Notre édition répartit le dossier génétique de Robinson sur huit collections. Chacune est fondée sur l’unité d’un lieu génétique, qui peut être un support unique (le cahier « Robinson ») ou un type de support, parfois incontestablement homogène (les séries de dactylographies avec ajouts manuscrits, les dactylographies tirées des Cahiers, les notes des Cahiers ayant trait à Robinson), parfois plus large et relativement lâche (les feuilles volantes).
Le dossier génétique de Robinson présente une allure éclatée, ce qui n’a, en soi, rien d’exceptionnel : pour un grand nombre d’œuvres ou de projets, chez Valéry comme chez d’autres auteurs, la gestation se trouve disséminée sur plusieurs lieux, parfois hétéroclites, entre lesquels se tissent des interactions complexes. De fait, il présente à la fois nombre de traits représentatifs de certaines habitudes de travail propres à Valéry et certaines caractéristiques originales.
L’ouverture d’un cahier consacré à un projet spécifique – ici le cahier « Robinson » – n’est pas exceptionnelle (elle a lieu pour d’autres contes proches de notre dossier tels La Toupie ou Boris), même si elle est loin d’être systématique (pas de cahier pour nombre d’œuvres majeures, telle La Jeune Parque ou Eupalinos). Dès que l’œuvre acquiert une certaine consistance, l’écriture à l’intérieur du cahier entretient toujours un dialogue avec d’autres lieux d’écriture, comme c’est le cas ici, notamment avec des feuilles volantes et avec les notes inscrites dans les Cahiers « du matin », ces pages que Valéry a remplies de 1894 jusqu’à la veille de sa mort.
A l’intérieur des feuilles volantes, on peut distinguer des ensembles, dont deux forment un corpus aux contours très nets. D’une part, une collection de dactylographies, offre une série d’états successifs, écrits avec la même machine à écrire et sur un même type de papier, dans une période vraisemblablement très ramassée. D’autre part, une série de dactylographies – effectuées par Valéry ou par des secrétaires – se présente comme des recopies de notes des Cahiers du matin. Seules huit notes dactylographiées – dont on peut supposer qu’elles furent insérées par Valéry lui-même dans sa chemise de travail pour Robinson – se retrouvent dans le dossier, alors que le nombre de notes des Cahiers faisant explicitement allusion à Robinson s’approche de la quarantaine. Une dernière collection rassemble les feuilles volantes qui n’entrent dans aucune des deux catégories précédentes. Seuls cinq documents sont concernés, correspondant à différents cas de figure. A l’intérieur de cette collection, le f. 43 est à considérer à part et avec une attention toute particulière : tout semble le désigner comme le moment premier de la gestation du conte à proprement parler. Un deuxième sous-ensemble comprend trois petites feuilles à bord dentelé, arrachées de différents blocs-notes, où sont griffonnés quelques éléments seulement. Enfin, une dactylographie sur une demi-page complète cette collection : elle n’est pas une recopie des Cahiers et elle est, en même temps, entièrement étrangère aux séries de dactylographies de la collection 2.
Les Cahiers accompagnent la gestation de très nombreux projets ou œuvres de Valéry, entretenant avec d’autres lieux génétiques – feuillets ou bien cahiers spécifiquement destinés à tel projet notamment – un dialogue dont la teneur et le tempo varie considérablement d’un cas à l’autre. En ce qui concerne Robinson, la première allusion au personnage figure dans un cahier de 1907, la dernière dans un cahier de 1943. Entre les deux, on compte un nombre assez important d’allusions à Robinson, dont très peu cependant présentent un lien immédiat avec le conte : le personnage-thème qu’est Robinson dans les Cahiers déborde très clairement le récit qui se travaille dans les séries de dactylographies et le cahier « Robinson » ; il déborde même, plus largement, toute forme ou intention narrative. Il n’en est pas moins évident que les allusions à Robinson dans les Cahiers doivent figurer dans le dossier génétique, quitte à se interroger le statut singulier de ces notes dans la structuration de l’œuvre et le rapport oblique qu’elles entretiennent avec les autres éléments génétiques,.
Un cahier portant sur la couverture le titre « Agar Rachel Sophie » (un cahier ne s’inscrivant donc nullement dans la série des Cahiers « du matin ») est un lieu génétique essentiel dans la gestation des Histoires brisées, même si les allusions à Robinson qu’on y trouve sont à la fois très brèves et en très petit nombre. On peut supposer que le projet de consacrer un conte à Robinson s’est manifesté ici pour la première fois, parmi les autres projets narratifs plus ou moins consistants qui sont notés dans ce cahier ; ce projet d’un Robinson se serait trouvé, aussitôt après, déplacé vers d’autres lieux spécifiques, notamment vers les séries de dactylographies, puis vers le cahier « Robinson ».
Les deux dernières collections se situent davantage dans les marges qu’à l’intérieur de l’avant-texte. Robinson, tel qu’il figure dans l’édition originale des Histoires brisées, recueille une publication posthume échappant à tout contrôle auctorial. Il s’agit, à vrai dire, d’un texte forgé par l’éditeur à partir de certains éléments de l’avant-texte. En dépit de son caractère, dans une importante mesure, factice, ce texte appartient à l’histoire de la réception de l’œuvre valéryenne. Il se devait de figurer dans notre édition génétique.
La collection « Echos de Robinson dans l’œuvre et la correspondance » prétend rassembler tous les documents susceptibles d’éclairer la genèse du projet, notamment dans la correspondance. Il recense également les passages où le personnage emprunté à Defoe laisse une empreinte plus ou moins immédiate dans d’autres œuvres de l’écrivain. Elle relève, par là, de l’intertexte autant que de l’avant-texte.
La manière dont s’ordonnent chronologiquement les différents documents de nos collections est loin d’être simple. Un diagramme génétique essaye d’en rendre compte de manière aussi exhaustive et claire que possible.