Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°20. Jeudi 10 4 heures

Non Dearest vous ne rêvez point. Je l’espère bien. Qui perdrait plus que moi au réveil ? Que vous êtes aimable! Ce n’est point à St Ouen que m’a femme s’occupait de charité. Je n’avais point le Val-Richer alors. Je l’ai acheté l’année dernière. C’est à Paris, d’ans le faubourg St Honoré, où elle s’était chargée des pauvres d’un côté de la rue de la Madeleine et où pendant le choléra elle les soignés si bien que de ses pauvres, il ne mourut qu’une vieille femme de 32 ans. Ici, il y a peu de charités à faire. Les moindres paysans possèdent et cultivent quelques champs qui leur suffisent. Ils sont assez fiers d’ailleurs, et tiennent à ne rien recevoir. L’école; qui n’est pas mauvaise est située dans un village voisin où les enfants se rendent ; en hiver surtout ,car pendant l’été ils sont occupés aux travaux de la campagne. Le cottage dont je vous ai parlé appartient à un habitant de là commune qui l’a prêté au curé jusqu’à ce qu’un presbytère soit construit. C’est de ce presbytère que nous avons besoin, et c’est là que vous m’aiderez puisque vous le voulez. Nous en causerons quand je vous verrai. Car je vous verrai, J’ai mon jour devant moi ; j’y marche.
Si je pouvais presser le temps comme l’aiguille de ma pendule ! Il faut que j’en convienne. Dieu à bien fait de ne pas nous laisser régler l’allure du temps. Comme nous la précipiterions tantôt pour fuir la douleur tantôt pour arriver à la joie ! Employez bien du moins toutes vos journées d’ici au 18. Reposez-vous calmez vous, promenez-vous, fortifiez-vous. Je répète toujours la même chose. Comment faire autrement quand il n’y en a qu’une ?
Vous voulez savoir comment ma journée à moi, est réglée, quelles sont mes habitudes. Les voici. Je me lève entre 7 et 8 heures. Je vais voir ce que font mes ouvriers, car j’en ai encore. Je me promène un moment. J’entre chez ma mère, chez mes enfants. Il sont encore aux bains de mer pour tout ce mois. Remonté dans mon cabinet j’écris mes lettres ; j’attends la poste. Je l’attends toujours même quand elle arrive plutôt que je ne dois l’attendre. La poste venue, je me donne plein loisir, pleine liberté jusqu’au déjeuner; je lis, je relis, je marche, je m’assieds, je rêve, c’est mon moment de plus grande complaisance pour moi-même.
Nous déjeunons à 11 heures. Après le déjeuner, on passe une demi-heure, une heure ensemble dans le salon ou dans le jardin. Vrai jardin de curé encore je ne me suis ruiné cette année que dans la maison, je me ruinerai l’année prochaine au dehors, à faire un jardin. J’ai du gazon, des arbres, de l’eau qui court de l’eau qui dort, du mouvement de terrain, des points de vue. L’espace est petit ; cinq ou six arpents seulement ; mais les près et les bois l’entourent et l’étendent indéfiniment. Je ferai quelque chose de gracieux au milieu d’une solitude assez sauvage.
Vers une heure tout le monde est rentré chez soi. Mes filles viennent dans mon cabinet, lire avec moi de l’anglais, et causer. Je crois à la conversation, surtout quand elle est affectueuse quand un peu d’émotion se lie aux idées, et les fait pénétrer plus avant que dans l’intelligence seule. Ma fille aînée, elle a huit ans, aime passionnément la conversation, & la sienne en est presque déjà une pour moi.
Il y a quelques jours à Trouville, j’étais préoccupé, triste. Je ne sais plus de quoi. Elle était là; elle vint tout à coup se jeter dans mes bras en me disant tout bas et toute rouge; « Mon père, à quel age aurai-je toute la confiance ? Elle appartient à la petite armée des natures d’élite. Mes filles parties, je m’occupe, je lis, j’écris. Je reçois qui vient. Nous dînons à 6 heures.
Après dîner, on se promène on on reste ensemble ou seuls, chacun à son gré. Je protège la liberté des autres pour garder la mienne. Le soir, quand il n’y a point d’étranger on se réunit dans la chambre de ma mère, à qui cela est plus commode. Je fais une lecture, pour l’amusement de mes enfants, un romans de Walter-Scott, un voyage. Ils vont se coucher à 9 heures ; et avant 10 heures, je rentre chez moi; j’ouvre mes fenêtres. Le ciel est souvent beau. Le calme profond : la lune éclaire et endort toute ma vallée. C’est mon heure à moi. Prenez-la, Madame ; mettez-y ce que vous voudrez ; à coup sûr, je l’y mettrai ; je l’y ai déjà mis.

Collection : 1837 (7 - 16 août)
Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°17 Lundi 7 août. Une heure.

Vous ne voulez pas que j’aille vous voir tout de suite. Je ne ferai que ce que vous voudrez. Mais le mécompte est grand. Je voulais partir après demain Mercredi soir, pour être à Paris, jeudi matin. J’ai un dîner obligé à Lisieux le Mercredi 16 août. Si je ne vais pas vous voir cette semaine comme je ne veux pas ne rester à Paris que 24 heures, je ne pourrai y aller que vers la fin de la semaine prochaine. Je partirais le jeudi 17 et je vous verrais le 18. Serez-vous reposée? Je trouverais, je vous assure, des conversations qui vous reposeraient mieux que votre solitude. Onze jours encore avant de savoir, de voir par moi-même comment vous êtes que c’est long ! Je sais que je suis ingrat, que c’est déjà un bien immense de vous avoir à 45 lieues, dans ma France, sans abyme ni tempête entre nous. Mais que voulez-vous?
En fait de bonheur, je n’impose point de limite à mes vœux. J’aime mieux souffrir de la privation qu’abaisser mon ambition. Réglons au moins tout de suite mon voyage. Que je puisse penser au jour précis à l’heure. Je n’ai jamais trouvé que l’attente usât la joie ; bien au contraire; le bonheur prévu mesuré, sondé d’avance à toujours surpassé mon espoir. J’entends le vrai bonheur. On parle d’imagination, d’idéal. Sans doute le train ordinaire de la vie est fort au dessous des rêves de l’âme ; mais le vrai bonheur, quand il apparaît, laisse loin, bien loin en arrière toute imagination humaine et il n’y a point de si bel idéal qui approche de la belle réalité. Que si je tarde à vous voir, au moins je vous trouve effectivement reposée. Ce que vous me dîtes pour me rassurer ne me suffit point.
Je n’ai jamais beaucoup compté sur votre séjour en Angleterre pour votre rétablissement. Je savais bien que tant de monde et de bruit vous fatiguerait. Mais ces déplorables agitations ont encore tout empiré, & vous revenez moins bien que vous n’étiez partie. Que je suis pressé d’y aller voir ! Vous ne savez pas à quel point mon imagination est malade sur la santé de ce que j’aime. C’est là le point, le seul peut-être, sur lequel m’a raison soit absolument sans pouvoir. Mon seul remède, c’est que je le sais.
4 heures J’ai fait hier jour de grande fête, et quête religieuse dans mon village un dîner bien différent de votre dîner chez le Duc de Devonshire. J’ai dîné chez mon curé avec un jeune prêtre des environs, le maire, l’adjoint un petit bourgeois, sa femme, sa fille et deux paysans. Ce dîner là était une grande affaire délibérée pendant huit jours et pour laquelle on était venu processionnellement nous inviter. Mad. de Meulan et moi, après s’être assuré de notre consentement. Nous sommes arrivés à travers. champs dans la cour, je devrais dire dans la basse-cour d’un cottage vieux, délabré où loge le curé en attendant la Construction d’un presbytère. Personne pour nous recevoir; on était encore à Vêpres. Mais en revanche, je ne sais combien de chiens, de cochons, de poules, d’oies, de camards, aboyant, grognant, criant, courant, barbotant dans deux ou trois pièces d’eau pleines de de boue ; là et là des charrettes brisées, des fagots déliés, des briques et des pierres entassées pèle-mêle, tout le bagage d’une forme mal tenue par de pauvres laboureurs. Et tout à l’entour le pays le le plus riant qui se puisse voir ; de vastes près bien frais couverts, de ces bœufs énormes, tranquilles, qui semblent le type de la force au repos ; de beaux arbres, des chênes, des hêtres, des pommiers, des pins, des mélèzes mariant leurs formes et leurs teintes si variées ; l’eau de ces marres stagnantes et sales courant à vingt pas de là, claire, pure rapide. Toutes les grâces de la nature, à côté de toutes les grossièretés de l’homme.
On est enfin revenu de Vêpres ; nous avons dîné. Tout ce monde tendu, mal à l’aise, obséquieux, tour à tour silencieux ou bavard, excepté deux, le Curé, bon prêtre sans embarras dans sa gaucherie, et le Maire ancien soldat, huit ans grenadier à cheval et sous officier dans la garde impériale, maintien grave, œil fixe et doux se taisant sans sauvagerie parlant sans vanité. Au bout d’une heure, à la fin du dîner, après quelques verres de vin de champagne car on en boit là, je suis parvenu à les mettre à l’aise et même un peu en train. Tout naturellement le dez de la conversation est tombé aux mains du vieux soldat ; et depuis la campagne de Russie jusqu’à la bataille de Waterloo, il s’est raconté lui-même sans esprit mais non sans intérêt, tour à tour bonhomme et fanatique, intelligent et crédule, enthousiaste et désabusé, ému et apathique, méprisant la paix, mais jouissant beaucoup du repos, ami de l’ordre respectueux, et disant de moi, pour témoigner l’estime qu’il me porte que les mauvais sujets de toute la France me craignent, comme il est craint, lui de ceux de St Ouen. A huit heures et demie, on nous a reconduits jusqu’au Val-Richer. Je donnerai des matériaux pour la construction du presbytère, et je suis très populaire dans St Ouen, dont je vous raconte les histoires. Je voudrais trouver ce qui peut vous divertir et vous reposer.
10 heures du soir.
Je ferme ma lettre pour la donner à un homme à moi qui va demain de grand matin, à Lisieux. Vous l’aurez ainsi un jour plutôt. Les lettres de Paris m’arrivent ici, le lendemain, de 9h. à midi. Celles qui partent du Val-Richer ne sont à Paris que le surlendemain. J’espère que vous m’aurez écrit d’Abbeville ou de Beauvais. Vous devez être à Paris demain. Adieu Adieu, sans aucun doute cet adieu là va moins loin et pèse moins sur le cœur. Il y a quelque chose de mieux pourtant, d’infiniment mieux.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°10 Dimanche 23 Midi

Je ne suis pas encore sorti de la mauvaise veine. Je n’’ai reçu ce matin qu’un mot du voyageur que vous avez envoyé chercher. Demain enfin, j’espère vous savoir tranquille, et le savoir de vous. J’en ai grand besoin. Et quand j’aurai reçu votre prochaine lettre j’aurai grand besoin de celles qui suivront. Je les attendrai presque avec la même impatience. Car vous êtes souffrante, très souffrante. mon voyageur me le dit. Vous étiez déjà souffrante avant cette déplorable agitation. L’avez-vous toujours été depuis votre arrivée en Angleterre ? Sentez-vous que vous le soyez, au fond, à part tout accident ? Dites-moi exactement ce qui en est. Vous m’aviez promis de me revenir reposée, engraissée.
Ah, que tout est fragile autour de nous ! Nous vivons sur le penchant d’un abyme, toujours près d’y voir tomber ce que nous avons saisi, ce que nous retenons avec le plus d’ardeur. J’ai perdu, tout-à-fait perdu le sentiment de la sécurité ; je n’espère plus qu’avec inquiétude. Je ne jouis plus qu’avec tremblement. On dit que les marins s’accoutument aux tempêtes si bien que le vent le plus violent ne trouble plus leur sommeil ; Mais mon âme au lieu de s’affermir s’est ébranlée par les épreuves, dans le souffle le plus léger, j’entends un affreux orage ; dans le moindre incident, je vois le dernier malheur. Et pourtant mes joies, ces joies si menacées me sont plus chères, plus nécessaires que jamais !
5 heures
J’ai eu des visites toute la matinée, un raout de campagne. Le Dimanche, ma porte est ouverte à tout venant. Je l’ai formellement annoncé pour qu’on me ménageât dans la semaine, et j’espère qu’on me ménagera. un peu en effet. Je vis ici à l’état de bête curieuse, mais de bête curieuse dont on n’approche qu’avec quelque respect. J’ai parcouru aujourd’hui une longue échelle sociale, depuis des laboureurs jusqu’au marquis, moral de Portes, propriétaire du beau château de Fervaques, l’une des terres qu’habitait alternativement Sully, & où l’on conserve encore religieusement la chambre et le lit d’Henri 4.
Je prends, à voir l’homme à tous les étages, un plaisir sérieux et que je rechercherais à dessein, s’il ne me venait pas naturellement. Quand on vit toujours au même niveau dans la même sphère; elle devient comme une prison où l’esprit s’enferme et hors de laquelle il ne sait plus rien voir, ne comprend plus rien. Il faut aller, venir, monter, descendre. Le genre humain est un territoire très varié, très accidenté, comme on dit aujourd’hui. On n’y peut marcher d’un pas ferme, on s’y égare à chaque instant, si on ne l’a pas parcouru en tous sens et vu sous tous les aspects. Par instinct, par goût, je ne suis pas très propre à ces relations, à ces conversations de toute sorte ; mais l’expérience, m’en a démontré la nécessité, et ce que je crois nécessaire me devient bientôt presque naturel. Et puis j’ai pour la créature humaine en général sous quelques traits qu’elle m’apparaisse, un fond de sympathie. Je la considère au premier moment avec curiosité, au second avec un intérêt qui a quelque chose de l’affection. Je me préoccupe de ce qu’elle pense, de ce qu’elle sent de tout son état intellectuel et moral. Je m’inquiète de ses destinées. Il me semble toujours que, si j’essayais, si j’avais le temps, je pourrais quelque chose sur elle, pour elle ; et la communication la plus éphémère m’a quelques fois fait rêver bien des heures à la personne, très insignifiante d’ailleurs, avec qui je l’avais eue.
A la vérité, dans les rapports de ce genre ce n’est jamais à moi que je pense, ni de moi qu’il s’agit. Pour que j’entre moi-même en jeu, pour que je me sente personnellement intéressé dans une relation humaine, il faut qu’elle satisfasse aux conditions les plus élevées, qu’elle réponde à des exigences infinies. Je deviens alors aussi difficile que je suis coulant et complaisant dans le train commun de la vie. Je me prête volontiers aux hommes dans leur intérêt et sans attendre grand chose d’eux. Mais pour me donner, je veux que tous mes désirs, toutes mes ambitions soient comblées, et au delà. Vous voyez, Madame, que moi aussi, je vous parle de moi. Parlez-moi donc toujours de vous et toujours davantage. Vous ne trouverez jamais rien qui me plaise autant.
Lundi midi
Pas de lettre de vous encore ce matin. Je n’ose me plaindre ; mais je vais attendre demain comme je pourrai. Je n’aurai un moment de repos que lorsque je vous saurai calme et moins souffrante.
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