Jeudi [31 décembre 1840].

Mon bon frère,
      Je crois que j’ai très fort manqué à la politesse fraternelle en ne t’écrivant pas depuis que je suis à Paris. J’aurais dû t’écrire ainsi qu’à ma sœur pour vous remercier de la magnifique hospitalité que j’ai reçue là-bas. Mais la coutume du jour de l’an, quoiqu’on dise et qu’on s’en moque, est bonne à quelque chose puisqu’elle oblige les gens à se dire de fort tendres choses qu’ils pensent et que la paresse seulement les empêchait d’écrire. C’est pourquoi je vous souhaite à tous deux une douce et bonne année, — tranquille et joyeuse avec vos amis. Je te prie d’en dire autant à M. Rigaud qui est un aimable homme, et aussi à votre pauvre peintre.
      Je crois que tu serais assez aise de savoir comment j’emploie mes journées à Paris. Depuis que tu m’as renvoyé ici, je n’ai vu ni l’Ecole ni l’avoué, si bien qu’on s’est plaint que j’y allais peu. Mais j’ai remis à l’an 1841 une réforme générale dans ma conduite.
      Il m’a plu cette année d’envoyer de la musique à ma sœur. Présente-la-lui de ma part. En profond musicien que je suis, j’ai choisi l’album dont les vignettes étaient le mieux dessinées.
      Quant à toi, qui es mon frère, je ne te fais point d’étrennes, si ce n’est un sonnet magnifique que je viens de composer et qui pourra te faire rire. Voilà qui s’appelle des étrennes poétiques.

Il est de chastes mots que nous profanons tous :
      Les amoureux d’encens font un abus étrange ;
      Je n’en connais pas un qui n’adore quelque ange
      Dont ceux du Paradis sont, je crois, peu jaloux.
      On ne doit accorder ce nom sublime et doux
      Qu’à de beaux coeurs bien purs, vierges et sans mélange.
      Regardez ! Il lui pend à l’aile quelque fange
      Quand votre ange en riant s’assied sur vos genoux.
      J’eus, quand j’étais enfant, ma naïve folie.
      Certaine fille aussi mauvaise que jolie ;
      Je l’appelais : mon ange. Elle avait cinq galants.
      Pauvres fous ! Nous avons tant soif qu’on nous caresse
      Que je voudrais encor tenir quelque drôlesse
      A qui dire : mon ange, entre deux draps bien blancs.

Voilà qui divertira peut-être ma sœur. Il faut bien embrasser Edmond, et ne pas oublier dans mes compliments M. Ducessois et M. Brun.