié, combien que de l’une & de l’autre je sois sourdement entendue. Et ne me pensez point pourtant Didaco, tant hors de moi, que je vous aie escrit sous l’esperance que (vous ramentevant mes peines tres aigres, & vostre grief peché) je vous puisse ja mais esmouvoir à pitié : car je suis toute asseurée que vous ne cesserez jamais de boire le sang, l’honneur, & la vie de celles, qui adjoustent foi à voz tromperies, comme j’experimente maintenant en moi-mesme, avecques un si mortel regret, que je n’attends d’heure à autre, que la triste fin de ma vie. Didaco la voyant ainsi troublée, craignant que sa collere s’enflammast d’avantage, commença à l’amadouër, & la prendre entre ses bras, lui faisant entendre que le mariage celebré de la fille de Vigliaracuta & de lui, avoit esté conclud, plus par force que de son gré & volonté, par ce qu’ils pretendoient une donnaison sur la succession de son deffunct père, laquelle s’ils eussent obtenu en justice, il fust demeuré pauvre toute sa vie, & que ce qu’il en voit fait c’estoit pour pourvoir au repos d’eulx deux, & que ce n’estoit point sa femme, qu’il estoit deliberé de l’empoisonner, (de la à quelque temps,) & consommer le reste de sa vie avec elle. Et ainsi voulant racoustrer sa faulte par quelques pieces rapportées, jouant du plat de la langue, il pensoit, par bien courtisanner, appaiser celle qui avoit l’esprit trop bon pour estre prise deux fois à une mesme trappe : toutesfois de peur de la rebuter, & de perdre le moyen d’accomplir ce qu’elle pretendoit, elle lui dist avec riz contrainct. Seigneur Didaco, combien que vous m’avez si mal traictée le passé, que je n’ai pas grande occasion à present d’adjouter foi à voz parolles, si est-ce que l’amitié que je ne vous porte est tellement enracinée en mon cueur, que la faulte seroit bien grande qui la pourroit esteindre : en consideration dequoy je me veulx bien faire accroire que voz propos sont veritables, moyennant que vous me promettiez par serment de coucher une fois ou deux semaine ceans : car il me semble, mais que j’aie quelque moyen de vous voir, d’heures à fois, qu’il me restera encores quelque part en vous, & que je vivrai de beaucoup plus contente : ce qu’il lui accorda volontiers, avecques un grand nombre d’autres telles protestations propres à ceulx qui pensent decevoir : mais si le pauvre miserable eust peu penetrer (par son regard) jusques au profond de son cueur, il eust bien changé de conseil. Ainsi se passa la journée en froides & simulées caresses, tant d’un coste que d’autre, jusques à tant que la nuict obscure, avecques son accoustumée silence, leur appresta le moyen de exercer leur furieuse entreprise : & incontinent apres souper Didaco & Violente se pourmenerent ensemble, devisans de quelques communs propos, jusques à ce que le chevalier (pressé de sommeil) commanda qu’on accoustrast le lict, & il ne fault lors demander avec quelle diligence Violente & Janique obeïrent à ce commandement, auquel seul (à leur avis) consistoit l’heur ou malheur de leur entreprise. A quoi Violente pour se monstrer plus affectionnée, se coucha la premiere : & incontinent qu’ils furent au lict, Janique ayant accoustré les rideaux se saisit de l’espée du chevalier, & (feignant ordonner quelque chose au lict) elle attacha sa corde, couvrit le reste du feu, qui estoit en la cheminée, porta un escabeau en la ruelle du lict, & mist deux grands couteaux de cuisine dessus : ce faict elle estaignit la chandelle, & feingnant de sortir elle ferma la porte sur elle, & rentre dedans. Et lors ce pauvre infortuné chevalier, pensant estre seul en la chambre avecques Violente, se print à la baiser & cherir, aquoy elle ne feit aucun refuz : mais voulant user de ses anciennes privautez, elle le pria sur toute l’amitié qu’il lui portoit, qu’il lui donnast trefves, pour deux ou trois heures seulement, & que la nuict estoit assez longue pour satisfaire à ses desirs, parce qu’elle se sentoit tant pressée de sommeil qu’il lui estoit impossible de resister, mesmes qu’il y avoit cinq ou six jours qu’elle n’avoit fermé l’œil, pour son ennui passé. Toutesfois qu’apres son premier somme elle lui obeyroit volontiers, ce qu’il lui accorda aisément, tant pour ce qu’il avoit assez ailleurs ou estancher sa soif, que pour ne la mal contenter. Et feignant de vouloir dormir elle se tourna la face de l’autre costé, & apres avoir demeuré quelque espace de temps en tel estat, le pauvre infortuné chevalier s’endormit, & estant au plus profond de son somme, Janique coula doulcement la corde, par-dessus le corps du chevalier, & la mist entre les mains de Violente, & apres que Violente l’eut accommodée, ainsi qu’ils avoient projecté ensemble, elle en bailla le bout à Janique, laquelle estant en la ruelle du lict, s’assist contre terre : & ayant la corde lacée en ses bras, elle s’appuyoit les deux piedz contre la poultre du lict, à fin d’avoir plus grande force à la tirer, lors qu’il en seroit besoing : & ne tarda gueres Violente, qu’elle ne se saissit de l’un de ces grands couteaux, & l’estant doulcement eslevée, elle tastoit avecques la main le lieu le plus propre pour lui faire un fourreau de la chair de son ennemi. Et toute saisie d’ire, de rage, & de furie, enflammée comme une Medée, lui darda la poincte de telle force contre la gorge, qu’elle la persa de part en part : & le pauvre malheureux pensant résister à son mal, & faire quelque effort contre son adverse & triste fortune, fut estonné qu’il se sentit encore rechargè de nouveau, mesme si intrinqué en la corde, qu’il ne pouvoit mouvoir ni pied ni main : & par l’excessive violence du mal, le pouvoir de parler & de crier lui fut osté : de forte qu’apres avoir receu dix ou douze coups mortels, l’un apres l’autre, sa pauvre ame martyre, feist le departement d’avec son triste corps. Violente ayant mis fin à ce chef d’œuvre, commanda à Janique d’allumer la chandelle, & l’ayant approchée pres de la face du chevalier, elle congneut soudain qu’il qu’il estoit sans vie. Et lors ne pouvant encores repaistre son cueur selon, ni estaindre l’eschauffé courroux qui bouillonnoit en son cueur, elle lui tira les yeux avec la poincte du cousteau hors de la teste, s’escriant contre eulx avec une voix hideuse, comme s’ils eussent eu quelque sentiment de vie. Ah trahistres yeux, messagiers de la plus trahistresse ame qui resida oncques en corps d’homme mortel, sortez desormais de voz sieges honteux, car la source de voz feinctes larmes est maintenant tarie & seichée, Puis ayant mis fin au martyre insensible des yeux : continuant sa rage, elle s’attaqua à la langue, & l’ayant avec ses mains sanglantes tirée hors de sa bouche, & la regardant d’un œil meurtrier, lui dist en la trenchant. Ah ! langue abhominable & parjure, combien de mensonges as tu basti avant que tu peusses faire ceste breche mortelle à mon honneur, duquel me sentant maintenant par ton moyen privée, je m’achemine franchement à la mort, à laquelle tu m’ouvres à present le chemin, & ayant separé ce petit membre d’avec le reste du corps(insatiable en sa cruaulté) elle feist avec le couteau une violente ouverture à l’estomach : Et lançant ses cruelles mains dessus le cueur du chevalier, l’arracha de son lieu, & lui ayant donné plusieurs coups disoit. Ah!cueur diamantin, soubs l’enclume duquel ont esté forgées les infortunées trames de mes cruels destins, que ne te pouvois-je aussi bien voir au descouvert le passé comme je fais ores, pour me garder de ton enorme trahison, & abhominable desloyaulté ? Puis acharnée sur ce corps mort, comme un lion affamé sur sa proie, il n’y eut presque partie à laquelle elle ne donnast quelque atteincte. Et l’ayant ainsi dechiré par tout avec une infinité de coups, elle s’escria. O charogne infaicte qui as autresfois esté organe de la plus infidelle & desloyalle ame qui oncques descendit du ciel. Ores es tu maintenant payée de desserte condigne à tes merites. Puis elle dist à Janique (laquelle avecques une grande terreur avoit cependant contemplé toutes ses gestes) Janique je me sens maintenant si allegée de mon mal, que vienne la mort quand elle voudra, elle me trouvera forte et robuste, pour endurer son furieux assault, lequel de long temps j’eusse esprouvé, sans la ferme esperance que j’avois de mettre fin à ceste entreprinse, Aide moi donc à trainer ce corps hors de la maison de mon père, en laquelle je fuz premierement violée, puis je te dirai ce que tu as à faire : car ainsi qu’il a esventé mon honneur, & publié partout, aussi veulx-je que la vengeance soit manifestée, & son corps exposé à la veuë d’un chacun. A quoi obeissant Janique elle print avecques Violente le corps du chevalier, & le precipiterent par l’une des fenestres de la chambre en bas sur le pavé avec toutes ses parties. Ce faict elle dist à Janique, prends ceste boëtte avec tout ce qu’il y a d’argent, & t’embarque au premier port que trouveras, & t’en va en Afrique, & sauve ta vie par une prompte fuitte fans jamais faire retour en ces parties de deça, n’y en lieu ou tu penses estre congneuë, Ce que Janique avoit delibeeré d’accomplir quand bien Violente ne lui en eust rien conseillé. Et ayant donné ordre à son congé de sa maistresse, & s’en va à sa bonne fortune, sans que depuis on sceust entendre aucunes nouvelles, quelque poursuitte qu’on en sceust faire. Si tost que le jour fut apparu, les premiers qui passoient par la rue apperceurent ce corps, duquel le bruit estendu par toute la ville, incita plusieurs à le venir voir, mais il ne peult estre recongneu d’aucun, tant pour ce qu’il avoit les yeux arrachez, que pour les autres parties qui estoient mutilées & difformes. Et environ sur les huict heures du matin il se trouva là tant de peuple assemblé qu’il estoit quasi impossible d’en approcher, & jugeoient la plupart d’iceux que c’estoient quelques voleurs de nuict qui l’avoient ainsi meurtri, ce qui sembloit probable par ce qu’il estoit en chemise, les autres disoient que non ; & Violente, qui estoit à la fenestre, entendant toutes ces contentions entre eux, descendit à bas, avec une voix asseurée leur dist si hault que chacun le peust entendre : Messieurs, vous estes ici en controuverse d’une chose de laquelle si estois interrogée par les magistrats de ceste cité, j’en rendrois asseuré tesmoignage. Et à peine peut ce meurtre estre descouvert par autre que par moi à quoi ils ajousterent foi aisément, pensant que ce fussent quelques gentils hommes qui par jalousie de Violente se fussent battuz, car elle avoit ja perdu son ancienne reputation, par le moyen de Didaco qui avoit le bruit de l’entretenir. Ces propos finiz, les juges furent incontinent advertiz tant du meurtre, que de ce que Violente avoit dict, & lors se transporterent en personne avecques sergens sur le lieu, ou ils trouverent encores Violente plus asseurée qu’auncun des autres spectateurs, laquelle à l’heure mesme ils interrogerent sur le faict de ce meurtre, mais sans s’estonner aucunement elle leur respondit. Celui que vous voyez mort ici est le chevalier Didaco. Et parce que plusieurs ont interests à sa mort (comme son beau-père, sa femme & ses autres parents) vous les ferez s’il vous plaist appeler, à fin qu’en leur preference j’en die ce que j’en sçai. Dequoi les juges espouëntez devoir un si grand seigneur en seure garde jusques à l’apres-disnée, ou tous les dessus-nommez furent appellez, lesquels se trouverent

au palais avec si grand nombre de peuple, qu’à peine les juges pouvoient avoir place. Et lors Violente en presence de tous sans s’esmouvoir aucunnement & sans autre indice de passion, leur conta en premier lieu les chastes amours de Didaco & d’elle, lesquels il avoit continuez quatorze ou quinze mois sans en recevoir aucun fruict, deduisant apres comme (vaincu d’amour) il l’avoit espousée clandestinement à sa maison, & solennisé les noces par un prestre incongneu, adjoutant encores, comme ils avoient vescu un an en mesnage ensemble, sans qu’elle lui eust jamais donné occasion de se mescontenter. Puis leur mist devant les yeux son second mariage avec la fille de tel qui estoit present : adjoustant pour conclusion, que puis que l’autre lui avoit faict perdre l’honneur, elle avoit cherché le moyen de lui faire perdre la vie ce qu’elle avoit executé par le secours de son esclave Janique, laquelle à son advis ennuyée de vivre, s’estoit precipitée en l’eau : & apres avoir narré de fons en comble la pure verité de tout ce qui s’estoit passé entr’eux, elle leur dist pour conclusion, que toutes choses par elle reduictes ne tendoient à les esmouvoir à pitié pour cuider prolonger sa vie, de laquelle elle se sentoit indigne : Car aussi bien, disoit elle, si vous me permettez reschapper vive de voz mains, pendant saul… mon corps, vous serez la cause & entiere ruine de mon ame : car de ces mains que vous voyez devant voius je trancherai le fillet de ma desesperée vie. Et ayant mis fin à ces propos, elle se teut, & agravé de pitié, qu’il n’y avoit celui qui ne pleurast à chauldes larmes, l’infortune de ceste pauvre creature, remettant la faulseté sur ce chevalier deffunct, lequel soubs couleur de mariage, l’avoit deceuë. Et les magistrats, deliberez de pourveoir à tout, feirent enterrer le corps mort, & meirent Violente entre les mains des gardes,sans lui laisser aucunes armes, desquelles elle se peust offenser, & feirent tant par leurs diligences & industrie que le prestre fut recogneu, qui les avoit espousez, le serviteur de Didaco, qui avoit assisté aux noces de Violente interrogé, lequel deposa comme par le commandement de son maistre avoit mené ses chevaux aux champs, & comme il lui avoit commandé de le venir trouver le matin à la maison de Violente. Et fut le tout si bien procuré qu’il ne restoit que la confession de celui qui estoit mort. Et fut Violente par la plus commune opinion de ceux qui assisterent au conseil condamnée à estre decapitée, non seulement parce que ce n’estoit à elle de punir la faulte du chevalier, mais pour la trop excessive cruauté de laquelle elle avoit usé envers le corps mort. Ainsi fina sa vie l’infortunée Violente, demeurans sa mere & ses freres absous, Et fut executée en la presence du Duc de Calabre fils du Roy Federic d’Aragon, qui estoit en ce temps lá Vice-Roy, mourut depuis à Torcy en France :lequel incontinent apres fist enregistrer l’histoire, avec les autres choses memorables advenuës de son temps à Valence, duquel j’ai voulu faire mention, parce que l’autheur Italien descript que l’esclave Janique fut deffaicte avec sa maistresse, mais Paludanus Espaignol de nation, qui regnoit de ce temps, lequel a escript l’histoire en Latien fort elegant, acertene nomméement qu’elle ne fut jamais apprehendée, ce que j’ai ensuivui comme le plus probable.

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Transcripteur.rice

Bertrand, Pauline
Lathiere, Clara

Chargé.e de la révision

Bertrand, Pauline
Lathiere, Clara

Analyse de la nouvelle

Personnage(s)-type(s)

L'épouse vengeresse Violente
L'esclave complice Janique
Le chevalier Didaco

Analyse des personnages-types

L’épouse trahie, Violente : Au début de la nouvelle, elle est perçue comme une femme sage et instruite, sachant lire, écrire et accomplir des travaux manuels. Elle résiste premièrement aux avances du chevalier Didaco mais succombe par la suite et l’épouse secrètement. Au milieu du récit, Violente apprend qu’elle a été trompée et que son époux s’est remarié. Furieuse, Violente désire se venger avec la complicité de son esclave Janique. En proie à la rage, elle le tue et dépouille son corps. À la fin du texte, elle est jugée et condamnée à mort pour son crime.
L’esclave complice, Janique : C’est une vieille femme qui aide à l’accomplissement de la vengeance de Violente sur son mari Didaco. Elle va lui communiquer un plan afin de le tromper, l’attirer chez elle pour le tuer. Elle sert de complice pour l’attacher, et une fois le meurtre commis, elle s’enfuit afin d’échapper à la justice.
Le chevalier Didaco : issu de la famille Ventimiglia, il est désigné comme « un riche et honorable chevalier ». Il est la figure du gentilhomme courtois. Il est admiré par les femme. Seulement, il tombe amoureux d’une femme de rang inférieur et décide de l’épouser en secret. Lassé par cette union, il décide de se remarier avec une femme noble, publiquement. Il est ensuite assassiné par sa première femme qui désirait se venger de cette trahison.

Lieu(x) du récitValence, Es

Formulation explicite d'une moraleDans ce récit, la femme est condamnée pour avoir tué et dépouillé son mari. Le chevalier est la victime de l’histoire.

Informations sur la notice

ÉditeurÉquipe Tragiques Inventions, Magda Campanini (Univ. Ca' Foscari-Venezia), Anne Réach-Ngô (UHA, IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

Mentions légalesFiche : Équipe Tragiques Inventions, Madga Campanini (Université Ca' Foscari), Anne Réach-Ngô (UHA, IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

Citer cette page

Texte : 1559 Vincent Sertenas Histoires tragiques H05b Histoire Notice rédigée par Bertrand, Pauline ; Lathiere, Clara Équipe Tragiques Inventions, Magda Campanini (Univ. Ca' Foscari-Venezia), Anne Réach-Ngô (UHA, IUF) ; EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle) Consulté le 28/05/2023 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/tragiques-inventions/items/show/373

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Notice créée par Pauline Bertrand Notice créée le 15/11/2021 Dernière modification le 08/05/2023