Sous adresse
Auteur(s) : Sony Labou Tansi
Par ce titre, qui n’est certes pas de l’auteur, on a recueilli un certain nombre de poèmes isolés mais dont l’écriture nous a semblé relever d’une même intention épistolaire et dialogique. Au point que tous ces poèmes nous ont paru faire recueil.
Ce sont des poèmes « occasionnels », au sens où les Grecs appelaient kairos une occasion qui ne se présente qu’une fois dans la vie. Sony, qui voyait l’écrivain d’abord comme un « guetteur », homme toujours à l’affût de « faire signe », poète du « contact » et poéticien de la « contagion »1, saisit chaque occasion de lancer ses poèmes dans l’espace du monde comme des alertes ou d’en nourrir ses lettres qui se veulent largement « ouvertes » au monde entier. N’est-ce pas dans une lettre à Sylvain Bemba, son ami et lecteur le plus proche, qu’il ose confier son « ambition » d’écrivain dans une lettre de 1974 :
« Tout est resté en moi. Mais je vais travailler dur pour que je puisse influencer par le verbe une, deux, trois, quatre ou cinq générations. Ambition bien sûr. Mais ambition propre. Je ne blague pas, j’ai envie de coincer la terre entre deux mots, pendant longtemps2. »
Et le medium privilégié de ce désir de changer le monde voire de monde, ce sont ces poèmes adressés ou dédiés, donnés ou destinés à une personne précise, poèmes faits de « chair-mots-de-passe », envoyés à des amis, plus ou moins proches, connus ou inconnus. À la toute fin de sa vie, sur son lit d’hôpital, Sony continuera d’écrire de « Petites nouvelles et chroniques », qu’il intitulera « Lettre à Dieu », parachevant ainsi le projet initial dont il avait donné la formule vingt ans plus tôt, en clausule de sa « Préface à la Planète des Signes » : « Il se peut d’ailleurs que je n’écrive que pour parler très fort à Dieu »3.
Le recueil comprend une vingtaine de ces textes écrits à/pour/avec quelqu’un. Il commence de façon emblématique par un texte hybride, tout à la fois poème, lettre et manifeste poétique. Comment nommer vraiment, c’est-à-dire charnellement, le monde, sans imiter, sans souci des sons du tam-tam, loin des slogans ? Par le contact répond Sony, « tout est contact », autrement dit tout poème est une lettre.
Parfois, à deux reprises dans la correspondance avec Françoise Ligier et une fois dans son roman L’Anté-peuple, Sony insère les paroles de chansons congolaises qu’il « aime » tant qu’il en donne à lire sa traduction du lingala, précisément les textes de son musicien favori, Rochereau (alias Tabu Leye). Car, pour lui, la poésie ne connaît pas de frontières, ni de genre ni de langue :
Nous habitons les
Poèmes
Nous habitons les
chansons
À cause de cette fois-mère
Où
Les hommes sortaient
du
Monde4
C’est justement de sa langue-mère, le kikongo, que Sony sort « Ngana Kongo », le poème de 33 vers qu’il laisse à Sônia O. Almeida sur deux feuilles manuscrites datées du 6 mars 1987, après en avoir donné le même jour une lecture performance à Buenos Aires, devant un public d’universitaires. À ces deux versions, écrite et orale, s’ajoute une version longue (146 vers signés Sonika Kongo) que plus tard, au début des années 90, Sony donnera à Norbert Stam, un doctorant allemand, qui en publiera une traduction dans sa thèse. Un poème en trois versions donc que Patrice Yengo, un familier de Sony et de sa langue maternelle, a traduit ici, en tentant de préserver les écarts subtils de la variation d’une version à l’autre, de l’écrit à l’oral.
À Nicolas Bissi – le premier compagnon de route théâtrale avec qui il a fondé le Rocado Zulu Théâtre et écrit des pièces en collaboration, ami cher que dans ses dédicaces manuscrites il nomme « le Kongo en qui je crois tant… » et appelle son frère (« mon petit frère je te donne une main et mon amitié », « mon frère de plume dont j’attends les grandes œuvres ») –, Sony offre « N’oublie pas », poème tapuscrit tout en majuscules à l’encre rouge, inédit et non daté, mais que l’on peut supposer écrit en hommage aux martyrs kongo, et en particulier au président Alphonse Massamba-Débat et au cardinal Émile Biayenda assassinés lors des tragiques événements de mars 1977. Avant qu’il ne rencontre son frère kongo avec qui partager son deuil, Sony écrivait : « Personne, hélas, personne pour se souvenir – / Personne pour entendre votre silence ô mes morts »5.
Plus tard, Sony écrira d’autres poèmes engagés sinon enragés sous le coup du chagrin, pour servir d’épitaphe, de stèle levée contre la mort brutale, injuste ou absurde de personnalités qu’il aura côtoyés de près ou de loin. On en a retenu ici trois, écrits pour Éloi Machoro, Thomas Sankara et Jean-Pierre Klein. Le 14 janvier 1985, deux jours seulement après la mort d’Éloi Machoro, le militant indépendantiste kanak « neutralisé » par un gendarme français tireur d’élite, Sony envoie de Brazzaville « Ils ont tiré » à Gabriel Garran, récent mais proche compagnon de route théâtrale, pour qu’il publie en France ce poème dont les ratures et corrections manuscrites montrent assez qu’il a dû le « cracher durement en apprenant la mort d’Éloi ». Le deuxième, « Comment dire cette chose », écrit pour Sankara, sera vite publié, lui, dans le journal Jeune Afrique du 25 novembre 1987, à peine plus d’un mois après l’assassinat du leader burkinabé. Le troisième, que l’on hésite d’ailleurs à nommer poème, lettre, dédicace ou épitaphe, tant l’originalité de son graphisme, de sa mise en page et son régime énonciatif somme toutes ces manières de faire signe, a été reproduit en dédicace au seuil de la première édition de Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ?6, la pièce dont Jean-Pierre Klein venait d’achever la mise en scène quand il disparut dans l’attentat contre l’avion qui le ramenait en France, le 19 septembre 1989.
Entre-temps, en 1986, Sony voit enfin publier dans un journal local un de ses poèmes inédits, illustré d’une caricature. Sur la demande de Pierre Leloup, plasticien français en résidence à Brazzaville, avec qui s’est nouée une étroite complicité artistique, Sony lui envoie la coupure de presse support de ce poème « Nul n’a plus besoin d’être insulté », accompagnée du petit mot suivant daté du 1er juin 1987 : « Merci de ton mot et de tes explications sur ton projet. Je suis heureux que ce poème t’inspire et que tu puisses en faire quelque chose qui va de tes tripes à toi […]. Bonne route. J’attendrai de tes nouvelles. À très bientôt cher ami ». Pierre Leloup reprendra effectivement le poème, éditée en plaquette d’art, illustrée de ses peintures noires non figuratives, dont nous reproduisons une page. Ce sera, à notre connaissance, le seul exemple de collaboration artistique.
Avec les poètes, en revanche, la collaboration s’avère plus féconde, même si elle n’a que rarement abouti à des publications communes. Et dans ce cas, ce sera paradoxalement en dehors de la « phratrie » congolaise. Pour Tchicaya U Tam’si, son aîné qu’il nommera à titre posthume « le père de notre rêve », Sony écrit « Enfin si le mots veulent… », un poème qu’il se contente de lui dédicacer en janvier 1980. Dix ans plus tard, après la disparition de Tchicaya en 1988, il consacre à ce « voyou du mot juste » un texte distancié, intitulé « Projet de préface à la mort d’un frère d’âme », qui mêle des réflexions personnelles de critique et de poétique à des extraits de ses propres poèmes en kikongo. Pour Marie-Léontine Tsibinda, ancienne comédienne de sa troupe de théâtre devenue écrivaine et poétesse, qui lui demande un texte à placer dans une anthologie de littérature congolaise en préparation, Sony écrit un long poème à teneur plutôt politique, qu’il intitule « Poème pour une castrée ».
Finalement, c’est en dehors de son pays – peut-être justement parce que nul n’est censé y être prophète ! – que Sony trouvera l’occasion d’appliquer sa « propre théorie du parler aller et retour » avec des écrivains, d’abord avec le Brésilien Thiago de Mello, puis avec l’Antillais Daniel Maximin. Ces poèmes à quatre mains se présentent sous des états rédactionnels inverses : dans le premier cas, nous disposons du seul manuscrit qui n’a pas abouti à une publication, dans le second de la seule version publiée en 1987 dans la revue Équateur.
Le poème de Sony intitulé « Le contre-statut de l’homme » et dédié à Thiago de Mello nous est connu par la correspondance avec Sônia O. Almeida, qui nous a déjà permis de reconstituer le recueil Poema Verba. Voici comment elle en résume l’histoire :
Après sa rencontre avec Thiago de MELLO en Europe, il m’envoie le poème sûrement inédit Le contre-statut de l’homme (dédié à Thiago de MELLO) : ce texte est évidemment inspiré par Le statut de l’homme de Thiago de MELLO, dont les textes en portugais et en français font la clôture de ce petit recueil.
Les pièces du dossier du « contre-statut de l’homme » sont les suivantes : d’abord le poème de Sony, comprenant 37 vers, signé et daté du 26 septembre 83, date ajoutée en manuscrit, après la signature. Poème manuscrit, écrit au verso d’une affiche (annonçant la représentation de Conscience de tracteur à Dakar par le théâtre Kaïdara).
L’affiche de Conscience de tracteur, datée le 26 septembre 83, porte en elle-même toutes les données concernant, semble-t-il, la première mise en scène de sa pièce hors du Congo. Nous en avons fait une réduction, l’original mesurant 55 x 41cm (Sônia O. Almeida).
Provenance : fonds Sônia O. Almeida à São Paulo, d’après une copie numérique déposée à Turin (Sergio Zoppi, Antonella Emina), sous forme de deux fac-similés. Probablement écrit d’un seul jet, avec quelques corrections manuscrites. Le dossier comprend aussi Les statuts de l’homme (en version bilingue, portugaise et française), texte du poète brésilien Thiago de Mello, le dédicataire de ce poème que Sony a certainement découvert l’année précédente, publié7 à la suite de son propre Mourir aux hormones, et à qui il semble ainsi apporter une continuation et une réponse.
De même enfin, « Lettre infernale », dernier poème de la série des collaborations poétiques, peut-être la plus désespérée, résonne-t-elle comme une « contre-saison en enfer », réplique cinglante à Rimbaud. Ce poème fleuve adressé familièrement à « Arthur », daté du 21 février 1991 répondant à la demande de commémoration du centenaire de sa mort, paraîtra à trois reprises : d’abord sur place dans le journal La Semaine africaine ; puis, en France dans un volume de poèmes en hommage à Rimbaud ; et, enfin, deux ans plus tard, dans la Revue Noire. Un parcours éditorial d’exception pour ce poème qui met le point final au projet « parler aller et retour » :
Monsieur Arthur
je vous le jure
nous ne ferons plus
que des voyages à blanc.
1 Voir mon article : « Une poétique de la contagion », in « Sony Labou Tansi à l’œuvre », Itinéraires et Contacts de Cultures, vol. 40, Paris, L’Harmattan, 2007, pp. 145-159.
2 Lettre à Sylvain Bemba, 9 novembre 1974, in « Fragments de lettres à un ami », Équateur, n° 1, Paris, octobre-novembre 1986, p. 27.
3 Sony Labou Tansi, L’autre monde : écrits inédits, textes réunis par Nicolas Martin-Granel et Bruno Tilliette, Paris, Éditions Revue noire, 1997, p. 37.
4 Sony Labou Tansi, Ici commence ici, Yaoundé, CLÉ, 2013, p. 26.
5 Vers au Vinaigre 2, « IV L’Autre monde », [f° 40v].
6 Sony Labou Tansi, Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ?, Carnières (Belgique), Promotion Théâtre, 1989, 140 p. ; p. 6.
7 Dans Le Courrier de l’Unesco, « Guerre à la guerre », Paris, novembre 1982, pp. 16-17. Les deux poèmes sont disponibles en ligne : http://unesdoc.unesco.org/images/0007/000747/074796fo.pdf.
Fiche descriptive de la collection
Citation de la page
Sony Labou Tansi, Sous adresse, 1983-1991.
Claire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle).
Consulté le 22/11/2024 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/francophone/collections/show/217