"Muter ou périr"
Auteur : Ki-Zerbo, Joseph
Description & Analyse
L’Université des Mutants est une entreprise prophétique. Comme l’hirondelle, annonciatrice et pour ainsi dire créatrice du printemps pour ceux qui ne sont pas dotés des mêmes antennes qu’elle, en vue d’appréhender le temps nouveau.
Les prophètes sont à la fois les fils de leur siècle et les éclaireurs d’un temps qu’ils sentent monter comme la grande et irrépressible marée de l’Histoire.
L’Université des Mutants est une fille du XXe siècle, mais aussi une étoile bergère d’un temps à venir qu’elle contribue à précéder.
Or, la mutation n’est pas une question d’opinion ou de choix. C’est un impératif. Ce n’est pas une variable. C’est une constante.
Pour les pays africains, après vingt ans d’indépendance, que de mutations ! Mais aussi, que de refus de mutations vraies ! C’est d’ailleurs là que gît tout le problème La mutation doit être assumée et pilotée. Elle ne doit pas être le sous-produit de la mutation active des autres. La mutation, en effet, n’est pas un changement quelconque C’est un amendement qualitatif. Comme la puberté, cette éruption des forces jusque là nouées et qui entament leur ascension avec l’élan irresistible des germes vivants, conférant à la jeune fille ou au jeune homme des dons nouveaux, des puissances inédites.
Pourquoi l’Université des Mutants ? Ses fondateurs sont sûrement partis de l’idée que le monde tel qu’il est, postule des hommes nouveaux. Déjà les promoters du marxisme avaient, sur des bases plus scientifiques que les scientistes du XVIIe siècle annoncé l’émergence d’un homme nouveau. Mais, aussi loin que porte le regard aujourd’hui, l’on ne voit que génocides, guerres périphériques expérimentales parfois, toujours inexpiables, exécutions sommaires et massives, exodes sanglants de peuples, tortures raffinées, camps de concentration, sans compte les ethnocides culturels et les Apocalypes de l’esprit. L’ « Ordre » du monde tend à devenir un cordre cannibale. Le monde, réduit grâce aux techniques de communication et de télécommunication, aux dimensions d’une case unique où l’humanité prolifère et s’entasse sur elle-même, continue de se comporter comme au temps des cavernes néanderthaliennes. Or, la force de frappe de l’homme n’est plus celle qui débitait les galets préhistoriques. Elle est à même d ‘annihiler jusqu’aux traces de la culture, et aux racines les plus secrètes de la vie sur toute la planète. L’Homme, par le truchement des grandes puissances peut procéder au suicide collectif intégral de l’espèce. Il peut aussi, grâce à la science biologique, multiplier, stériliser ou distordre la vie jusqu’à produite des surhommes ou des monstres.
L’héritier d’Adam est de plus en plus pris entre l’enclume du fscisme et le matereau d’un libéralisme capitaliste pervers qui secrète le mal épidémique puis endémique de la drogue, les errances d’un sexe ivre proclamé libre, ou les effractions du terrorisme.
Le Nord de la planète, comme un monstre froid domine ou exploite la moitié Sud de la Terre, qu’on dorlote par ailleurs d’un discours mystifiant émaillé des fleurs funèbres d’une rhétorique philantropique.
Nous voilà, comme au premier matin du monde dans le jardin d’Éden, au pied de l’arbre de la Science du Bien et du Mal. Mais en l’occurrence, le Mal ce serait le mal suprême, c’est-à-dire l’anéantissement.
D’où l’impératif de trouver en nous-mêmes un nouvel équilibre vital, c’est-à-dire une nouvelle intégration positive des forces que l’homme a déchaînées.
C’est pourquoi, l’Université des Mutants doit s’armer au départ d’un regard pan-humain, d’une sympathie sans rivages, d’une stratégie œcuménique où chaque continent apparaître à son tour au centre focal d’une nouvelle cosmologie au service de l’homme. Dans ce contexte, l’Afrique au lieu d’être un terrain vague, un continent-minerai, abandonné à l’érosion culturelle des techniques importées, devrait être protégée et revigorée « comme cœur de réserve ».
Infériorisées parce qu’écrasées sous le poids des contradictions internes et externes, l’Afrique et l’Asie portent pourtant des humanités potentiellement libres, dès lors qu’elles n’ont pas encore interprété les techniques contemporaines en les intégrant dans un système original de forces, d’intérêts et de valeurs.
Cette problématique devrait partir des postulats suivants :
1) Faire du peuple réduit au rôle de consommateur passif alors qu’il est la base même de toute production, l’idéologue collectif.
2) Il faut aussi mener une croisade iconoclaste contre le veau d’or du productivisme quantitatif et de la consommation béate et béante érigés en valeurs absolues. C’est là que l’homme entre dans l’univers de l’aliénation, qui n’est pas sa vraie patrie. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas question de limiter au seul territoire de la science telle qu’elle s’est développée en Occident depuis le XVIe siècle, l’empire immense de la connaissance humaine.
3) C’est pourquoi le troisième postulat de la mutation de renaissance sera la réappropriation globale des valeurs singulières que les peuples du monde ont cultivées en privilégiant certaines au point de mépriser les autres ; alors que toute valeur est elle que par son association avec les autres ; car elles se servent mutuellement d’antidotes.
L’Université des Mutants, sise dans une île sereine, accrochée comme un canot de sauvetage au flanc du vaisseau Afrique, est propice à l’illumination de la conscience. Mais elle ne doit pas être un îlot intellectuel contemplatif réservé à une poignée de privilégiés. À quoi servirait un prophète monologuant dans le désert, ou même, dans une oasis ? Sans compter qu’avec l’accélération de l’histoire, les prophètes d’aujourd’hui ne disposent plus de mille ans pour annoncer l’événement.
Les Mutants de Gorée ne seront donc pas comme les moines d’une lointaine Thébaïde portant témoignge uniquement par leur retraite même. Ils doivent être plutôt comme une lampe dans la nuit, ou mieux, comme ce Prométhée qui, dans le myhe africain aussi, n’atteint le séjour de Dieu que pour en redescendre porteur du feu civilisateur.
Ou encore comme ces Nègres qui, il y a quelques siècles, partaient de Gorée (contraints et forcés il est vrai) pour inséminer les Amériques de quelques graines historiques qui ne cessent de renaître pour la joie du Monde. Gorée redevient pépinière.
L’Université des Mutants, sur l’île ouverte de Gorée, peut être un poste émetteur d’idées-forces vitales qui permettront à l’Homme-Atlas de porter le poids grandissant de la planète. Et d’abord, d’assumer son propre poids en tant que microcosme responsable du macrocosme universel.
Muter ou périr.
Muter ensemble, ou périr ensemble.
Présentation
Information générales
Texte-discours prononcé à l’Université des Mutants et publié dans le Guide de l’Université des Mutants, Dakar, NIS, 1979, pp. 4-5.
Citer cette page
Ki-Zerbo, Joseph, "Muter ou périr" 1979.
Groupe international de recherche Léopold Sédar Senghor ; EMAN, Thalim (CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle).
Site Archives Léopold Sédar Senghor
Consulté le 09/07/2025 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/Senghor/items/show/25