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5. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
Auteurs : Monge, Gaspard
Transcription & Analyse
Transcription linéaire de tout le contenu
Paris, le 10 pluviôse de l'an IV de la République
Je crois, mon cher Marey[1], que dans ma dernière je vous parlais de ce saint enthousiasme qui naît dans les républiques et qui enfante des prodiges.[2] Notre révolution l'avait fait éclore. C'est lui qui a produit toutes les grandes choses qui nous ont attiré l'admiration de l'Univers et dont le récit fait battre le cœur à tout ce qu'il y a parmi l'étranger de grand, de généreux et d'ami de l'humanité. Des âmes grandes l'auraient entretenu, des mains habiles l'auraient dirigé ; ou, pour mieux dire, des cœurs droits auraient suffi ; car, comme l'autre, ce feu s'entretient par sa propre chaleur. Il est difficile de l'exciter ; rien n'est plus facile que de l'alimenter. Nos ennemis croient l'avoir éteint mais ils se flattent. Il couve sous la cendre; il se rallumera et il est bon de s'occuper d'avance des moyens d'en faire un emploi salutaire et d'empêcher qu'il ne dégénère en un incendie dévastateur, en un fléau de l'humanité.
Ce qui entretient l'enthousiasme républicain, c'est principalement le spectacle de son propre ouvrage. Lorsque l'exaltation d'une grande nation est dirigée vers un objet digne d'elle, son ouvrage est grand comme elle, et le plus faible des individus en est fier. Il faut donc s'appliquer à faire produire à la nation de grands résultats, et à soumettre ensuite ces résultats aux regards de la nation, afin d'exciter sa propre admiration. Un des moyens d'atteindre ce but, ce sont les fêtes nationales.[3]
Il faudrait qu'à des périodes réglées et peu rapprochées, il y ait une fête nationale à Paris. Par exemple, ces fêtes pourraient avoir lieu toutes les années bissextiles, et être célébrées pendant les jours complémentaires; elles auraient cela de commun avec les célèbres jeux des Grecs, mais elles en différeraient par l'objet d'émulation qui serait plus digne d'une nation éclairée.
Pour que cette fête, fût bien ordonnée, il faudrait que quatre ans auparavant on eût nommé le général de la fête, qui serait chargé non seulement d'en régler l'ordonnance mais même de faire naître les prodiges qui devraient y paraître. Il arriverait naturellement que chaque fête porterait le nom de son général qui ne pourrait l'être qu'une seule fois ; et chaque général emploierait toutes ses facultés pour illustrer son nom par la magnificence de sa fête, et par l'admiration nationale qu'il aurait excitée. Des fonds suffisants seraient assignés à ce général pendant les trois années qui précéderaient, et des fonds plus considérables seraient accordés pour l'année de la célébration. Il commanderait des prodiges, le génie s'empresserait de les disposer et les fonds serviraient à les exécuter.
Je me rappellerai toujours de l'impression que j'éprouvai au départ du ballon de Charles et Robert,[4] quoiqu'en mon particulier je connusse d'avance tous les détails de cette opération, et quoique je fusse dans un grand chagrin occasionné par la maladie d'un enfant auquel nous étions tendrement attachés et qui mourut quelques jours après.[5] Trois cent mille âmes étaient rassemblées pour jouir du spectacle ; les façades de toutes les maisons qui avaient vue sur les Tuileries étaient tapissées de têtes, les toits en étaient couverts, et les clochers eux-mêmes étaient remplis de spectateurs. Le bruit de toute cette multitude était assez considérable; et un moment avant l'événement le bruit était encore augmenté, parce qu'on avait répandu que les artistes ne monteraient pas. Chacun était mécontent d'avoir payé un écu pour entrer aux Tuileries et le brouhaha était presque tumultueux, lorsque tout à coup on vit le ballon s'élever et les deux navigateurs dans la nacelle. Sur le champ, au tumulte succède le calme le plus profond. L'excitation qu'excite l'ascension du ballon, qui était réellement majestueux, suspend la respiration de tout le monde, et ce calme lui-même fait en même temps sur toute la multitude l'impression la plus profonde. Après trois ou quatre minutes de position forcée, ce n'est plus qu'un cri général d'admiration. Bientôt les voyageurs échappèrent à la vue, et les spectateurs se dispersèrent. C'était alors une chose très remarquable d'entendre toutes les conversations particulières. L'un disait "que je suis heureux d'avoir vécu pour voir un tel miracle". L'autre était fier que ce fût en France que ce prodige eût été produit. Tous étaient exaltés et différemment selon leur âge, leur tempérament et leurs lumières ; moi-même, malgré ma position, je ne pus me défendre de l'impression faite par l'admiration d'une grande multitude.[6]
Je vous demande actuellement si le général de la fête, ayant mis en réquisition les génies, les talents, les arts, et disposant d'une grande partie des forces nationales, produirait, chacun des cinq jours de la fête, un prodige analogue à l'ascension de Charles ; si ces prodiges étaient gradués de manière que le plus admirable fut toujours le dernier; si ces prodiges étaient de nature à avoir un but d'utilité prochaine ou éloignée[7], surtout si ces prodiges tenaient à quelque chose de national qui ne put être imité par les étrangers, quel serait le cœur de bronze qui pourrait se défendre d'une vive émotion ressentie vivement par une grande multitude.[8]
Il faudrait donc que toutes ces fêtes se passassent en spectacles, et en spectacles faits pour être aperçus distinctement par une assemblée immense et incomparablement plus grande qu'aucune de celles des Grecs. Le Champ de Mars, qui lui-même a été créé comme par miracle, est très propre à cet objet. Tous ceux qui auraient porté les armes pour la défense et l'établissement de la République auraient les premières places sur l'amphithéâtre ; parmi eux seraient les députés de tous les cantons de la République, et qui eux-mêmes ne pourraient être pris que parmi les défenseurs de la liberté ; il faudrait enfin que chacun retournant chez soi ne pût parler de la fête qu'avec enthousiasme, et que personne n'en entendît parler sans brûler du désir d'être député par sa commune à la fête prochaine.
Le bruit de nos fêtes se répandrait jusqu'au fond de la Sibérie. Les tyrans ne pourraient empêcher la renommée d'en faire retentir l'air. Le son de sa trompette irait frapper l'oreille des Russes, des Polonais, et tous ceux à qui parmi eux la nature n'a pas refusé une âme sensible, et à qui la fortune n'a pas refusé tous les moyens, jeûneraient pendant dix ans, et se réduiraient au strict nécessaire pour amasser la somme nécessaire au voyage de France. Ils ne voudraient pas mourir sans avoir joui du grand spectacle, sans avoir vu les Français célébrer la fête de la liberté.
Alors cette nation française, si belle quand elle est animée, si noble, si généreuse, si capable de dévouement quand elle est mue par les vertus qui lui sont naturelles, mais aussi qui porte sur son visage la pâleur de la mort lorsque des charlatans, des empiriques, des empoisonneurs lui ont fait avaler de l'opium, cette belle nation, témoin de l'admiration de l'étranger, fière de son ouvrage, deviendrait jalouse de sa constitution libre ; elle aimerait un gouvernement qui lui donnerait tant d'éclat, elle aimerait des institutions qui lui procureraient des jouissances si denses et si extraordinaires ; elle bénirait la Révolution qui l'aurait tirée d'une longue léthargie; elle se prêterait avec désintéressement à tout ce qu'exigerait ce nouvel ordre de choses, et les fêtes successives l'emporteraient toujours sur les précédentes, et par la grandeur du spectacle et par le nombre des admirateurs.
Les chefs-d'œuvre couronnés dans les fêtes seraient autant de découvertes qui tourneraient au profit de la multitude, et qui, en perfectionnant les arts, augmenteraient les jouissances habituelles du peuple. Mais le papier va me manquer, et je ne fais que commencer.
Au reste, mon cher Marey, c'est avec des prodiges que nous avons conquis, défendu et fait triompher notre liberté. Il nous faut encore des prodiges pour faire la paix. Eh bien, nous les ferons ; et cette nation que Pitt[9] crut avoir endormie reviendra de son assoupissement passager ; et elle commandera la paix à l'univers; mais auparavant, il faut qu'elle l'étonne encore.
[1] Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818).
[2] Lettre n°4.
[3] Dans la Constitution de l’An III qui fonde le régime du Directoire de 1795 à 1799, les fêtes nationales sont comprises dans la dixième partie intitulée Instruction Nationale. « Art.. 301 : Il sera établi des fêtes nationales pour entretenir la fraternité entre les citoyens et les attacher à la Constitution, à la patrie et aux lois. ». De même que dans le décret du 3 Brumaire an IV [25 octobre 1795]. Selon Sergescu, ce projet de fête nationale porte toute la conviction de Monge. Il tente en Égypte d’appliquer ces principes mais sans succès. (SERGESCU P. (1947), p.305.) Voir infra.
[4] Le physicien Jacques Alexandre César CHARLES (1746-1823) et le fabricant d’instrument Nicolas Louis ROBERT (1760–1820).
[5] Adelaïde MONGE (1780-1783), appelée « Nanan ». Elle meurt le 5 décembre 1783.
[6] Ascension du ballon à hydrogène de Charles et Robert du 1er décembre 1783 aux Tuileries. Elle est décrite par Lavoisier dans les Mémoires de l’Académie. Le chimiste comme le géomètre reconnaît la puissance spectaculaire de l’effet produit par l’expérience du 1er décembre aux Tuileries. Le compte-rendu des nombreuses expériences publiques sur les aérostats rend manifeste l’implication du public le plus large dans sa stratégie pour convaincre. « Au reste, on a vu avec quel succès MM. Charles et Robert s'en sont servis dans l’expérience faite au Champ de Mars le 27 du mois d'août dernier, et comment ils l’ont employé tout récemment, d'une manière encore plus frappante, dans l’expérience mémorable du 1er de ce mois. Tout Paris les a vus portés dans un char soutenu par un globe de 26 pieds de diamètre, rempli d'air inflammable, s'élever du milieu du bassin des Tuileries, et monter successivement à une hauteur de plus de 300 toises ; poussés par un vent du sud-est, ils ont parcouru ensuite, à travers les airs, un espace de plus de 9 lieues avant de descendre ; et M. Charles, resté seul dans le char, après ce voyage, animé par un nouveau courage, s'est élevé jusqu'à une hauteur de près de 1,700 toises, et a montré aux physiciens comment on pouvait aller jusque dans les nuages étudier les causes des météores. » (LAVOISIER [1783] (1865a), « Rapport […] sur la machine aérostatique de MM. de Montgolfier », pp. 719-735, p. 733.) La singularité du récit de Monge tient dans le fait qu’il ne décrit pas l’événement du point de vue de l’homme de science mais de celui du simple spectateur mêlé à la foule, inquiet au sujet de l’état de santé de sa plus jeune fille Adélaïde qui n’a alors que trois ans. De même, hors du domaine scientifique, le récit de Madame Vigié-Lebrun exprime la forte impression provoquée par l’ascension du ballon en décrivant la réaction de la foule. « Quand on eut coupé les cordes et que le ballon s’éleva majestueusement à une si grande hauteur que nous le perdîmes de vue, l’admiration, la peur pour les deux braves que portait la petite nacelle firent pousser un cri général. Beaucoup de personnes, et j’avoue que j’étais du nombre, avaient les larmes aux yeux. » ((1835) Souvenirs de Madame Louise Élysabeth Vigié-Lebrun, Paris, Fournier, p. 315.) Les recherches expérimentales qui visent une production d’hydrogène « en grand » telles que les préconise Lavoisier dans ses Mémoires de l’Académie, ont un enjeu déterminant pour le développement théorique de la chimie, notamment pour montrer la nature non élémentaire de l’eau et de l’air ainsi que pour le combat mené contre la théorie du phlogistique. Monge y participe activement depuis son laboratoire de Mézières par le biais d’une correspondance avec Vandermonde. Une autre ascension est effectuée sur le champs de Mars le 27 aôut 1789. La réception est identique. Monge n’a pas qu’une expérience théorique des aérostats, il participe en 1794 à la mise au point d’utilisations militaires de surveillance par les ballons qui favorisent la victoire de Fleurus. À cette période, il effectue une ascension avec une de ses filles (voir la lettre n°46). En septembre 1798 après la prise du Caire et l’établissement de l’Institut d’Égypte (voir lettre n°189) Monge profite de l’expédition pour réaliser une fête comme il l’entend. Le 1er Vendémiaire an VII [22 septembre 1798], fête du 1er jour de la République il organise un lancé de Montgolfière. (Voir la lettre n°195.) Il est très déçu par l’absence de réaction des Égyptiens. (Voir la lettre n°192 et aussi VILLIERS DU TERRAGE (1901), Les aérostiers militaires en Égypte : Campagne de Bonaparte, 1798-1801, Paris, Camproger, pp. 14-15). Cet échec doit sans doute être éclairé par la remarque de Condorcet au sujet des aérostats. Voir infra.
[7] Avec l’expression « d’utilité prochaine », c’est-à-dire non immédiate, Monge ne réduit pas l’utilité des recherches scientifiques à des applications techniques, industrielles directes et immédiates et laisse ainsi la place à des recherches plus théoriques et plus curieuses. Il manifeste l’importance de considérer le décalage entre le temps de la science et le temps social et politique.
[8] Condorcet est très méfiant face à une mise en scène de la science qui relève plus d’une exploitation de l’ignorance que de la volonté de diffuser les lumières et de former les esprits. « […] ces aérostats jusqu’à présents inutiles […] cesseront de l’être lorsqu’un enthousiasme éclairé et durable pour le progrès des sciences, et non le désir de mettre à profit pour son intérêt ou sa célébrité l’engouement de l’ignorance, dirigera ceux qui s’occuperont de les employer. » CONDORCET [1794] (1988), pp. 312-313.
[9] William PITT le Jeune (1759-1806), Premier ministre britannique.
AnalyseLettre autographe transcrite par René Taton à partir des autographes du fonds Marey-Monge.
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