Archives Marguerite Audoux

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Letre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Description

  • Agathon
    est le pseudonyme (déjà employé par Maurras) d'Henri Massis (1886‑1970) et Alfred de Tarde (1880‑1927). Co-auteurs de L'Esprit de la Sorbonne nouvelle, La Crise de la Culture classique et La Crise du Français (Mercure de France, 1911), tous deux pourfendent le scientisme, incarné par Durkheim, Seignobos et Lanson, tendance qui participerait au complot général contre la culture classique. Cette campagne se poursuit en 1913 avec la publication d'une enquête, qui a été rééditée : Les Jeunes Gens d'aujourd'hui, « Acteurs de l'Histoire », présentation de Jean‑Jacques Becker, Imprimerie Nationale éditions, 1995. La pensée conservatrice qui anime les auteurs s'oppose à l'esprit frondeur que manifeste Werth en tant que critique et écrivain.

  • Brochet reçu - La Maison blanche - Article d'Agathon sur Werth - Leur opposition - Hémiplégie de Mirbeau - Le Grand Meaulnes - Alain-Fournier - " Valserine " - Projet d'édition de nouvelles - Conseils de remèdes - Jean et Louise

Texte




[La Haie-Fouassière,] Jeudi soir [11 décembre 1913[1]]

Mon cher ami,

Je viens de recevoir le brochet. Je l'ai démailloté aussitôt. Oh ! la grosse bête ! J'en avais un peu peur. Ma femme de ménage est déjà en train de le gratter pour le mettre en état d'être cuit. Demain, il y aura des gourmands qui se régaleront. Mais je crois bien que j'y goûterai ce soir. J'en prendrai un petit morceau en profondeur, pour que les convives de demain n'y voient que du bleu.
J'ai lu La Maison blanche[2], et je pense, comme vous, que ce livre est vraiment bien. Je lui reproche cependant quelques longueurs. Lorsque Werth m'a demandé ce que j'en pensais, je lui ai répondu :
‑ Il y a de la barbe par le milieu.
Cela l'a fait rire, et il m'a dit que c'était aussi son avis.
L'article d'Agathon ne me surprend pas. Il y a entre lui et Werth un duel qui n'est pas près de prendre fin. Et j'ai ri en lisant votre lettre à l'endroit où vous dites que Werth n'a rien fait à Agathon.
Dans la vie ordinaire Werth est un être charmant, mais dans la critique, il ne fait pas bon de tomber sous sa plume. C'est lui qui a commencé les hostilités. Il a saisi toutes les occasions pour taper à tour de bras sur Agathon. Car, comme vous le dites si bien, la critique se fait maintenant à coups de trique, et Werth est un de ceux qui tapent le plus fort. Ce n'est pas ce que j'aime le plus en lui, mais on aime ses amis pour ce qu'ils sont, et non pour ce qu'on voudrait qu'ils soient.
Pour en revenir à Agathon, vous pensez bien qu'il n'a pas laissé échapper l'occasion de se venger. Werth comprend très bien cela. J'en parlais hier avec lui et il me disait : « Celui‑là a le droit de m'assommer. »
Nous sommes allés tous deux hier voir Mirbeau. Il était plus mal depuis le matin. Il crachait le sang. Il paraît que cela lui était déjà arrivé il y a cinq ans. Il met cela sur le compte de son hémiplégie[3]. Cependant il n'avait pas comme d'habitude, c'est‑à‑dire à ses autres attaques, la parole embarrassée. Et tout son corps remuait très naturellement.
Je suis assez inquiète aujourd'hui et ma pensée est là‑bas constamment. Tout cela n'a peut‑être aucune gravité, mais je suis inquiète malgré moi. Je tâche de me tranquilliser en me disant que c'est une des nombreuses rechutes prévues par le docteur Robin[4]. Je vous donnerai des nouvelles dans quelques jours.
J'aime aussi le livre du petit Fournier[5].
Il est aussi loin du livre de Werth, que Werth et lui sont loin l'un de l'autre.
Savez‑vous que j'aime le petit Fournier comme un fils ?
Si vous avez envie de lire son livre, je vous le prêterai. Je vous prêterai aussi la collection des Cahiers d'aujourd'hui[6] si vous le désirez.
Je n'ai pas fait affaire avec le journal de Pontarlier[7], parce que mon histoire de « Valserine »[8] se passe à Saint‑Claude.
Pour mon bouquin de nouvelles[9], je suis bien de votre avis. Les Anglais et les Américains ne sauteront pas à pieds joints sur l'édition française, mais tant pis ! Après tout, ce n'est peut‑être pas un si grand malheur, car si je devenais riche, je deviendrais peut‑être désagréable comme tout, et je vous avoue que je préfère le contraire.
Notre pharmacien ne connaît rien aux quatre fleurs de Paris[10]. Qu'il garde ses pectorales. Moi, je vous envoie un petit paquet de celles qui font faire pipi. Il faut en mettre une bonne pincée ‑ mais là, une bonne[11] ‑, laisser bouillir une minute et laisser ensuite reposer au chaud 5 ou 10 minutes. Boire sucré et très chaud, par petites gorgées au moment[12] de se mettre au lit. Ne pas craindre d'en boire une grande tasse.
Pour l'entérite de la petite Lette :
Une bonne cuillerée à soupe de blé. Prendre du beau blé, pas du blé à poules.
Une cuillerée moins forte d'avoine.
Et deux bonnes cuillerées d'orge perlé.
Mettre tout ça dans une passoire à petits trous pour que le grain ne s'échappe pas, et laver bien proprement, puis verser dans un récipient contenant deux litre d'eau froide et laisser cuire pendant deux heures environ et réduire d'un litre.
En boire une bonne tasse le jour de la cuisson et mettre le reste au frais sans enlever le grain. Le lendemain, remuer un peu au moment de prendre ce qu'il en[13] faut. Passer, et[14] mettre chauffer [sic] dans une casserole, et boire bien chaud une demi‑heure, ou plus, ou moins, avant le déjeuner de midi. Mettre un bout de sucre ou une goutte de lait selon le goût. Ce remède est du docteur Audoux. Il guérit l'intestin et remet du plomb dans la cervelle. Les petites tablettes de Pepsin Gum empêchent les fumeurs de fumer. Une demi‑tablette peut suffire pour une après‑midi. On la change de côté de temps en temps, pour que les molaires de droite ne soient pas jalouses des molaires de gauche, et quand elle vous embête, on la rejette de sa bouche comme une chique inutile.
J'espère, mon très cher ami, que vous vous trouverez bien de tous ces petits remèdes, et je vous prie de croire à ma très grande affection.

Marguerite Audoux

Je vais de mieux en mieux, et je suis convaincue que je dois cela à ma boisson de blé.

Mon brave aveugle[15] est bien content, il a déjà trouvé une traductrice hollandaise. Son bouquin paraîtra en avril. L'Illustration n'a pas encore terminé sa publication.


[1] Lettre envoyée le 12 et reçue le 13

[2] Le roman de Léon Werth qui vient de paraître et s'inspire de son séjour à l'hôpital en septembre 1911, à l'occasion d'une opération. Voir à ce sujet la note 4 de la lettre 172

[3] Sa paralysie (du côté droit) date de début mars 1912. Il lui fut alors impossible de terminer Dingo, et il sollicita, pour ce faire, l'aide de Werth.

[4] Le Dr Albert Robin est le médecin des Mirbeau. Le romancier lui demeurera fidèle puisque fin 1916, quelques mois avant sa mort, il s'installe en face de chez lui, 1, rue Beaujon.

[5] Le Grand Meaulnes, d'Alain‑Fournier, est sorti en librairie en octobre, chez Émile‑Paul.

[6] La revue de George Besson, créée en octobre 1912, et dans laquelle Marguerite Audoux publie des articles

[7] Nous ignorons lequel.

[8] Ce conte, repris dans La Fiancée (Flammarion, 1932), avait déjà paru en feuilleton dans Paris‑Journal à partir du 23 septembre 1911.
N. B. : Pontarlier est dans le Doubs, et Saint‑Claude dans le Jura.

[9] Le projet, rappelons‑le, ne verra le jour qu'en 1932 (voir la note précédente).

[10] Remède diurétique

[11] Cette incidente est ajoutée dans l'interligne supérieur.

[12] au moment, en surcharge dans l'interligne supérieur, remplace avant.

[13] Ajouté au‑dessus

[14] Ces deux mots sont ajoutés au‑dessus.

[15] Antonin Dusserre. La troisième et dernière livraison de Jean et Louise dans La Petite Illustration paraît le 13, le jour de réception de cette lettre.

Lieu(x) évoqué(s)La Haie-Fouassière, Paris
État génétiqueVoir les notes 11 à 14 du TEXTE

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024