Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°142 Jeudi 27 sept. 7 heures

Je me suis remis hier à travailler. C’est une grande ressource qui vous manque. Après les plaisirs de l’intimité, je n’en connais pas de plus efficace pour distraire, et même reposer d’une impression douloureuse. Avant de m’enfermer dans mon cabinet, j’ai fait faire une longue promenade à ma mère. Elle est très affligée. Mad. de Broglie avait pour elle un respect, une affection, une confiance filiale, et les lui témoignait avec un extrême abandon. Ma mère en était très touchée depuis trois jours elle me répète sans cesse : " Prendre une telle amitié à mon âge, pour une cette fin ! "
J’ai une profonde pitié des chagrins de la vieillesse. Elle a droit au repos du cœur comme du corps. D’ailleurs ils sont rares. L’âge refroidit les peines comme les joies. Il n’en est rien pour ma mère. Elle a le cœur aussi vif qu’il y a quarante ans. Je l’ai fait marcher une heure et demie. Elle en était un peu lasse hier soir, mais beaucoup plus calme. Je suis sûr qu’elle aura mieux dormi.
Je ne crois guère à l’émeute de Genève. Ce serait un grand argument contre la politique dont se charge M. Molé ; Genève est une ville française. Il y faut je ne sais quel degré d’irritation pour qu’on y éclate contre les Français. M. de Metternich doit sourire, un peu. Thiers travaille aussi. Mais au fond, d’après ce qui me revient, il est très animé et se propose de le témoigner à la prochaine session. Nous verrons bien. Il restera en Italie jusqu’au mois de novembre. Ce sera le moment du retour universel.
Je serai bien aise de retrouver les Holland à Paris autant qu’un plaisir peut être quelque chose à côté d’un bonheur. Vous devriez bien d’ici là rassembler tout ce qui vous reste de ce que vous avez écrit sur tout ce que vous avez fait ou vu. Je suis sûr qu’il y a je ne sais combien de choses, petites ou grandes, que je ne connais pas. J’ai envie de toutes. Le papier sur la mort de Lord Castlereagh est-il décidément perdu ? Faites cela en rentrant à la Terrasse. Là où je suis indifférent, je ne suis pas curieux. Mais où est mon affection, ma curiosité est insatiable. J’ai beaucoup plus envie du moindre petit papier que de Lady Burgherch. Les femmes distinguées manquent partout. L’Angleterre ne m’a encore montré que Lady Granville, et si vous voulez, Lady Clanricard. A propos, vous ne m’avez pas envoyé sa lettre.

10 h. ¼
Mon facteur arrive tard ce matin. Je n’ai pas de nouvelles de Broglie, ce qui me prouve qu’Albert n’est pas arrivé. Je suis impatient qu’il ait rejoint son père. J’avais pensé à votre prédiction. Je vous remercie de vous ménager. La fatigue ne vous vaut. rien. Soignez-vous pour le mois de novembre. Je ne comprends pas qu’on se laisse mal traiter par Lady Holland. Passe pour son mari, s’il l’aime. Car il faut aimer pour supporter. Du reste les impertinents ont raison puisqu’on les supporte. Je vous conseille d’écrire à votre mari. Toutes les fois qu’il renoue le fil, n’importe pourquoi vous devez le ressaisir. Vous l’avez dispensé d’explication. Cela vous dispense de reproche. Les confidences de Mlle Henriette ne tracassent donc plus Marie. Adieu. Tout à l’heure, en lisant votre adresse en Courlande, j’ai eu envie de vous répondre par la première phrase de mon testament. Je ne le ferai pas. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°141 du Val-Richer, Mercredi 26, 9 heures

J’ai cette pauvre femme devant les yeux. Je l’ai vue sur son lit de mort. Elle n’était pas changée du tout, les traits parfaitement calmes et l’air jeune. Elle est morte pourtant à la suite d’un long délire, d’un délire de plusieurs jours, mais sans violence, sans idée fixe ; rien n’indiquait un grand trouble intérieur. Toute sa vie repassait devant elle, sa mère, ses frères, sa fille Pauline, ceux qu’elle avait perdus, ceux qui lui restaient confusément, rapidement, en général doucement. Elle a souvent parlé de moi ; elle causait avec moi. Dès l’invasion du mal, sa faiblesse était extrême ; elle se soulevait à demi, joignait les mains et commençait une prière qu’elle n’achevait pas. Elle s’est crue très malade dans les premiers jours ; puis cette idée lui a passé. Elle désirait beaucoup de guérir. Elle se trouvait mieux depuis un an ou deux ans, et infiniment plus calmes qu’elle n’avait jamais été. Elle ma dit bien des fois : " La jeunesse ne m’allait pas ; à mesure qu’elle s’en va, je me sens plus de force et de sérénité. " Elle a fait un testament qui n’est pas encore ouvert. Je serais resté plus longtemps avec son mari si j’avais dû le laisser seul. Mais sa belle sœur est arrivée et il attendait son fils hier soir ou ce matin. Il sera à Paris dans quatre on cinq jours, et n’ira pas à plus de 20 ou 30 lieues au devant de sa fille. Il est calme.
Il m’a beaucoup touché hier matin. Tous les jours, avant le déjeuner, la famille faisait la prière dans la bibliothèque. On lisait un chapitre de l’évangile, une ou deux pages de méditations pieuses et l’oraison dominicale. C’était mad. de Broglie, qui lisait. Il a fait recommencer hier et l’a remplacée. J’espère que sa fille viendra vivre avec lui. Cependant il y a des obstacles. M. d’Haussonville, a aussi son père et sa mère qui sont vieux et sourds. Albert de Broglie sera beaucoup pour son père. Il est distingué et affectueux.
Vous vouliez des détails. Je me repose ici. J’ai le cœur fatigué. Vos lettres sont bien bonnes. Mais ne vous laissez pas aller à pleurer. Vos pauvres yeux n’en ont pas besoin.

9 heures.
Je viens de passer une demi heure, avec mes enfants dans mon cabinet. Il m’aiment beaucoup. Je mentirais si je disais que votre pensée me les gâte ; non, je jouis beaucoup de leur présence, de leur affection. Mais votre pensée est toujours là, toujours. Je vous aime beaucoup. J’ai besoin de tout ce qui vous manque. Que ne puis je vous faire jouir de mon bien comme je souffre de votre mal ? Mon petit Guillaume à le meilleur cœur du monde. Quand il me voit triste, il redouble autour de moi de gaieté et de caresses. Et s’il ne réussit pas à me distraire, il s’arrête tout à coup, un peu confus, comme s’il avait fait une sottise.
Je vois que j’ai deviné juste, sur l’expédient que la suisse prendra envers Louis Buonaparte. On lui posera la question. Elle a été inventée dans le dessein. Si on ne la lui pose pas, il aura tort de transporter son quartier général à Genève. Genève n’est pas un canton radical malgré le vote de son député à la Diète. Thurgovie au Bâle campagne lui conviennent mieux. Je ne crois à aucune querelle sérieuse, pas même par lettres, pour le blocus mexicain ou la côte d’Afrique. Ni l’un ni l’autre Cabinet ne veut se quereller. Ils ont bien assez de peine à vivre. Cependant je ne crois guère non plus aux pronostics de Lord Aberdeen. L’Irlande ! L’Irlande tant que cette question-là ne sera pas vidée, les Whigs et les radicaux tiendront ensemble.

10 heures
Adieu. Le temps est mauvais en effet. Nous n’avons pas eu d’été. Pardonnez-moi la tache qui vient de se faire, je ne sais comment, sur cette lettre. Je serai bien aise de vous savoir à Le Terrasse. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°139 Broglie, lundi 24, 8h. du matin

J’ai trouvé ce malheureux homme désolé et soumis. Je passerai ici deux jours jusqu’à ce que son fils Albert, qui voyageait pour son plaisir soit arrivé demain, ou après-demain. Dès qu’il aura son fils, il ira avec lui au devant de sa fille, dont les lettres arrivent encore pleines des fêtes de Milan. Le maladie a été une fièvre cérébrale, très rapide à la fin. Le délire a été à peu près constant pendant les derniers jours avec plus de souffrance apparente que réelle. J’avais pour elle  une vrai amitié et elle en méritait beaucoup. Tout le pays est désolé. Elle faisait un bien immense, & bien plus encore avec son âme qu’avec son argent. Elle s’est crue en grand danger au commencement, quand personne ne le croyait. Plus tard ; elle n’y croyait plus. Je n’ai pas encore votre lettre d’aujourd’hui. J’espère qu’elle me viendra dans la journée, demain matin au plus tard. J’ai besoin de l’avoir. Adieu. Je retourne auprès de ce pauvre homme. Les obsèques ont lieu ce matin, tout à l’heure. Elle restera à Broglie.
Adieu Adieu.

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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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141 Broglie Lundi 24, midi.

Je reviens d’accompagner le cercueil avec toute la population des environs vraiment éplorée. Elle est enterrée aux pieds de sa fille Pauline. Deux excellentes et charmantes créatures ! Il y a quatre ans, je suis entré dans ce cimetière, avec mon fils qui regrettait profondément cette jeune fille, et à qui Mad. de Broglie, avait donné la clef de la petite enceinte qui leur est réservée.
Bientôt, je n’aurai plus personne à qui parler de mon passé personne qui l’ait connu et aimé. La mort emporte bien plus qu’il ne paraît. Quelque chose m’a manqué dans ce cimetière, de la prière, un prêtre. Il n’y a ici que des catholiques. Toute la population était bien là, mais des prêtres, non. J’ai eu envie de les remplacer, de prier tout haut. Je ne l’ai pas fait. Je ne supporte pas la mort sans Dieu. Quand une âme s’en va, il faut qu’il soit là pour la recevoir. Je retourne auprès de ce pauvre homme qui est très courageux, mais vraiment bien désolé. Est-ce que je vous fais mal en vous disant ce qui me traverse l’âme ? J’espère que non.

5 heures
Mad. de Stael vient d’arriver. Elle a fait 170 lieues sans s’arrêter. Il est trop tard. C’est une bien malheureuse personne. Elle a tout entrevu, mari, enfants, sœur, bonheur intime, bonheur extérieure, et n’a rien entrevu que pour le perdre ! Je retourne demain chez moi. Je partirai après déjeuner. Je n’ai pas eu votre lettre aujourd’hui. Je l’aurai demain matin, et j’en trouverai une autre en passant à Lisieux. Si les accidents n’ont pas cessé, tenez-vous bien bien tranquille. Lady Granville a encore raison. L’immobilité est le vrai remède. Je lui sais gré d’être toujours aussi aimable pour moi. Elle vous le doit bien. Vous lui êtes de si bon secours pour amuser son mari !

Mardi 7 heures
Je n’ai jamais vu un tel rideau de pluie, si épais qu’il cache absolument la campagne. Peu importe du reste dans ce lieu-ci. Le soleil n’y égaierait personne. Le soleil reviendra. Ceux qui sont tristes s’en iront. Et un jour, je ne sais quand, mais pas loin, car rien n’est loin, tout passe si vite, on se plaira, on sera gai, dans ce lieu-ci comme ailleurs.. J’ai horreur de cette brièveté de toutes choses. Pas toutes n’est-ce pas ? Albert arrive aujourd’hui. Le pauvre enfant sait à peine le danger. Il aimait tendrement sa mère. Dès qu’il sera arrivé ils partiront tous pour Paris, et de là le Duc de son fils iront au devant de Mad. d’Haussonville. Je vais me retrouver seul chez moi. J’en suis bien aise. J’ai vu assez de monde. Trois ou quatre personnes doivent encore venir, mais dans huit ou dix jours seulement.
Adieu.
J’ai besoin de vos lettres. Comment former une conjecture sur ce que fera ou ne fera pas M. de Lieven ? Ses liens avec vous, sa qualité de mari, de père, de gentleman, tout cela n’entre pour rien dans sa conduite. Un autre décide de tout ; et cet autre qui peut deviner sa fantaisie, son humeur du moment. Il y a deux vices radicaux dans la nature humaine, la légèreté et l’arrogance. La situation despotique les développe l’un et l’autre au delà de que ce qui se peut imaginer. On ne vous écrira pas. Et puis on vous écrira. Il n’y a à compter sur rien. Adieu. Adieu. Bien tendrement adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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N°143. Longchamp dimanche 4 heures

Je suis ici toute seule et bien triste. Je viens d’apprendre la mort de Mad. de Broglie. Je ne saurais vous dire ce que cela m’a fait éprouver. J’ai versé de silencieuses larmes. L'heureuse femme ! Personne n’a mieux mérité le ciel. Comme elle a été charitable, comme elle a été bonne pour moi. Je lui en ai trop peu montré ma reconnaissance. Mais il me semblait que je l'ennuyais un peu, & cette crainte a fait que je me suis approchée d’elle moins souvent que je ne le désirais. Son pauvre mari ! Quelle perte ! Je viens de sa maison où j’ai appris cette affreuse nouvelle. J’ai traversé le bois de Boulogne en pleurant. J'arrive ici je pleure, et je vous écris parce que j'ai besoin de pleurer auprès de vous.

Lundi
Je vous demande pardon de cette feuille de papier, je n’ai pas trouvé autre chose à Longchamp. Je continue. Votre lettre ce matin est aussi triste que moi. Je pensais bien hier en pleurant, que dans ce même moment vous pleuriez, et à Broglie. Restez y. Dites-moi comment est ce pauvre duc, dites-moi des détails. Je ne pense pas à autre chose. J'ai les yeux bien rouges ce matin. Hier j'ai été obligé de faire les honneurs d’un grand dîner chez M. de Pahlen. J’étais si triste que j'ai bien mal rempli mes devoirs. Le soir il m’a fallu aussi recevoir mon monde habituel. Mais à onze heures j'ai levé la séance, car je n'en pouvais plus. Il m’était venu beaucoup de monde. Ce que j’ai appris de plus nouveau c’est les dernières nouvelles que votre gouvernement a reçu sur Louis Bonaparte. Si la diète lui demande d’opter entre sa qualité de Français & de Suisse, il répondra qu’il est français, et il sortira immédiatement & spontanément de Suisse. Si cette question ne lui est pas posé, il ira établir son quartier général à Genèves. L’affaire Belge est dit-on rompue par le fait du Roi des Pays-Bas c-a-d qu’il ne veut aucune modification aux 24 articles. Ceci était un on-dit mais pas encore officiel. J'ai eu des lettres de Lord Aberdeen, & de M. Ellice. Lord Aberdeen ne comprend pas que l'Angleterre puisse éviter des discussions très sérieux avec la France au sujet du blocus en Amérique, and some procedings au the coast of Africa. Cela lui semble très grave.
Il parle du ministère anglais avec le dernier mépris et il ne croit pas possible qu'il résiste vu de que ce sentiment de mépris devient tout à fait général. Il dit aussi que depuis le protecteur Sommerset il n'y a jamais eu d'homme dans une situation pareille à celle de Lord Melbourne et que son pouvoir sur la Reine est absolu. Ellice n'attend les réponses de Lord Durham que le 8 du mois prochain. Il est d’opinion que Durham restera au Canada j'ai essayé hier de marcher, j'essaierai. encore aujourd’hui.
Mon fils Alexandre ne me reviendra que dans les premiers jours d'octobre. Marie le 7. Je passerai à la Terrasse probablement avant. Le grand duc est à Berlin. Je ne sais que ce fait. Je n’ai pas un mot de mon frère, ni de mon mari. Adieu. Je suis si accablée de cette mort. Je pense tant à cette angélique femme, à son pauvre mari, à votre chagrin car vous en avez beaucoup. Je vous aime, je vous aime de tout mon cœur. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°126 Lundi 10 sept, 9 heures

Je n’aurai le cœur en paix que lorsque, vous aurez reçu mon démenti à votre tristesse qu’elle que soit ma phrase, et à ma phrase qui ne méritait certainement pas votre tristesse mais qui en tous cas ne valait rien puisqu’elle l’a causée Le Cardinal de Pretz dit quelque part qu’il y a des situations où l’on ne peut faire que des fautes. Il y en a aussi où l’on ne peut rien dire que de triste et d’attristant. J’avais bien ce sentiment-là en vous écrivant Vendredi. Je vous trouvais si abattue, si inquiète, et moi si impuissant pour vous guérir, que j’ai été tout à coup à la dernière extrémité de votre mal et du mien.
Quand j’aime, je prends toujours au pied de la lettre ce qu’on me dit et je crois toujours que cela durera. Je n’ai pas l’instinct de ce qui passe. La réflexion seule me l’apprend. Et puis, résignez-vous à ne me voir jamais résigné à vos mauvais moments, à ces moments qui me font douter de ce que je suis et puis pour vous. Je ne veux rien ôter à personne. Je ne veux rien envier à personne. J’aime tous vos sentiments, oui je les aime, et je vous aime vous, de les avoir tels. Vous ne savez pas pour combien l’état de votre âme, le deuil de votre âme et de votre personne est entré dans l’affection que je vous porte. S’il y a en moi quelque chose de profond, c’est mon aversion pour la légèreté de cœur, pour la promptitude de l’oubli, pour ces sentiments qui dans le vol de notre vaisseau tombent à la mer et s’y abîment avec les créatures qui en sont l’objet. Je déteste cela en moi, quand je l’y trouve, comme dans les autres. Je ne sais comment parviennent à se concilier des sentiments qui existent ensemble dans mon âme. Il y a là un mystère que je ne m’explique pas du tout qui m’a bien souvent tourmenté ; mais Dieu m’est témoin qu’ils existent ensemble, et que l’un n’abolit point l’autre, et que la mémoire de ceux que j’ai aimés est en moi, toujours présente et toujours chère. Et quand je rencontre un cœur qui n’oublie point, un cœur où les morts vivent, je me sens à l’instant pénétré pour lui de sympathie et de respect. Vous avez eu, pour moi, à ce titre seul, un attrait immense. Et il s’est toujours accru plus je vous ai connue. Dans les premiers temps, il a surmonté les doutes qui me venaient à votre sujet, soit de moi-même, soit de ce que j’entendais dire. Plus tard, il m’a fait vous pardonner ce qui m’affligeait ce qui me blessait. Il existe aujourd’hui aussi puissant, bien plus puissant que ce jour où j’ai dîné à côté de vous chez le Duc de Broglie, et où votre regard, deux ou trois fois troublé et plein de larmes au milieu d’une conversation insignifiante, m’a frappé et pénétré jusqu’au fond de l’âme. N’ayez donc jamais, dans aucun cas, pas une minute, le moindre doute sur mon inépuisable, mon infatigable sympathie pour votre mal. Quand Dieu ne m’aurait pas condamné à le ressentir pour moi-même et à le ressentir en ne vous en parlant presque jamais, à cause de vous, je trouverais en moi, dans ma disposition la plus intime de quoi vous comprendre, et m’unir à vous et vous en aimer toujours davantage. Croyez-le bien, croyez-le toujours ; et en même temps laissez-moi toute mon ambition sur vous auprès de vous. Résignez-vous à ses exigences à ses susceptibilités. Je n’y puis rien. Je n’y veux rien pouvoir. Si j’y pouvais quelque chose, vous ne seriez pas pour moi ce que vous êtes. Voulez-vous être moins?

10 heures
Le N°130 m’arrive avec trois personnes qui viennent me demander à déjeuner. Je voudrais ajouter beaucoup de choses à celui-ci. Il n’y a pas moyen. Adieu. Adieu. Votre mine m’importe beaucoup. Mais toujours, le même adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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104. Paris le 26 juillet 1838

Les bons jours approchent, et puis les mauvais viendront tout aussi vite. Je voudrais ne penser qu’aux premiers, mais la peine se présente à mon esprit plus aisément encore que le joie. Cette disposition n’était pas dans ma nature. Elle n’y est venue que depuis que j’ai tant aimé. Je vous ai dit comme j’ai tremblé cent fois au milieu de mon bonheur. plus mes enfant m'étaient chers & plus je frémissais de tout, de tout. Vous n’étiez pas comme cela. Vous ne l’êtes pas encore. Savez vous pourquoi ? C’est que vous êtes français. Le plus grave, le plus sérieux, peut-être le plus passionné des Français. Mais encore une fois, français. Je ne dis pas cela en blâme. Je le dis en envie. Et puis, non ; je ne vous envie rien, je vous aime trop pour vous rien envier. Oui, je vous aime, de toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon esprit. Je trouve que j’ai si raison de vous aimer, que je fais une si bonne action que je deviens meilleure auprès de vous tous les jours. Mais défendez-moi d’être si triste, si triste. Comment se fait-il que pour moi le temps ajoute à la douleur ? On m’avait tant dit qu’il la calme. Vous le voyez. Je vais de vous à ces horribles souvenirs, et puis je vous cherche, je vous retrouve, j’ai besoin de vous, de votre impensable patience, de votre affection.

Longchamp 4 h.
Je vous demande pardon de la pauvre petite lettre que la poste vous portera demain matin. Le prince Kotchoubey entrait tandis que je vous écrivais, et l’heure de la remettre est venue pendant sa visite ! C’est un fils de ce lui que vous avez connu. Il a un peu d’esprit et la disposition à la fronde comme tous les jeunes gens en Russie. Il vient dans ce moment de Londres, & voit Paris pour la première fois. Il trouve la France & Paris abominables, c’est fort naturel quand on vient de ce merveilleux pays. Mais il s’amusera ici et dans huit jours il aura changé d’opinion. Il fait bien tranquille ici, peut-être trop tranquille pour moi, cela ne me vaut rien du tout. Quand nous y serons ensemble ce sera charmant, car je vous y mènerai n’est-ce pas ?
Vendredi 10 heures.
On m’a fait veiller hier jusqu’à minuit. J’en ai mieux dormi. Je vais remettre ceci à M. Génie. L’occasion est bien bonne et cependant je ne sais pas écrire tout ce que je dis si aisément vous verrez Mardi comme je reprends vite et avec joie mes habitudes, que je suis impatiente de mardi ! Je ne vous ai pas logé encore dans mon salon. Je ne sais quel est le fauteuil, le canapé sur lesquels vous vous plairez. Tout cela me préoccupe, tout cela m’amuse même et puis le jardin. Ces belles fleurs nous les regarderons ensemble. Enfin j’ai mille petits plaisirs en perspective, il me semble que je me suis levée plus gaie aujourd’hui. J’ai vu beaucoup de monde hier au soir mais presque rien que des hommes, toute la diplomatie et Berryer et le petit Dino, Médem et Nicolas Pahlen restant toujours les derniers et me font veiller. Lady Clauricarde m’a écrit enfin, mais pour m’annoncer qu’elle est nommée Ambassadrice à Pétersbourg. Elle dit qu’elle en est fâchée, je n’en crois pas un mot. Elle est enchantée. Elle me demande des conseils. Je l’engagerai à venir les chercher ici. Ellice est furieux de la nomination. Il ne les aime pas. Le Duc de Noaille m’écrit ce matin. Il est toujours à Dieppe. Fabricius qui était hier ici est-en grande colère contre M. Molé d’un certain discours à la chambre des pairs dans lequel M. Molé dit à propos de la Belgique qu’il a fait ses preuves l’année 30. Il ne veut plus remettre les pieds chez lui. De son côté M. Molé m’a parlé mal de Fabricius qu’il appelle un mauvais homme. Son Duc, le Duc de Nassau a été assez mal traité à Londres. On n’y a pas fait la moindre attention. En vérité les promenades & les speech au Maréchal & du maréchal Soult sont parfaitement ridicules. Il est bien temps que cela finisse. Il quitte Londres le 29.
Vos glorieuses commencent. On a fait beaucoup de dépenses en bois et en couleurs mais pas beaucoup de dépenses d’esprit dans la décoration. Imaginez que tout le long des Champs-Élysées il y a 27, 28, 29 juillet sur des poteaux comme j’ai marqué là et entre ces quatre poteaux un plus grand portant le nom d’un département. Ainsi les chiffres répétés 86 fois. C’est exact comme je vous dis là. Ce qui me divertit & me plait, c’est que j’ai juste devant mon appartement - Calvados. Est-ce de la malice de M. le décorateur ?
Adieu. Adieu. Je vous aime, je vous aime. Je vous attends. Je vous le dirai autrement. quand vous serez là, devant moi, près de moi. Quel plaisir. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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J’ai regretté plus encore que de coutume de ne pas vous voir hier soir. Je vous ai laissée sous l’empire d’une impression triste. En vous quittant, j’ai passé à la porte de M. de Talleyrand. Bien des gens y passaient et inscrivaient, comme moi, leur nom. La page était pleine. Combien de ces gens la penseront encore à lui quand il n’y sera plus ? Car ce n’est pas penser aux morts que parler d’eux comme en parlent les livres, uniquement par curiosité et parce qu’ils ont fait un peu de bruit dans le monde. Il n’y a de vrai souvenir que le souvenir tendre et plein de regret personnel. Pour mourir sans amertume, il faut être sûr, parfaitement sûr d’un cœur où l’on ne mourra point. La solitude n’est jamais plus triste, jamais plus pesante qu’à ce moment où l’on quitte tout. Confiance dans le monde inconnu où l’on va entrer, confiance encore quelque part, dans ce monde si imparfait, et pourtant si cher d’où l’on sort à ce prix on peut mourir en paix. Mon amie, Dieu seul sait lequel de nous sera appelé le premier ; mais ayons cette double confiance, et remercions-le de ce que nous pouvons l’avoir.
C’est le sentiment qui m’a accompagné hier toute la soirée, et quand je suis entré dans mon lit et jusqu’au moment où je me suis évanoui dans le sommeil. Je pensais à vous, à ma mère, à mes enfants. Je pouvais mourir. Je n’étais pas seul. Dites-le moi comme je vous l’ai dit, comme je vous le redis. Nous avons été l’un et l’autre bien battus, bien chargés. Nous avons eu et nous aurons jusqu’au bout le cœur bien malade. Mais dans notre mal, c’est un bien immense de nous être rencontrés, et de faire ensemble, hand in hand, ce qui nous reste de chemin. Vous êtes fatiguée, très fatiguée. Appuyez-vous sur moi. Moi aussi, je suis souvent fatigué, plus souvent que je ne le dis ; et j’ai besoin de m’appuyer sur vous, besoin du moins d’être sûr que je le puis si la fatigue me presse trop. Oui, j’ai besoin de vous. Adieu. Farwell. Gots sey mit ihnen. N’y a-t-il pas encore quelque autre manière de vous dire adieu ? Je vous ai beaucoup dit depuis le 15 juin, bien peu pourtant, infiniment peu auprès de ce que j’aurais à vous dire. Chaque jour, à chaque occasion douce ou pénible triste ou gaie, je me sens le cœur plus rempli que jamais. Mais le temps manque, les paroles manquent. Tout manque, excepté le cœur même. Adieu. G.

Ma petite Pauline a fort bien dormi. Elle est mieux ce matin. Ce ne sera rien. Mercredi, 9 heures

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°51 Val-Richer, Samedi 30 6 h. 1/2

J’ai tant à vous dire, tant à propos de votre N°51, que je ne sais si je ne ferais pas mieux de faire comme vous voulez, et d’attendre le 6. Je pourrais même attendre plus loin et vous ajourner, pour ma réponse comme je l’ai déjà fait à un an, deux ans. Les ajournements me plaisent. Il me semble que je prends possession de l’avenir. Mais aujourd’hui ; je ne puis pas. Quand je vous vois une idée, une impression qui met entre nous, je ne dis pas un nuage, mais tout ce qu’il y a de plus léger, une plume dans l’air, un grain de sable. Sans vos pas, il faut qu’à l’instant même je la repousse, je l’écarte que je rétablisse, de vous à moi, la parfaite sérénité, la parfaite confiance, la parfaite égalité. C’est mon droit, c’est mon premier besoin, Madame. Je ne puis souffrir que rien manque, dans votre pensée ou dans la mienne à notre affection. Je ne veux la perfection que là ; mais là, je la veux, je la veux tout à fait.
Comment dirai-je ? En y pensant, je trouve ce que vous me dites un peu ridicule et bien plus ridicule d’y répondre. J’ai eu un moment envie d’y répondre en riant, de vous envoyer la lettre d’un homme de vingt ans, bien jeune, bien ignorant bien ignoré, très épris, ne sachant pourquoi, surpris en effet, comme vous dîtes autant que charmé. A coup sûr, vous me l’auriez renvoyée en me disant que la poste s’était trompée, que ce n’était pas moi qui avais écrit cela. Vous vous seriez chargée de ma réponse Madame. Mais quelque vraie que celle-là eût été, je n’en veux pas. J’en veux une sérieuse, très sérieuse. Je ne sais pas rire si près de votre cœur et du mien.
Nous sommes du même âge, Madame. Je conviens qu’à titre d’homme. je suis un peu plus jeune que vous ; et peut-être y a-t-il des mathématiciens, des Statisticiens qui sauraient évaluer en chiffres la différence. Mais moi madame, je ne suis pas un chiffre. Je suis une créature vivante gouverné par mes impressions, mes idées, mes goûts, parfaitement indifférent aux goûts, aux idées et aux impressions des autres, ne tenant nul compte, pour ma vie intime, ma vraie vie, de ce que pensent, font, aiment ou n’aiment pas les autres, ne songeant seulement pas aux conventions, aux habitudes, aux routines des autres, ne consultant que moi, ne croyant que moi et le plus tranquille, le mieux établi des hommes dans mes sentiments et mes plaisirs, quand ils sont tels que je les veux moi, pour moi. Et je suis très sûr que je suis à cet égard, plus exigeant, et plus ambitieux que qui que ce soit.
J’ai épousé une femme qui avait près de quatorze ans de plus que mois, et puis une femme qui en avait quinze de moins. Ni l’une ni l’autre, je vous en réponds, ne s’est aperçue une minute de la différence. C’est que je les aimais vraiment. C’’est qu’elles répondaient vraiment à tous mes goûts, à tous mes désirs. C’est quelles m’aimaient de toute leur âme. Et leur âme était haute, leur cœur tendre, leur esprit rare. Elles appartenaient l’une et l’autre et par leur nature et par leurs habitudes de toute sorte, à la région la plus élevée. Il me faut tout cela. Tant que j’ai vécu auprès d’elles, j’ai senti mon affection croître comme mon bonheur. Et quand Dieu me les a enlevées, j’ai senti que je perdais, non seulement le bonheur dont j’avais joui, mais, un bonheur inconnu, inépuisable, toujours nouveau qu’elles avaient à me donner et moi à recevoir.
Dieu me traite avec une bonté, une magnificence dont je suis à la fois fier et confondu. Il vous amène vers moi, vous venue de si loin, si étrangère à mon pays, à mon passé, si imprévue, pour moi, et pourtant si sympathique à moi, à mes goûts, à mes désirs, à tout mon être, vous d’une si grande nature, d’un esprit si élevé et si aimable, d’un cœur si vif, d’un caractère si passionné et si doux ! Vous arrivez où je suis en deuil, désolée, ne regardant à rien, ne vous souciant de personne, cherchant à votre peine un peu de soulagement à vos ennuis un peu de distraction que vous n’aviez jamais l’air de trouver, donnant à tout le monde, l’idée d’un mal incurable et d’une créature supérieure à jamais abattue, isolée. Et un jour, vous me laissez voir, vous me dîtes que je vous consolerai, que je vous relèverai, que vous m’aimerez, que vous m’aimez, que nous retrouverons vous en moi, moi en vous cette intimité, ce bonheur qui surpassent, qui dominent tout ce qu’il y a sur cette terre, toutes ses joies et toutes ses douleurs ! Voilà ce qui est Madame. Voilà ce qui nous est arrivé à vous et à moi. Et vous venez me dire que vous êtes de dix mois plus âgée que moi ! Et il vous vient de là un doute qui vous préoccupe, qui vous empêche d’avoir foi, pleine foi en moi, dans mon affection, dans votre bonheur. Et vous me demandez si, moi aussi, je ne m’apercevrai pas un jour que je suis dix mois, plus jeune que vous? Ah Madame, que voulez-vous que je vous dise ? En vérité, vous nous replacez trop l’un et l’autre dans la foule. Je ne suis pas modeste. Je veux être pour vous tout ce que vous êtes pour moi, que vous trouviez en moi tout ce que je trouve en vous. Mais on nous faisant trouver. vous à moi, moi à vous, hors de toute prévoyance, de toute attente, quand notre vie intime à l’un et à l’autre semblait finie. Dieu a fait pour nous un miracle. Il y aurait plus que de l’ingratitude, il y aurait de la folie à n’en pas sentir la merveille, à n’en pas jouir avec une reconnaissance, une confiance un ravissement sans mesure comme le bienfait.

10 heures 1/2
Je ne comprends rien, rien du tout à ce retard qui me désespère. Je vous ai écrit comme à l’ordinaire. Ma lettre a dû partir de Lisieux jeudi avant- hier. Vous en aurez eu deux ce matin. C’est impossible, autrement. Mais je n’en suis pas moins désolé. Adieu, Adieu. Vous avez bien raison. Il faut être ensemble. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°40 Lundi 18 5 heures et demie

Oui, moi aussi j’ai bien souvent regardé au Ciel. Mais pourquoi dites vous encore aujourd’hui : " C’est affreux, c’est horrible d’être restée sur cette terre " ! Est-ce d’un tort ou d’un malheur que vous voulez parler ? Dearest, cette phrase me pèse sur le cœur. Et pourtant Dieu sait s’il y a dans vos douleurs, dans vos regrets ; quelque chose que je ne connaisse pas, que je ne sente pas comme vous, avec vous, pour moi, pour vous ! Vous m’aviez inspiré par là, avant, bien avant le 15 juin avant ce fatal 15 février, qui m’a frappé du même coup, vous m’aviez inspiré un intérêt bien vif, un intérêt mêlé d’attrait et de respect. Je ne regardais jamais sans attendrissement votre deuil immobile, vos yeux qui se détournaient ou s’abaissaient sans cesse pour cacher ou retenir des larmes. Et depuis ! .... Depuis, il y a eu le 15 Février et le 15 juin. J’ai droit sur vous, Madame. J’ai droit que sans rien oublier de vos regrets, sans rien ôter à ces créatures chéries qui vous ont quittée, vous ne disiez plus qu’il est horrible d’être restée sur cette terre. Que dirais-je donc, moi ? N’ai-je pas perdu ce que vous avez perdu ? N’avez-vous pas reçu de moi ce que j’ai reçu de vous ? Ne nous sommes nous pas, tous deux en deuil, tous deux le cœur bien malade, ne nous sommes-nous pas tendu la main avec consolation, avec espérance? Je doutais moi ; j’hésitais. Je ne doute plus. Vous ne m’avez pas ôté mon mal vous ne m’avez pas rendu ce que Dieu m’a retiré. Mais vous m’avez donné un bien immense. Vous avez fait que dans cette balance si incertaine de biens et de maux qui s’appelle la vie, le bon bassin s’est trouvé de nouveau rempli, rempli d’un trésor. Dites-moi aussi cela de vous, Madame. Je le sais, je le crois, j’en suis sûr. Mais dites, redites le moi.

Mardi 7 h. 1/2
Vous voudriez regarder tout un jour dans le Val Richer. Voici un miroir très fidèle où vous verrez tout le jour d’hier, tous les événements, tous les acteurs Il est sept heures. Je suis encore dans mon lit, dans ma petite chambre, après mon cabinet à l’extrémité nord de la galerie. Je n’entends rien, excepté les vaches du fermier qui mugissent en allant paître. Je me lève. Je passe dans mon Cabinet. J’allume moi-même mon feu. Je vous écris. Nous sommes seuls, parfaitement seuls, point de bruit, point de mouvement, ma porte bien fermée. Un peu après huit heures, je l’ouvre. Mon valet de Chambre m’apporte des Eaux Bonnes. J’en bois un grand verre. Je sors à l’autre bout de la galerie, mes enfants, qui ont épié le moment où l’on entrait chez moi, accourent en sautant, criant ; Henriette crie un peu moins fort. Guillaume a un son de voix charmant qu’il défigure affreusement pour étouffer la voix de ses sœurs. Avec eux, je dis bonjour en passant à Mad. de Meulan dont la chambre est la première de ce côté de la galerie. Je vais chez ma mère. J’y passe un quart d’heure. Mes enfants déjeunent dans deux chambres, à côté ; une grande soupe que Mad. de Meulan partage avec eux. Je rentre dans mon cabinet. Je bois un second verre d’Eaux-Bonnes. Je me promène quelques moments dans la galerie, regardant mes livres, mes gravures, arrangement nouveau, encore incomplet, et qui m’amuse. Je rentre décidément. Je fais ma toilette. J’écris des lettres. J’attends la vôtre. Vous ne savez pas, personne n’a jamais su comment j’attends, à quel degré d’impatience intérieure je puis arriver. Pendant que j’attends, tout le monde s’occupe. Mlle Chabaud, cette amie de ma mère dont je vous ai parlé, donne à mes filles une leçon d’anglais. Ma mère fait lire Guillaume. Après leur prière, faite ensemble chez leur grand-mère, mes filles apprennent par cœur des vers français, des dialogues anglais, un peu d’histoire et de géographie. Mad. de Meulan travaille dans sa Chambre, fait de la tapisserie, colle des gravures, coupe et prépare du linge à coudre par me filles et par les femmes, le tout pour le Val Richer. Je suis descendu deux fois pour voir si la poste arrivait. Elle arrive enfin. On m’apporte le paquet dans mon Cabinet. J’y prends mes lettres c’est-à-dire ma lettre. J’envoie à chacun les siennes. Je ferme m’a porte. Je lis, je relis. J’achève et je cachette ma lettre. La poste s’en va.
Il est onze heures. Le déjeuner sonne. Nous descendons tous, moi donnant le bras à ma mère, mes enfants avec des cris de joie. Ils sont très bruyants. A table ils parlent, parlent. Je les arrête un peu. Je dis à Henriette : « Sais-tu que Mad. de Lieven a deviné que tu étais très bavarde ? Elle me regarde, sa physionomie s’altère un peu, bien peu, des larmes tombent sur le petit visage gai, serein, qui ne se décompose jamais. Mais le sont bien des larmes. Elle est affligée, offensée que vous la croyiez bavarde. Je l’appelle. Elle vient à moi. Je la console Je lui dis que je vous ai souvent parlé d’elle, que vous avez bonne opinion d’elle. Elle est consolée et retourne en riant à sa place. Le déjeuner finit. Le temps est passable. Nous allons, nous promener, c’est-à-dire errer ensemble dans le jardin, dans le potager, le long des haies, autour de la pièce d’eau. Mes enfants cueillent des noisettes, ramassent les pommes tombées ! Je cours avec eux sur les gazons car nos près normands sont de vrai gazons de jardin. Guillaume tombe, roule, se plaint, grogne, recommence. On se moque de lui. Il est sensible à la douleur et facile aux larmes. On lui en fait honte. Presque une heure se passe ainsi. Pour me promener loin dans les bois, faire une vraie course, j’aime à être seul ou mieux que seul. La promenade en troupe à la file sans recueillement et sans intimité ne me plaît pas. Je l’évite quand je le puis sans être trop maussade. Nous rentrons. Je place, avec Mad. de Meulan, deux gravures de plus dans la galerie, une belle Ste Famille de M. Ingres et une Lecture de Virgile à Auguste. Nous aurons fait nous-mêmes tout cet arrangement. Les ouvriers d’ici manquent de goût et de patience. Et cela remplit le temps qu’on passe ensemble. Je me rétablis dons mon Cabinet. Je relis plus d’une fois. Je ne compte pas mes plaisirs. Je travaille Je voudrais dire quelque part avec quelque détail ce que je pense de l’état démocratique de la société parmi nous. Je commence à l’écrire. Chacun s’occupe chez soi. Mes filles viennent me voir deux ou trois. fois dans la matinée. Nous causons, un peu d’anglais. un peu d’arithmétique. Un ouvrier me dérange. Il vient poser dans ma chambre un devant de cheminée. Du froid me venait par là. Il ne m’en est plus venu cette nuit. Mad. de Meulan est le grand surveillant, le grand directeur des ouvriers. Ils ont pour elle beaucoup de considération beaucoup plus que pour moi.
Il est six heures un quart. On sonne le dîner. Point d’incident à table. Nous remontons chez ma mère. Grande récréation. On se décide pour le bal. Mes deux filles s’établissent sur des chaises, dans l’embrasure de la fenêtre. Guillaume va leur dire tour à tour : " Mademoiselle voulez-vous me faire l’honneur de danser avec moi la contredanse prochaine ? " La contredanse commence à deux, par un galop. J’interviens. A quatre, on va. Je ne puis venir à bout de leur apprendre à faire la chaîne anglaise. Je me retire du bal. Il finit. On regarde, on arrange de petits plâtres moulés sur des médailles des pierres antiques, et qui doivent prendre place dans des cadres noirs, aux deux bouts de la galerie. Il est neuf heures et demie. Mes enfants vont se coucher. A dix heures, je pars aussi. Je rentre chez moi. Hier, j’étais un peu las. Je me suis couché. J’ai lu une demi-heure dans mon lit, un récit de l’expédition Anglaise de l’Inde en Egypte, en 1800, par un homme de mes amis, M. de Noé, qui servait alors dans le 10e régiment de ligne anglais envoyé contre Tippoo Saïb. Son récit m’endort. J’ai bien dormi.
A quatre heures, j’ai été éveillé. J’ai rêvé éveillé, une demi-heure, si doucement ! Et je vous écris. Est-ce assez complet, assez exact ? Je vous garantis que vous avez tout sauf la présence réelle. Adieu. Un adieu provisoire. Je vais faire ma toilette, en attendant la poste. Il est déjà 9 heures et demie.
10 heures 1/2
Comment avez-vous si chaud ? Ici il pleut toujours. Mais n’importe. Appuyez-vous, sur moi. Je vous soutiendrai longtemps, aussi longtemps que vous voudrez, que vous permettrez adieu. Le véritable adieu. Ils le sont tous. G.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 21 Vendredi 11. 2 heures

Ne me redites pas, ne me dites jamais ce que vous me dites aujourd’hui ce que Lady Granville vous a dit, ne vous disais-je pas moi, il y a quelques jours, que j’ai l’imagination malade sur la santé de ce que j’aime ? Mon plus jeune enfant ce bon petit garçon, qui un air si doux, si gai, de si beaux yeux bleus, presque les yeux de sa mère, que de temps, il m’a fallu pour le regarder sans le plus douloureux sentiment d’indignation, de révolte contre moi-même ! Voir mourir en couches la femme qu’on aime ! Madame, c’est affreux, c’est abominable ! Comment s’en console-t-on ? Quand j’ai vu ensuite mourir mon fils, si jeune, si beau, si fort, j’ai été saisi d’horreur ; j’ai regardé avec effroi mes autres enfants tout ce que j’aimais au monde ; dix fois, vingt fois, je les ai vus mourir. Vous avez fait rentrer dans mon cœur d’autres impressions, des impressions douces, heureuses, presque confiantes. Et voilà que d’un mot vous touchez à ma plus sécrète, à ma plus cruelle blessure ! Dieu m’aurait destiné à entrevoir sans cesse ses Chefs-d’œuvre, son Paradis, pour les voir, sans cesse disparaître. Il m’aurait choisi pour ce supplice là ! Il ne me donnerait que pour m’ôter ! Cela ne se peut pas. Je n’ai pas mérité cette malédiction.
Au nom de Dieu ne me dites pas cela, ne le pensez pas surtout. Il y a des choses qu’il ne faut pas penser. Mais vous ne le pensez pas. Pourquoi le penseriez- vous ? On vous assure, vous m’assurez qu’il n’y a rien de grave. On ne vous prescrit aucun remède qui indique une vraie maladie. Il vous faut du repos, beaucoup de repos, de l’air, pas de mouvement. On peut s’assurer cela. Enfin, dans huit jours, j’irai y voir. Hélas, je sais trop qu’il ne sert à rien d’y voir ! Mais je compte sur le repos, le repos doux, prolongé de l’âme comme du corps. Il faut que vous l’ayez. Je veux que vous l’ayez. Je ferai ce qu’il faudra pour que vous l’ayez. Je m’en irai, je resterai, je parlerai, je me tairai. Je comprends que ce qui vous émeut, ce qui vous occupe un peu sérieusement ne vous vaille rien. Nous y pourvoirons de près, de loin, dans nos conversations, dans mes lettres, je ne ferai que vous distraire rien que vous distraire, amuser doucement votre imagination, votre esprit. L’ennui ne vous est pas meilleur que l’excitation. Nous les éviterons l’un et l’autre. Dearest, ayez courage, ayez confiance, pour moi comme pour vous. Pensez à l’avenir. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de choses à faire l’un pour l’autre, l’un près de l’autre dans l’avenir !
En les attendant ces belles ces bonnes choses-là, savez-vous ce que je fais ici aujourd’hui ? Je fais nettoyer, dégager de roseaux, de plantes aquatiques, de vase, une pièce d’eau qui sera dans mon jardin et sur laquelle je vais établir deux cygnes qu’un de mes voisins à élevés pour moi. Des cygnes ce sont des oiseaux de votre pays, des pays du Nord, s’il est vrai que là soit votre pays. Dans les grands hivers, quand ces beaux oiseaux trouvent en fin leur climat trop froid, ils prennent leur vol, ils viennent chez nous. J’en ai vu arriver ainsi à tire d’aile un peu fatigués, un peu maigris, mais toujours si beaux ! Nous les accueillons nous les attirons ; nous leur arrangeons, des pièces d’eau bien calme, bien pure, sous un ciel bien doux, au milieu de gazons bien verts. Ils s’y trouvent bien ; ils ne s’en vont plus; ils ne volent même jamais bien loin. Ils ont raison; et nous aussi Madame, qui prenons, à les recevoir et à les garder, tant de plaisir. Certainement, je vous écrirai, je vous écris tous les jours.
Rappelez-vous que je vous ai demandé compte de l’emploi de votre journée, un vrai compte pour moi comme celui que je vous ai rendu de la mienne. Il y aura dans le vôtre, sinon plus de visites, du moins plus de conversations que dans le mien. Je ne cause ici avec personne, quoique je parle beaucoup et à beaucoup de gens. Vous me ferez aimer Lady Granville que je connais à peine après l’avoir tant lue. Comment se fait-il qu’on se demeure à ce point étrangers en vivant si près ; tandis qu’ailleurs un moment suffit ? J’ai tort de demander ce pourquoi-là, car je le sais.
Adieu. On vient me chercher pour voir quelque chose au travail de la pièce d’eau. Il est bien convenu que je partirai le 17 pour être à Paris le 18. Vous m’écrirez donc jusqu’au 16 inclusivement, car votre lettre du 16, je l’aurai le 17, avant de partir. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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9. Stafford House le 17 juillet
3 heures

Je suis monsieur dans un très pitoyable état. Il me semble impossible de durer comme cela. Après vous avoir le écrit ce matin on m’a amené ce petit chien dont je vous ai parlé. Je ne l’avais pas vu depuis l’heure de la mort de mon Arthur, il était sur son lit : "ce chien m’a reconnue au bout de deux ans et demi ! Il m’a caressée, il ne voulait pas me quitter. Des sanglots horribles se sont échappés de mon cœur. J’ai poussé des cris de désespoir. Rien depuis bien longtemps ne m’a émue comme cela. J’ai invoqué le secours de Dieu, le vôtre. Ah le manteau de Raleigh avait perdu toute sa puissance ! Ou plutôt c’est lui, lui qui ajoutait à ma douleur. Je suis triste triste comme si j’allais mourir. Tout me parait tragique dans mon existence, & les idées les plus affreuses, se sont emparées de moi depuis ce matin. Je n’ai point de lettres ! De quoi voulez-vous que je vive ?
Mardi 18. La poste est venue rien, rien. J’ai demandé à Dieu à genoux une lettre. Dieu m’abandonne. Vous ne pouvez pas m’abandonner ? Cela est impossible. Monsieur vous êtes malade. Faites-moi écrire par quelqu’un. Mad. de Meulan. Je lui demande par pitié un mot.
J’envoie ceci à l’ambassade d’Angleterre à Paris avec prière de faire porter ma lettre à la premières des adresses convenues. Serait-il possible qu’on interceptât nos lettres lettres ? Il m’est revenu un propos qui prouve toute la fureur de 17 [Molé] contre moi.
Monsieur que voulez-vous que je devienne ? Je suis sans un état pitoyable. Je ne dors pas, je ne vis pas. On ne me reconnait plus. Faites-moi savoir que vous vous portez bien. Ne me laissez pas mourir.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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8. Stafford house samedi 15 juillet 1837

Vous me maltraitez Monsieur, depuis le N°4. Je n’ai rien rien qu’un très petit mot de dimanche dernier. Reprenez je vous en prie vos bonnes manières. J’essayai hier de me promener un peu. Cela ne me réussit pas ; il survint un gros orage. Ma porte fut assiégée comme de coutume. Je n’ai à vous rendre compte que de mes tête à têtes. Le plus long hier fut avec Lord Harrowby. Dieu, qu’il est sombre ! Au reste cela a toujours été son métier. Et durant les 18 années qu’il s’est trouvé dans le Cabinet il n’y a jamais fait autre chose que d’exposer toujours le mauvais côté de toutes les questions qui s’y agitaient. Eh bien, c’est d’une grande utilité. De cette façon les mauvaises chances ne manquaient jamais d’être prévues et écartés si faire ce pouvait. C’est un des hommes d’État de ce pays qui a le plus d’expériences des affaires. Il était ami intime de Pitt. il voit la fin du monde bientôt. Il a un mépris. profond pour les Ministres, & il exprime tout cela dans les termes les plus doux. Cela est fort peu Anglais. J’aime mieux les vérités brutales dans leurs boucles. Alors, ils sont charmants.
Lord John Russell vient souvent causer avec moi il est d’une familiarité & d’une naïveté charmantes. Nous rions un peu de tout. Le duc de Devonshire arriva hier de la campagne pour faire les arrangements avec moi. Il veut absolument septembre à Chathworth. Moi je voudrais septembre autre part, la poussière de Paris me parait charmante enfin je verrai,.Je ne veux me lier par aucun engagement. Monsieur je m’interromps vingt fois pendant que je vous écris. Me voici dans une exclamation & un soupir d’avant hier.
Point de lettres ? Comment m’expliquer cela. Comment supporter tous ces mécomptes ? Les idées les plus extravagantes s’emparent de mon esprit. Quelques unes atroces ; d’autres tellement enivrantes que j’en perds la tête. Il me semble que un tête à tête aujourd’hui ne seront pas seulement avec des Anglais. La mer est le vite franchie ! Et puis je me figure tout. Monsieur est-il bien raisonnable de se livrer à son imagination ? Vous m’avez fait du mal en me disant un jour que vous la laissiez-vous accuser quelques fois. Prenez garde Monsieur à tout ce que vous me dites. Ma foi ne vous est si grande que je ne crois jamais mal faire en vous imitant. De même que je crois que je saurais réprimer tout ce qui pourrait vous déplaire. Cette poste venue sans lettre de France m’en a portée une de Pétersbourg. Mon mari allait s’embarquer le 8 pour venir à Lubek. Il se borne à cet avis. Je me figure quelques fois qu’il ne serait pas impossible qu’il vint me voir pour quelques jours seulement. Le bateau à vapeur de Hambourg arrive après demain. S’il l’amenait ! J’ai l’imagination toute sombre comme celle de lord Harrowby. Il me semble que l’atmosphère anglais y dispose. Tout me fait peur.
Je fis hier un grand dîné chez Lady Jersey. Votre Ambassadeur fut encore mon voisin. Il me parla de tout. Nous devenons familiers. Combien je pense à l’interrogation prophétique que vous me fîtes il y a deux ans à d’ici chez Mad. de Boigne. Vous en souvenez- vous ? Je passai après le dîné c.a.d. à onze heures du soir chez lady Holland. J’entrai & je trouvai le mari tout seul, Madame était au spectacle dans ces cas là où lui laisse à lui une bougie, ses lunettes & du papier pour écrire. Pas autre chose. Il trouva ma visite fort agréable. Sa bonne humeur me plut.
J’ai vu ce matin, lord Grey, Pozzo, & lord Aberdeen chacun bien longtemps. Ellice & quelques autres par dessus le marché. Monsieur, il est arrivé quelque chose d’étrange entre Lord Aberdeen et moi. Vous le connaissez un peu par ce que je vous ai dit de lui. Moi je le connais & je l’aime beaucoup ma société lui a toujours plu, & voilà tout. Il a été bien heureux dans sa vie. Heureux comme vous l’avez été. Il a tout perdu. Deux femmes, quatre enfants chacun à l’age de 16 ans. C’est une tragédie ambulante. Mes malheurs ont pu accroître le goût qu’il a toujours trouvé dans ma société, car les malheureux se cherchent. Il aura trouvé en moi maintenant quelque chose de plus que ce qu’il y avait autre fois. Je vous l’ai dit, je vaux mieux de mille manières. Et bien Monsieur, toute cette préface est pour arriver à ce que vous devinez. J’ai reconnu dans lord Aberdeen les mêmes symptômes que j’ai surpris en moi depuis quelques mois. Mon cœur s’est révolté à l’idée de laisser un instant d’illusion à une âme bien noble, bien malheureuse. Hier je lui ai conté l’histoire de mes sensations depuis les malheurs dont le ciel m’a frappée. Il a tout compris plus que compris, hors la force de ces expériences. Et mon dieu ce n’est pas de la force, c’est de la faiblesse. C’est parce que je suis femme, parce que mon cœur a besoin de secours, que ma voix sait trouver des paroles. Je demandais à Dieu du secours ou la mort. Il m’a secouru. Je le lui ai dit. Il sait maintenant que je ne suis pas seule sur la terre, qu’un noble cœur a accepté la mission de consoler le mien. Je me suis sentie soulagée après cet aveu. Il l’a reçu en véritable Anglais quelques mots sans suite. Un serrement de main plus fort que de coutume et il m’a quittée.

Dimanche 16 Je vous écrivais encore tard hier à 6 heures. Je ne sais pas me séparer d’une feuille de papier commencée. Je vis le Duc de Sutherland à ma toilette. Je ne l’avais pas vu de tout le jour. Il avait été à Windsor chercher les diamants de la couronne dont sa femme doit avoir la garde. Il vient les étaler sur ma table. Ces diamants sont aujourd’hui l’objet d’un procès entre la couronne d’Angleterre & de Hanovre. celle ci les réclame en vertu d’un testament de la reine Charlotte. La reine d’Angleterre n’aurait rien. Au reste si le roi Ernest ne faisait que cela à la bonne heure, mais sa proclamation ? Voilà une belle affaire. Ici les Tories en sont consternés. Elle fera le plus grand tort au parti dans les prochaines élections. Savez-vous qui est son conseiller intime ? Ce fou de Londonberry. Ce fut chez lui que j’allai dîner hier à la campagne, un dîner d’ultra, beaucoup de violence de langage, beaucoup de roses. Un chien énorme établi sur le genou droit de la maîtresse de la maison & le genou gauche d’un jeune lord son amant. Une promenade au clair de Lune sur le bord de la Tamise. Voilà ce que j’ai à vous raconter de mon dîner.
A propos lord Aberdeen devait en être. Il a envoyé ses excuses. un moment avant de nous mettre à table. J’ai passé une très manvaise nuit. Aujourd’hui dimanche point de poste. Le cœur un battra demain matin bien fort. Il me semble que je ne vous parle que de moi. Mes lettres vous ennuient-elles ?
Monsieur tout autre sujet me passe de l’esprit avec vous. Cependant l’Angleterre vous intéresse je sais assez intimement tout ce qui s’y passe. Si je vous en entretenais peut être cela m’attirerait-il de plus fréquentes lettres de votre part ! Je vais essayer. Il y a eu comme je crois vous l’avoir dit déjà quelques mécomptes dans les calcule des Whigs pour les élections, les membres les plus impertants du parti sont allés feel the pulse de leurs commettants. Le Conservatisme est fort à la mode. J’ai vu cela hier au visage moins arrondi de M. Ellice. Cependant on ne peut rien préjuger. Dans trois semaines vous y verrez très clair.
La reine veut jouir de tout à la fois et prend en même temps la royauté en gaieté & au sérieux. On dit que rien n’est plus curieux que les grands jours d’audience. Ainsi les Universités sont venues lui porter leur adresse. Le duc de Wellington a lu celle d’Oxford avec une voix très sévère, un peu tremblante, enfin beaucoup d’embarras ; le Clergé a fait de mêmes, toutes ces vieilles perruques tous ces vieux costumes rangés autour de ce vieux trône occupé par une jeune fille, tout le monde en respect, en silence, quite awfull à ce que l’on m’a dit ; & la reine assise sur ce trône avec son manteau royal, un sourire d’enfant, une voix argentine des plus claires des plus douces, on dit que cette voix est charmante, lisant ses réponses lentement appuyant avec emphase. sur my, mine, élevant la voix alors & jettant ses regards sur toute la salle. Prononçant avec humilité & onction, les passages du discours qui ont rapport à la religion. Faisant tout cela avec calme, dignité, répos. En vérité lord Grey, lord Aberdeen, le duc de Wellington qui m’ont tous raconté cela en sont confondus. Au sortir d’une corvée qui a duré quatre heures, & après avoir reccueilli en allant en revenant de St James, les applaudissements les plus enthousiastes de la foule elle donne à dîner à quelques uns de ces ministres, menant la conversation à table. Après le dîner ; elle a demandé à lord Landsdowne s’il aime la musique & s’il aimait l’entendre. & la voilà chantant des airs italiens seule, des duos avec sa mère & tournant la tête de ce pauvre lord Landsdowne. Tout cela n’est-il pas curieux, bizarre. J’ai demandé quarante fois si elle a de l’esprit. On ne m’a jamais fait de réponse bien claire. Je verrai cela moi même. Je vous ai dit que la mère est en dehors de toute affaire ; même des affaires de cour, La Duchesse de Sutherland me paraît prendre beaucoup d’ascendant sur la Reine, mais elle a peur de la maitresse. C’et étrange tout le monde en a peur. Lord Melbourne un peu plus que les autres. Il aime il admire cette volonté absolue, mais il n’a pas bien démêlé encore jusqu’où elle peut aller. Il n’est pas question de mari. Les ministres n’en sont pas pressés. Elle n’a pas l’air de l’être. Cependant une fantaisie de salon pourrait tout à coup associer quelqu’un au trône. Voilà ce qui fait plisser le front de lord Melbourne.
6 heures Lord Aberdeen m’a fait prier de le recevoir seul un moment. Je l’ai reçu. Il m’a demandé de le laisser s’exprimer en Anglais parcequ il voulait être compris. Il craignait que je n’eusse pas entendu son silence hier. Dans cette séparation de 3 ans il n’a jamais cessé de penser à moi avec une affection vive. Nul n’a compris & partagé mes malheurs comme lui. Il veut que je sache le sentiment bien intime, bien profond qu’il me porte. Il est heureux de penser que mes peines sont adoucies. Il me prie de ne pas l’oublier, & puis il me déclare que sa voiture de voyage est à ma porte, qu’il part pour ses montagnes en Écosse & qu’il ne me demande qu’une chose c’est de baiser ma main pour la première fois de sa vie. Tout cela s’est dit comme je viens de vous le dire. Il a pris ma main, il l’a retenue un moment et il est sorti, & en effet le voilà en route. Je vous ai tout dit Monsieur, savez vous qu’ici encore je reconnais la singularité de notre sort, & cette providence qui a fait le 15 de juin, & décidé du sort de ma vie.

Lundi 17. Au milieu de ce monde immense qui m’environne de ces intérêts si curieux mais qui nous sont si étranters, de ces conversations tout anglaises, de ses grands dîners où rien ne me rappelle ce que j’ai quitté, mon esprit, mon cœur ne sont préoccupés que d’une seule pensée quelle puissance que cette pensée unique qui m’absorbe aujourd’hui ! Je vis hier pendant deux heures la Duchesse de Glocester, sœur du feu roi, elle me raconta tous les gossips de cour, & d’intérieur. Deux heures aussi d’entretien intime avec lord Melbourne. Il m’en est resté tout un trésor de découvertes. Vous les aurez demain jusqu’à un certain point. Je fis hier un immense dîner chez le prince Estérhazy. Ces dîner me fatiguent extrêmement. On ne se met plus à table avant 9 heures. Il faisait chaud. Je priai qu’on ouvrit la fenêtre. Ma belle lune bien ronde, bien claire me donna des distractions abominables. Monsieur pardonnez-moi, la lune. Dans une heure, le postman fera sa tournée. Une heure d’angoisse encore et puis vendra-t-elle ? Adieu Monsieur, adieu. La poste est venue. Point de lettres ! Mon Dieu que penser ? Ayez pitié de moi.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°6. (J’ai oublié de numéroter le billet que je vous ai écrit de Paris Dimanche 9 juillet. C’était le n°5.)
Du Val-Richer, Jeudi 13.

Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?

Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !

Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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3. Londres le 5 juillet 1837,

Je commence à trouver qu’une lettre eut pu m’arriver déjà. Je vous la demande Monsieur. Je ne sais pas si depuis vendredi vous avez pensé à moi.
Ma journée a passé hier comme un instant, je vois bien que c’est le matin, qu’il faut que je vous écrive, car dès 1 heure je suis envahie, & minuit arrive sans que j’aie eu un instant de solitude. Vous allez être ennuyé des détails, mais vous me les avez demandés. Lord Grey deux grandes heures ! Le prince Esterhazy, Pozzo, Dedel (ministre de Hollande) Lady Flarrowby, Lady Carlisle, la duchesse comtesse de Sutherland, M. Granville jusqu’à 6 heures. Je montai alors en calèche avec la duchesse de Sutherland. Nous voulions faire le tour de Hyde park, mais nous n’avions pas fait deux cents pas que je me trouvais mal. Elle me ramena.
La vue de Londres est terrible pour moi. Je puis bien y être, mais non y regarder. Mon fils vient à 6 1/2. Je ne peux le voir à mon aise que pendant ma toilette à huit h. 1/2 on dîne : c’est détestable. Nous fûmes seuls, il n’y eut que lord Harrowby, & lord Grey & lord Morpeth, grand radical, excellent homme. Mes amis Torys ignorent encore mon arrivée. J’en suis bien aise. Je me sens si fatiguée que je n’ai plus de quoi leur montrer de la joie de les revoir. Cela viendra aujourd’hui & demain.
Au milieu de tout cela avez-vous pensé à Paris madame ? Oui monsieur, j’y ai pensé, toujours pensé.
Le contraste est grand mais je vous ai dit qu’il fait sur moi l’effet des ressemblances. Ah à propos, en montant dans l’appartement où se tient la duchesse le matin, le premier objet qui frappe ma vue est la gravure de M. Guizot ! Jugez ma surprise. Je me suis arrêtée. J’ai fixé mes yeux sur vos yeux.
Je vis ici dans une atmosphère très ministérielle ce qui fait que je ne m’avise pas d’avoir une opinion quelconque sur ce qui ce passe il est dans la nature des Whigs d’être très confiant. La Reine leur montre toutes les faveurs. Il est donc naturel qu’ils soient en pleine espérance, mais j’attends d’autres notions. Lord Grey se donne un grand mouvement pour faire entrer lord Durham dans le cabinet. Lui même lord Grey est aigre, mécontent, frondeur, & furieux d’être vieux. Je n’ai jamais rencontré personne qui convienne de ce chagrin plus naïvement que lui. C’est un vrai désespoir.
La voilà cette lettre. Quel plaisir qu’une première lettre, comme je lis vite, & puis comme je lis lentement, & puis plus lentement encore. Monsieur, que je vous remercie ! Il y a de hautes et nobles pensées dans les vers que me transcrivez, mais il y a une strophe un mot que j’aime plus que tout le reste. Nous avons découvert bien des ressemblances entre nous Monsieur. Mais il y a des impressions qui sont toutes différentes. Ainsi la poésie vous calme & vous élève. Moi elle m’élève bien ; mais si haut si haut que cela ressemble bien plus à du délire qu’à autre chose. Je la fuis donc la poésie. Je saurais lire sans danger il y a peu de temps encore. Aujourd’hui je la crains parce que je me crains. Monsieur je me connais bien, je voudrais bien vous expliquer ce que je suis, mais vous êtes si pénétrant, je n’en prendrai pas la peine. Cependant un homme sait-il bien comprendre le cœur d’une femme ? Je vous ai dit que j’en doutais quand il s’agissait de mes peines, qui doute bien plus pour le sentiment du bonheur. Il me semble que mon âme ne peut jamais suffire ni à la joie, ni à la douleur, que je vais mourir ou de l’un ou de l’autre par l’impuissance de les exprimer. Aujourd’hui j’étouffe ! Mais Monsieur de quoi vais-je vous parler ? Il y a presque du remord dans ce que je vous dis. Ici où une seule pensée devait m’absorber, je ne la retrouve plus distincte. Il y a un voile entre moi et mes malheurs. Toutes les circonstances passées sont devant mes yeux. Je me retrace tout, toute l’horreur de ces affreux moments. Et bien, Monsieur, aucune des sensations que ces souvenirs faisaient naître en moi il y a encore un mois, aucune ne m’atteint dans ce moment. Je ne pleure pas. Je ne me comprends pas. Il y a quelque chose qui m’arrête, qui me protège contre moi-même. Vous l’avez espéré pour moi, vous me l’avez prédit. Monsieur, quel bien vous m’avez fait ! Je vous en remercie à genoux.

Jeudi 6 juillet
Je renonce à vous raconter ma journée d’hier. Ma porte à été ouverte et mon salon n’a pas désempli depuis 1 heures jusqu’à 7. J’ai vu tout le monde Whigs, Tories, radicaux. Je sais les aimer tous. J’ai le cœur terriblement vaste. Vous allez me mépriser. Mais non Monsieur il ne faut pas faire cela. L’amitié me touche toujours de quelque part qu’elle ne vienne. J’aime tant être aimée ! Ces Anglais sont si sincères si simples dans l’expression de leur amitié. J’ai vu quelques yeux humides.
Oh pour le coup je ne résiste pas à cela. Mais j’étouffais matériellement, moralement, j’en recevais quelques uns dans le jardin, pour reprendre des forces. Enfin cela a fait un véritable levé. Je n’ai eu de tête à tête qu’avec lord Aberdeen, lord John Russell, lord Grey & lady Jersey. Tout le reste était cohue. Un immense dîner diplomatique. On m’avait donné la France pour voisin de droite. Cela m’a fait plaisir. Mais il est bien solennel M. Sebastiani & tout arrive bien lentement.
J’aime ce qui va vite. Si l’on tarde un peu à me répondre, je ne sais plus ce que j’ai demandé et cela m’est arrivé hier deux fois avec votre ambassadeur. Je trouve la diplomatie un peu en décadence. De mon temps, elle était un peu plus fashionable.
Jugez Monsieur qu’on me trouve bonne mine. Je ne comprends pas cela. J’ai été interrompue par une visite de deux heures de Lord Durham. Il a bien de l’esprit et il le sait. Il saisit et embrasse tout très vite. Il a le droit d’aspirer à beaucoup & à très haut. J’ignore si le droit se convertira en fait !
La Reine est tout à fait entre les mains de Lord Melbourne qui me parait user de sa position avec tact & intelligence. Il est plein de respect & de paternité pour elle. Elle a l’esprit ouvert, curieux, elle veut tout faire. Il n’y aura point d’intermédiaire entre elle et ses ministres. Elle travaille avec chacun d’eux. Elle s’informe, elle écoute, elle se fatigue à cela. On dit qu’elle en est maigrie ; sa santé est mauvaise. Elle ira fermer le parlement en personne. Elle fera à cheval la revue de l’armée, elle porte la plaque & le cordon de la jarretière. Elle veut faire tout, et tout de suite. On la contemple avec étonnement et respect. C’est un curieux spectacle à 18 ans !

Vendredi 7
J’eus hier matin encore une longue visite de Sir R. Peel, du duc de Wellington, lord Mulgrave, lord Grey, Pozzo. Je vous cite les têtes à têtes. Je ne veux pas vous ennuyer du reste. Peel est venu sur béquilles. Il a été en danger de perdre une jambe, & ceci était sa première sortie. Le duc est vieilli. Lord Grey est fort, bien avec l’un et l’autre. Il m’a dérangé hier. J’eusse aimé sa visite dans un autre moment. Il me semble qu’il se prépare ici bien de l’embarras. C’est lord Durham qui le créerait, mais je vous expliquerai tout cela une autre fois. Pour le moment lord Melbourne est tout puissant. Je fus dîner hier tête à tête avec lady Jersey. Il faisait encore jour lorsque je me rendis chez elle. J’ai fondu en larmes dans la voiture, mon pauvre cœur se brisait pendant un moment il n’y avait place que pour mes malheurs. Le bavardage de Lady Jersey m’a distrait, je la quittai de bonne heure pour aller voir lady Cowper qui revenait de la campagne, où elle était allé enterrer son mari. Elle se jeta dans mes bras en sanglotant. Il ne me faut pas de pareilles scènes. Aussi ne puis-je pas y tenir plus d’un quart d’heure. Je rentrai à 10 h. pour m’enfermer chez moi. Je me couchai. Mon fils vint me trouver encore, je n’avais pas pu le voir de tout le jour. Nous causâmes beaucoup ensemble de mon plus prochain avenir. Il se complique singulièrement.
J’ai reçu hier une lettre de mon mari qui me fait croire qu’au lieu de Kazan, c’est à Carlsbad qu’il va se rendre seul, pour sa santé ! Il cherchera surement à me donner un rendez-vous. Et ce que je désirais le plus vivement il y a quelques temps je le redoute aujourd’hui comme si cela devait finir ma vie. Monsieur, je me suis créé la plus grande félicité ou le plus grand malheur de mon existence. Je l’ai senti en me livrant au seul sentiment qui peut désormais la remplir. Dieu l’a mis dans mon cœur. Pourrait-il si tôt me livrer au désespoir ? C’était mon paradis à moi, je ne pouvais en avoir d’autre sur la terre. Que j’en ai joui ! Monsieur ma pauvre tête s’en va quand je pense à cet avenir qui peut être si beau ou si horrible. Puis-je vouloir du bonheur à tout prix ? C’est à vous que j’adresse cette question.
Dans ce moment on me remet une lettre & une carte de visite, laissés ici hier au soir par un voyageur. Je n’y étais pas lorsqu’il a passé. Il a promis de revenir ce matin, la matinée me paraîtra longue, éternelle jusqu’à ce que je le voie ! Quelle bonne, quelle douce surprise. Y aura-t-il beaucoup de voyageurs ? Comme je vais regarder celui ci avec tendresse.
Pendant que je vous écrivais ou m’a annoncé cette femme dont je vous ai parlé. Celle qui a vu naître & mourir les enfants, & que je n’avais plus revue depuis le lit de mort de mon Arthur ! Ah Monsieur quelle horrible souvenir ! Il dort en paix cet ange & moi je suis encore sur la terre pour pleurer. Je l’ai vue cette femme Nous avons confondu nos larmes. Le petit chien n’y était pas, il viendra un autre jour, il me fera pleurer aussi. Je n’ai pas tenu au delà de dix minutes. Je reviens à vous, dites-moi quelque douce parole Monsieur, consolez mon pauvre cœur. Adieu, quelle longue lettre !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°3 Mardi 4 Juillet
Princesse

Ni moi non plus, je n’aime pas les souliers étroits. Vous pouvez vous en apercevoir. à dire vrai, et vous me passerez le terme, ce qu’il y aurait de plus agréable, ce serait de marcher pieds nus. Mais comme cela ne se peut, comme il faut avoir des souliers, je les aime mieux étroits que de ne pas marcher du tout. Y pensez-vous de me demander s’il ne vaudrait pas mieux laisser-là notre correspondance ? Madame on ne laisse pas comme on veut ce qu’on n’a pas pris parce qu’on le voulait. J’ai bien mis quelque chose du mien dans ma propre destinée ; et pourtant ce que j’y ai mis est bien peu à côté de ce qui m’est venu d’en haut... oui d’en haut, sans que je le demandasse et quand je n’y songeais pas. J’ai joui très vivement du bonheur. Le bonheur perdu, le vide est resté tet qu’il s’était fait ; je l’ai senti tous les jours sans chercher à le combler. Quand je l’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu. Nous sommes, vis-à-vis de notre cœur malade, comme les Danaïdes vis-à-vis de leur tonneau ; ce que nous y mettons nous-mêmes ne le remplit pas. A une main plus puissante et plus riche il appartient de fermer l’abyme et d’y verser de nouveaux dons. Irons-nous, s’il lui plait de s’étendre avec bonté sur nous, irons-nous retuser son bienfait ou disputer sur le prix ? Non, Madame, non, il faut accepter, et jouir, et payer aussi cher que celui qui donne l’exigera. Vous allez retrouver, vous aurez retrouvé, quand cette lettre vous arrivera, de déchirants souvenirs ; mais tout déchirants qu’ils sont, à coup sûr vous ne voudriez pas les arracher de votre âme, vous ne voudriez pas ne pas avoir possédé les nobles enfants que vous avez perdus.
Un homme qui honorerait, il y a bientôt 200 ans le pays où vous êtes, le Duc d’Ormond, l’ami de Charles 1er disait, à la mort de son fils le comte d’Ossory tué en duel par le Duc de Buckingham. " Jaime mieux, mon fils mort que tout autre fils vivant. " C’est ce que je dis tous les jours du mien, et vous des vôtres; et nous aimons mieux ces maux, ces joies et ces douleurs inséparablement unis et confondus, que toute autre vie qui ne serait pas nous et ceux que nous avons aimés. Et si un beau jour se lève encore sur notre horizon, si une douce musique comme vous dites, vient encore frapper notre oreille, nous l’accueillerons nous en jouirons avec transport, qu’elles que soient les lacunes et les chances que la Providence y voudra attacher. En tout cas je réponds du manteau de Raleigh. C’est à vous, Madame, de me dire si vous croyez à sa puissance. N’ayez du moins à ce sujet que des émotions douces. J’ai le droit de vous le demander. Et puis, ne pensez jamais le moindre mal du 15 juin. Et puis encore écrivez-moi toujours comme vous m’avez écrit d’Abbeville et de Boulogne, dites-moi, taisez-moi tout ce que vous voudrez. Je jouirai des paroles; j’aurai foi au silence. Je vous défie d’inventer dans votre esprit, de trouver dans votre cœur de femme, quelque chose que je ne comprenne pas, si tant est que je ne l’ai pas devancé.
Mercredi 5 Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Je n’en espérais pas. Demain, j’y compterai. Je passe mes matinées d’une façon utile j’espère, mais bien monotone. Tout ce monde qui part, les députés surtout, viennent me dire adieu. Et la même conversation recommence avec chacun. Que le cercle où vivent la plupart des hommes est éteint et pauvre ! J’en suis toujours frappé à la fin d’une session. Ils sont tous épuisés, exténués d’esprit et de cœur. Ils ont évidemment dépensé, et au delà tout ce qu’ils avaient d’idées, de volonté, de force. Ils se traînent, ils baillent ; ils ont hâte d’aller se coucher et dormir. De toutes les conditions de la supériorité et de la puissance, l’activité, l’activité inépuisable est peut-être la première. J’ai beaucoup vécu avec le Maréchal Soult ; nous avons été près de trois ans ministres ensemble ; et pendant ce temps, j’ai vu tomber. l’une après l’autre devant moi toutes les qualités qu’on lui attribue ; il n’a ni esprit de suite, ni jugement sûr, ni vraie finesse d’intelligence, ni capacité efficace, c’est un grossier brouillon, un bizarre mélange du Gascon et du Barbare. Mais il est inventif, actif, infatigablement actif d’esprit, de corps, de volonté ; il projette, il combine, il trame, il pousse, il remue sans relâche. Il est important, il le sera toujours. Je doute qu’il y ait désormais grand chose à tirer de lui, mais son activité encore plus que son nom, lui donne une force avec laquelle tout le monde doit compter. Rien de nouveau d’ailleurs au milieu de ce décampement général. Ce que je sais de plus divertissant à vous mander, c’est la goutte de M. de Salvandy. Il avait l’autre jour un grand dîner, de la bonne compagnie des femmes, M. et Mad. Molé, M. Pasquier, Mad. de Boigne & & La goutte l’a pris : quand on est arrivé pour dîner, il n’avait pu quitter sa chambre ; M. Molé l’a remplacé à table ; et au sortir de table en rentrant dans le salon, tout ce beau monde a trouvé M. de Salvandy étendu sur un canapé, et faisant du soin de son immobilité, les honneurs de sa maison. Les mauvaises langues vont jusqu’à dire qu’il était là, en magnifique robe de chambre, un bonnet grec sur la tête en Sultan malade. Mais je n’en crois rien.
Savez-vous ce que je fais aujourd’hui? Je vais dîner à Chatenay. Cela me plaît-il ? Cela ne me plait-il pas? Je ne sais pas bien. Je vous le dirai après. Mad. de Boigne m’a écrit avant-hier. Enfin j’y vais. Mon départ est encore retardé de trois jours, jusqu’à lundi. L’envoi de 6 ou 7000 volumes à la campagne en est la cause. Adieu, Madame Certainement, j’irai m’asseoir au bord de la mer. Vous voulez que je la regarde. Je crois que je regarderai au delà. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Vous ne m’avez pas laissé. le temps ou bien je n’ai pas su le prendre, de vous dire hier Monsieur combien, j’ai été touchée de votre visite. Je sais que vous allez peu ou point dans le monde Je n’ai pas besoin de vous répéter pourquoi votre société a pour moi plus de prix que toute autre ; mais je voudrais que vous vous en rappelassiez plus souvent. Je suis arrivée à une époque d’anniversaires affreux. Je cherche de la sympathie, je cherche aussi de la distraction. Vous êtes homme, vous êtes fort. Moi, je suis faible, bien faible. Pardonnez-moi d’oser ainsi vous entretenir de moi. Mais il me semble voir que je vous inspire un peu d’intérêt. Venez me le montrer plus souvent. Je sais bien peu me faire comprendre si vous ne vous êtes pas aperçu du plaisir que me donne votre présence.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Votre billet, Monsieur, m’a bien vivement émue. Je redoute & désire un entretien avec vous. Mandez-moi le jour & l’heure, où vous pourrez venir chez moi j’aurai soin de m’y trouver et d’être seule. Disposez de ma matinée. Nos malheurs, Monsieur, me semblent former un lien bien puissant entre nous.
Apprenez-moi à trouver des forces dans mon propre [?] Quelle charité vous me ferez ! Toutes les paroles de votre billet sont entrées, gravées dans ma pensée. Elles m’ont fait du bien. Il y a donc quelqu’un qui conçoit mes douleurs ! Adieu, Monsieur, mille amitiés sincères.

D. Lieven
Lundi 20 février

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
Guizot épistolier
Ce n'est que dans cet instant, monsieur, que j'apprends l'affreux malheur qui vous a frappé. Parmi tous les témoignages de sympathie que vous allez recevoir au milieu d'une si grande infortune, me pardonnez-vous la vanité de croire que mon souvenir sera quelque chose pour vous ? J'ai acheté chèrement le droit d'entrer plus qu'aucun autre dans vos douleurs. Je cherchais des malheureux quand le ciel m'a si cruellement frappée. Si votre cœur en cherche à son tour, arrêtez votre pensée sur moi plus malheureuse cent fois que vous, malheureuse au bout de deux ans comme je l'étais le premier jour, et, à qui Dieu a cependant envoyé la force de supporter ses terribles décrets. Monsieur, vous m'avez bien occupée pendant vos longues angoisses. Aujourd'hui je regrette de n'avoir pas le droit de vous offrir autrement que par écrit l'expression de ma plus vive, ma plus tendre compassion et, permettez-moi d'ajouter, de ma plus sincère amitié.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique

La Princesse de Lieven prie Monsieur le ministre de l’instruction publique d’agréer ses excuses et ses regrets de ce qu’elle n’a pas pu profiter hier de l’invitation qu’il a bien voulu lui adresser. Son deuil l’empêche d’aller dans le monde. Elle a été très sensible au souvenir de M. Guizot et lui offre l’assurance de ses sentiments distingués.

Jeudi 21 janvier 1836
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