Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Princesse

Le guignon poursuit décidément notre promenade au Jardin du Roi. La discussion du budget de l’instruction publique, que j’attendais hier ne viendra que demain. Je ne puis me dispenser d’y être.
Il y a là un passé qui me regarde encore. Voulez-vous permettre et la princesse de Schomberg aussi, que nous remettions notre course à samedi ? Ce jour-là, jour des pétitions, je suis à peu près sûr d’être libre. Je suis désolé de ce nouveau dérangement. Mais il n’y a pas moyen. Vous avez vécu au milieu des servitudes du gouvernement représentatif. J’aurai l’honneur d’aller vous offrir, avant samedi, mes excuses et mes tendres respects.
Guizot
Mardi 6 Je m’aperçois que très étourdiment encore je vous propose samedi qui est le jour de la fête de Versailles. Mille et mille pardons. J’irai vous demander de fixer un autre jour. Décidément cette promenade devient une entreprise dont il faudra venir à bout, à force d’adresse, & d’énergie.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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2. Boulogne midi dimanche 2 juillet 1837

Vous voyez comme je cours Monsieur. C’est superbe, et puis c’est insupportable car j’arrive et le bateau à vapeur est parti il y a deux heures. Il faut patienter jusqu’à demain 9 heures ! Soyez assez bon pour un faire passer le temps. Causons un peu et nous pouvons le faire bien commodément. Mon appartement est bien tranquille, pas le moindre bruit. Cela me fait une nouveauté après la bruyante rue de Rivoli. J’ai la vue de la mer de cette mer que j’aime tant & que vous connaissez si peu, & que je vous prie d’aller regarder pour me faire plaisir en descendant de voiture tout à l’heure j’ai senti une main saisir la mienne. Cela m’a donné une palpitation involontaire. C’était celle de lord Pembroke. Il ne valait pas la peine de m’agiter. Comme vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas les bêtises que je vous dis là.
J’avais reçu en partant de Paris une lettre de mon mari. Je l’avais oubliée. Je l’ai ouverte aujourd’hui. Il m’écrit du 15 juin. Je me sens bien triste aujourd’hui. Je ne l’ai jamais été autant. Monsieur ces paroles dites ce jour là m’ont bien frappées.
4 h. Je viens de dîner, & j’ai reçu quelques visites. J’ai fait parler lord Pembroke, il a quitté Londres hier les Torys sont découragés, toutes les faveurs de la reine sont pour les Whigs. Lord Melbourne passe tous les jours deux heures de la matinée avec elle. Toutes ses idées sont accueillies. On ne dit rien de l’esprit et des opinions de la reine. On dit seulement qu’elle sait haïr, mais c’est bien quelque chose à 18 ans ! Elle veut à toute force chasser l’amant de sa mère. Elle le fait magnifiquement. Elle donne au chevalier Conroy trois mille lires sterling de pension pour qu’il s’en aille. Lord Pembroke s’est avisé de me parler aussi de french politics, il me dit : " Nous autres Torys nous n’avons qu’un vœu, c’est de voir M. Guizot aux affaires."
Mais monsieur ce n’est pas de politique que je veux vous parler, Je cherche... C’est de musique. Vous savez comme Je l’aime cette musique ! Comme elle m’enivre, comme elle me plait. Et bien, je l’entends, je la sens. Je n’ai pas lu aujourd’hui. j’avais trop lu hier, j’en ai mal aux yeux mais j’ai pensé à ce que j’avais lu j’ai trouvé des paroles qui m’ont été répétées. " Le paradis sur la terre." Il venait donc d’elle ? Et c’est avec elle qu’il était trouvé !
8 h. Je vous demande pardon Monsieur de vous parler à tort et à travers de tout ce qui me vient dans la tête. Quel début de correspondance et cependant, vous voyez bien que je ne vous dis rien, rien de ce que je voudrais dire. Je n’aime pas la contrainte. Je n’aime pas les souliers étroits ; un ruban qui me serre, & bien je n’aime pas plus les lettres que je vous écris, comment n’ai-je pas pensé à cela en m’engageant dans cette correspondance ? Dites Monsieur ne vaudrait-il pas mieux la laisser-là ? Hier & aujourd’hui ont été bien mal. C’est à dire bien maladroite. cela va vous fâcher, & je me sens toute humiliée d’avance de cette fâcherie.
Adieu Monsieur, adieu. C’est mon dernier mot de cette terre de France dans quelques heures je trouverai des émotions terribles. Ces pensées me font frémir. Le manteau de Raleigh (je crois que c’est le nom/ sera-t-il assez puissant ? Ah Monsieur j’ai le cœur brisé. Pensez à moi, prenez pitié de moi, je suis bien malheureuse. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°3 Mardi 4 Juillet
Princesse

Ni moi non plus, je n’aime pas les souliers étroits. Vous pouvez vous en apercevoir. à dire vrai, et vous me passerez le terme, ce qu’il y aurait de plus agréable, ce serait de marcher pieds nus. Mais comme cela ne se peut, comme il faut avoir des souliers, je les aime mieux étroits que de ne pas marcher du tout. Y pensez-vous de me demander s’il ne vaudrait pas mieux laisser-là notre correspondance ? Madame on ne laisse pas comme on veut ce qu’on n’a pas pris parce qu’on le voulait. J’ai bien mis quelque chose du mien dans ma propre destinée ; et pourtant ce que j’y ai mis est bien peu à côté de ce qui m’est venu d’en haut... oui d’en haut, sans que je le demandasse et quand je n’y songeais pas. J’ai joui très vivement du bonheur. Le bonheur perdu, le vide est resté tet qu’il s’était fait ; je l’ai senti tous les jours sans chercher à le combler. Quand je l’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu. Nous sommes, vis-à-vis de notre cœur malade, comme les Danaïdes vis-à-vis de leur tonneau ; ce que nous y mettons nous-mêmes ne le remplit pas. A une main plus puissante et plus riche il appartient de fermer l’abyme et d’y verser de nouveaux dons. Irons-nous, s’il lui plait de s’étendre avec bonté sur nous, irons-nous retuser son bienfait ou disputer sur le prix ? Non, Madame, non, il faut accepter, et jouir, et payer aussi cher que celui qui donne l’exigera. Vous allez retrouver, vous aurez retrouvé, quand cette lettre vous arrivera, de déchirants souvenirs ; mais tout déchirants qu’ils sont, à coup sûr vous ne voudriez pas les arracher de votre âme, vous ne voudriez pas ne pas avoir possédé les nobles enfants que vous avez perdus.
Un homme qui honorerait, il y a bientôt 200 ans le pays où vous êtes, le Duc d’Ormond, l’ami de Charles 1er disait, à la mort de son fils le comte d’Ossory tué en duel par le Duc de Buckingham. " Jaime mieux, mon fils mort que tout autre fils vivant. " C’est ce que je dis tous les jours du mien, et vous des vôtres; et nous aimons mieux ces maux, ces joies et ces douleurs inséparablement unis et confondus, que toute autre vie qui ne serait pas nous et ceux que nous avons aimés. Et si un beau jour se lève encore sur notre horizon, si une douce musique comme vous dites, vient encore frapper notre oreille, nous l’accueillerons nous en jouirons avec transport, qu’elles que soient les lacunes et les chances que la Providence y voudra attacher. En tout cas je réponds du manteau de Raleigh. C’est à vous, Madame, de me dire si vous croyez à sa puissance. N’ayez du moins à ce sujet que des émotions douces. J’ai le droit de vous le demander. Et puis, ne pensez jamais le moindre mal du 15 juin. Et puis encore écrivez-moi toujours comme vous m’avez écrit d’Abbeville et de Boulogne, dites-moi, taisez-moi tout ce que vous voudrez. Je jouirai des paroles; j’aurai foi au silence. Je vous défie d’inventer dans votre esprit, de trouver dans votre cœur de femme, quelque chose que je ne comprenne pas, si tant est que je ne l’ai pas devancé.
Mercredi 5 Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Je n’en espérais pas. Demain, j’y compterai. Je passe mes matinées d’une façon utile j’espère, mais bien monotone. Tout ce monde qui part, les députés surtout, viennent me dire adieu. Et la même conversation recommence avec chacun. Que le cercle où vivent la plupart des hommes est éteint et pauvre ! J’en suis toujours frappé à la fin d’une session. Ils sont tous épuisés, exténués d’esprit et de cœur. Ils ont évidemment dépensé, et au delà tout ce qu’ils avaient d’idées, de volonté, de force. Ils se traînent, ils baillent ; ils ont hâte d’aller se coucher et dormir. De toutes les conditions de la supériorité et de la puissance, l’activité, l’activité inépuisable est peut-être la première. J’ai beaucoup vécu avec le Maréchal Soult ; nous avons été près de trois ans ministres ensemble ; et pendant ce temps, j’ai vu tomber. l’une après l’autre devant moi toutes les qualités qu’on lui attribue ; il n’a ni esprit de suite, ni jugement sûr, ni vraie finesse d’intelligence, ni capacité efficace, c’est un grossier brouillon, un bizarre mélange du Gascon et du Barbare. Mais il est inventif, actif, infatigablement actif d’esprit, de corps, de volonté ; il projette, il combine, il trame, il pousse, il remue sans relâche. Il est important, il le sera toujours. Je doute qu’il y ait désormais grand chose à tirer de lui, mais son activité encore plus que son nom, lui donne une force avec laquelle tout le monde doit compter. Rien de nouveau d’ailleurs au milieu de ce décampement général. Ce que je sais de plus divertissant à vous mander, c’est la goutte de M. de Salvandy. Il avait l’autre jour un grand dîner, de la bonne compagnie des femmes, M. et Mad. Molé, M. Pasquier, Mad. de Boigne & & La goutte l’a pris : quand on est arrivé pour dîner, il n’avait pu quitter sa chambre ; M. Molé l’a remplacé à table ; et au sortir de table en rentrant dans le salon, tout ce beau monde a trouvé M. de Salvandy étendu sur un canapé, et faisant du soin de son immobilité, les honneurs de sa maison. Les mauvaises langues vont jusqu’à dire qu’il était là, en magnifique robe de chambre, un bonnet grec sur la tête en Sultan malade. Mais je n’en crois rien.
Savez-vous ce que je fais aujourd’hui? Je vais dîner à Chatenay. Cela me plaît-il ? Cela ne me plait-il pas? Je ne sais pas bien. Je vous le dirai après. Mad. de Boigne m’a écrit avant-hier. Enfin j’y vais. Mon départ est encore retardé de trois jours, jusqu’à lundi. L’envoi de 6 ou 7000 volumes à la campagne en est la cause. Adieu, Madame Certainement, j’irai m’asseoir au bord de la mer. Vous voulez que je la regarde. Je crois que je regarderai au delà. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°4 Vendredi 7. 11 heures du matin.

Vous voilà à Londres. Et vous avez été, en y arrivant bien émue, mais pas bouleversée pas malade. J’en tremblais. Et il est si triste de trembler de loin ! Je sais ce que c’est de trembler de près, de voir souffrir à côté de soi, d’assister minute par minute aux douleurs du corps et de l’âme. C’est affreux. Et pourtant il reste toujours au fond du cœur je ne sais qu’elle foi dans la puissance de l’affection qui vous persuade que, même sans y rien faire, vous soulagez, en les ressentant, en les voyant, les souffrances d’un être chéri. Et il y a du vrai dans cette foi, car enfin, un mot, un regard. une chaise rapprochée, une main pressée, C’est quelque chose, c’est beaucoup. Mais de loin, les plus douces paroles, les regards, les plus tendres, les plus ardents élans du cœur se perdent dans ce espace immense, vide, froid, qui vous sépare. J’ai toujours trouvé qu’on prenait trop aisément son parti de la séparation, qu’on n’en prévoyait jamais tout le mal. Quand on le prévoyait, quand on le sent tout entier, on a bien plus de mérite qu’on ne croit à y consentir, car on fait bien plus de sacrifices qu’il ne paraît. Le pauvre Brutus se trompait beaucoup s’il est vrai qu’il ait dit en mourant : " Ô vertu, tu n’es qu’un vain nom ! " Il faut que la vertu soit au contraire quelque chose de bien réel, car elle impose, et on accepte, pour lui obéir, de bien lourds fardeaux.
J’aime John Bull de vous avoir si bien reçue. Mais une autre fois, ne prenez personne pour votre fils. Comme à vous, les cottages de votre route me paraissent charmants, et j’y vois tout ce que vous avez pu y voir. Cependant. croyez-moi quelque heureuse que vous y fussiez, votre pensée votre caractère, toute votre âme se trouveraient bien à l’étroit dans un cottage. Il faut que le chêne s’étende, que le palmier s’élance, que la rose s’épanouisse. Nul n’est bien que dans un habit à sa taille ; et notre taille, Madame ce n’est ni vous, ni moi qui la réglons ; nous n’y pouvons pas plus retrancher qu’ajouter une coudée. Acceptons donc, quelque lourd qu’il puisse être quelques fois. l’habit qui nous va. Mais sous tous les habits, dans toutes les situations, les sentiments simples naturels, les sentiments primitifs et puissants qui sont le fond de l’âme humaine doivent trouver leur place et garder leur empire. Je ne sais ce qui a pu arriver à d’autres ; pour moi, je n’ai jamais éprouvé que les grands désirs, les grands travaux de la vie publique étouffassent, altérassent le moins du monde en moi, le besoin d’affection bien reçue, passionnée de sympathie intime, les joies du cœur et de la famille, tout ce qui remplit et anime la vie privée des hommes. Plus au contraire mon esprit s’est élevé et ma destinée s’est étendue, plus ces sentiments se sont développés en moi: plus ils me sont devenus chers ; plus même ils ont gagné, je crois en énergie, en fécondité en délicatesse! Il me semble qu’ils ont toujours participé au progrès général de mon être, et qu’en montant un échelon de plus, je n’ai jamais laissé en arrière aucune partie de moi-même. Il est vrai aussi que je suis devenu de plus en plus difficile pour la satisfaction intérieure de ces sentiments si doux de plus en plus exigeant quant aux mérites, aux perfections de leur objet. En ceci comme ailleurs, mon ambition a toujours été croissante, et je n’ai jamais accepté ni mécompte ni décadence. Mais en ceci surtout, ma plus haute ambition est satisfaite, car il a plu à Dieu de placer sur ma route des créatures dont la rencontre est de sa part, un bienfait infiniment supérieur à tous ses autres dons.
Samedi 8. Je n’ai pas eu de lettre hier. Vous l’avez peut-être adressée au Val Richer, m’y supposant déjà. Elle m’y attendra ; mais en attendant elle me manque beaucoup. J’espère que les miennes vous arrivent exactement Je ne sais que vous dire de ma course à Châtenay. J’ai été là dans l’état intérieur le plus mêlé, le plus combattu, tantôt charmé d’y être tantôt m’y trouvant plus seul que partout ailleurs. "Cette fois vous venez pour moi.» m’a dit Mad. de Boigne. Elle m’a parlé de vous, très bien, selon le monde. Le monde vous trouve très aimable Madame mais il vous craint un peu. Il lui semble que vous le regardez d’en haut, vous mettant plus à l’aise avec lui que vous ne lui permettez de l’être avec vous. Il soupçonne qu’au fond vous êtes un peu autre que vous ne lui paraissez. N’y ayez point de regret. La familiarité du monde n’est pas bonne ; il faut toujours se montrer à lui un peu dans le lointain et lui rester un peu inconnu.
Les bruits de dissolution prennent ici depuis deux jours, assez de consistance. Je suis allé avant. hier soir à Neuilly prendre congé du Roi et de la Reine. Le Roi, n’y était pas. Je n’ai donc point eu de conversation sur laquelle je puisse former quelque conjecture. En tout cas, les élections n’auraient probablement lieu qu’au mois d’Octobre. L’indisposition de M. le Duc d’Orléans n’était rien du tout, un pur accès de fièvre éphémère. Il passe demain une revue de la garnison de Paris. Les propos qui couraient sur son désir de commander lui-même, l’expédition de Constantine étant tout à fait tombée. Adieu., Madame. Je vais recommencer à trier dans ma bibliothèque les livres que je veux envoyer à la campagne. C’est un travail presque mécanique qui me convient à merveille. Mon âme pendant ce temps pense à qui elle veut. va où il lui plaît. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°6. (J’ai oublié de numéroter le billet que je vous ai écrit de Paris Dimanche 9 juillet. C’était le n°5.)
Du Val-Richer, Jeudi 13.

Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?

Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !

Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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7. Dimanche 16, Midi

Il faut pourtant que je vous parle un peu d’autre chose. L’Angleterre me préoccupe beaucoup. Je prends à ce qui la touche, un vif intérêt, bien plus vif depuis un mois. C’est un noble peuple moral de cœur et grand dans l’action. Il a su jusqu’ici respecter sans se courber, et s’élever sans rien abaisser. Qu’il ne change pas de caractère. Il en changera, s’il tombe sous l’empire des idées radicales. Je ne sais pas bien quelles réformes exige en Angleterre l’état nouveau de la société. Je crois qu’il en est d’indispensable, et qu’il y aurait folie à les contester obstinément. Je m’inquiète peu d’ailleurs des réformes, quelque difficiles qu’elles soient. C’est le métier des gouvernements de faire des choses difficiles et de s’adapter à la société ! Ce dont je m’inquiète c’est des idées et des passions au nom desquelles les réformes se feront. Si ce sont les idées radicales, les passions radicales, qu’on ne parle plus de réforme; c’est de révolution, c’est de destruction qu’il s’agit. Les idées radicales, les passions radicales c’est la souveraineté brutale du nombre, la haine jalouse des supériorités, la soif grossière des jouissances matérielles, l’orgueil aveugle des petits esprits ; c’est la collection de toutes les révoltes, de toutes les ambitions basses contenues en germe dans toute âme humaine et que l’organisation sociale a précisément pour objet d’y comprimer, d’y refouler incessamment. Ambitions, révoltes dont jamais un gouvernement, quelques réformes qu’il fasse ne doit arborer le drapeau, emprunter le langage, accepter l’impulsion ; car ce jour là, il n’est plus gouvernement ; il abdique sa situation légitime, nécessaire ; il parle d’en bas il est dans la foule, il marche à la queue. Et toutes les idées, tous les sentiments naturels, instinctifs, sur lesquels reposent la force morale du pouvoir et le maintien de la société, s’altèrent, se perdent ; et, spectateurs ou acteurs, les esprits se pervertissent, les imaginations s’égarent, les désirs désordonnés s’éveillent ; et un jour arrive où l’anarchie éclate comme la peste, où non seulement la société mais l’homme lui-même tombe en proie à une effroyable dissolution. Les Whigs, à coup sûr, ne veulent rien de tout cela et très probablement beaucoup de radicaux eux-mêmes n’y pensent point.
Mais tout cela fond des idées et des passions radicales ; tout cela montera peu à peu du fond à la surface, et se fera jour infailliblement si les idées et les passions radicales deviennent de plus en plus le drapeau et l’appui du pouvoir. Les Whigs, en s’en servant, les méprisent ; les Whigs sont éclairés, modérés, raisonnables. Je le crois, j’en suis sûr. Et pourtant quand j’écoute attentivement leur langage, quand j’essaye d’aller découvrir au fond de leur pensée leur credo politique, je les trouve plus radicaux qu’ils ne s’imaginent, je trouve qu’ils prêtent foi, sans s’en bien rendre compte, aux théories radicales, qu’ils n’en mesurent pas du moins avec clarté et certitude, l’erreur et le danger. Leur modération semble tenir à leur situation supérieure, à leur expérience des affaires, plutôt qu’au fond même de leurs idées. Ils ne font pas tout ce que veulent les radicaux ; mais, même quand ils les refusent, ils ont souvent l’air de penser comme eux. Et c’est là ce qui m’inquiète, c’est sur cela que je voudrais les voir inquiets et vigilants eux-mêmes. Car il y a beaucoup de Whigs, et beaucoup de choses dans le parti Whig, que j’honore, que j’aime, que je crois très utiles, nécessaires même à l’Angleterre dans le crise où elle est entrée. J’ai un désir ardent qu’elle sorte bien de cette crise qu’elle en sorte sans bouleversement social, que son noble gouvernement, mis à cette rude épreuve s’y montre capable de se conserver en se modifiant, et de défendre la société moderne contre les malades qui la travaillent en réformant lui-même ses propres abus. Ce serait là, Madame, une belle œuvre, une œuvre de grand et salutaire exemple pour tous les peuples. Mais elle est difficile, très difficile ; et elle ne s’accomplira qu’autant que le venin des idées et des passions radicales, qui s’efforce de pénétrer dans le gouvernement en sera au contraire bien connu et bien combattu. Que Whigs et Tories se disputent ensuite le pouvoir, ou (ce qui serait plus sage) se rapprochent pour l’exercer ensemble, tout sera bon, pourvu que les vieilles dissidences, les vieilles rivalités, les aigreurs & les prétentions purement personnelles se laissent devant le danger commun.
Vous voyez Madame, que moi aussi j’ai mes utopies. Si vous étiez ici je vous les dirais. Vous êtes loin; je vous les écris. Quelle différence ! vos lettres sont charmantes ; mais votre conversation c’est vos lettres plus vous.
Lundi 17. Dix heures du matin.
Je continue, Madame, seulement je reviens d’Angleterre en France. Vous m’avez quelques fois paru étonnée de l’ardeur des animosités politiques dont je suis l’objet. Laissez-moi vous expliquer comme je me l’explique à moi-même, sans détour et sans modestie. Je n’ai jamais été, avec mes adversaires violent, ni dur. A aucun je n’ai fait le moindre mal personnel. Avec aucun je n’ai eu aucune de ces querelles d’homme à homme qui rendent toute bonne relation impossible. Mais le parti révolutionnaire radical, qui s’appelle le parti libéral, avait toujours été traité, par ceux-là même qui le combattaient avec un secret respect. On le taxait, d’exagération, de précipitation ; on lui reprochait d’aller trop, loin trop vite. On ne lui contestait pas la vérité de ses Principes, la beauté de ses sentiments et l’excellence de leurs résultats quand le genre humain serait assez avancé pour les recevoir. Les partisans absolus de l’ancien régime étaient seuls, quant au fond des choses, ses antagonistes déclarés, et ceux-là, il ne s’en souciait guère. Le premier peut-être avec un peu de bruit du moins, j’ai attaqué le parti de front ; j’ai soutenu que presque toutes ses idées étaient fausses, ses passions mauvaises, qu’il manquait de lumières politiques, qu’il était aussi incapable de fonder les libertés publiques que de manier le pouvoir; qu’il n’avait été et ne pouvait être qu’un artisan passager de démolition, que l’avenir ne lui appartenait point ; qu’il était déjà vieux, usé ne savait plus que nuire, et n’avait plus qu’à céder la place à des maîtres plus légitimes de la pensée et de la société humaine. C’était là bien plus que combattre le parti ; c’était le décrier. Je lui contestais bien plus que le pouvoir actuel ; je lui contestais tout droit au pouvoir. Je ne lui demandais pas d’ajourner son empire ; j’entreprenais de le détrôner à toujours.
La question entre le parti et moi, n’a peut-être jamais été posée aussi nettement que je le fais là. Mais il a très bien démêlé la portée de l’attaque. Il s’est senti blessé dans son amour propre menacé dans son avenir; et il m’en a voulu infiniment plus qu’à tous ceux qui demeuraient courbés sous son joug en désertant sa cause et le flattaient en le trahissant. Je ne parle pas des accidents que j’ai essuyés dans cette lutte, ni des rivalités où je me suis trouvé engagé. Ce sont là des causes d’animosité qui se rencontrent à peu près également dans la vie de tout homme politique. Mais s’il y en a une qui me soit particulière et vraiment personnelle, c’est celle que je viens de vous indiquer.
Croyez-moi Madame ; n’ayez nul regret, pour moi à cette situation. Sans doute elle m’a suscité et me suscitera peut-être encore des difficultés graves. Mais elle fait aussi ma force; elle fait s’il m’est permis de le dire, l’originalité et l’énergique vitalité de mon influence. Dans cette guerre raisonnée systématique, que je soutiens contre l’esprit révolutionnaire, les chances, j’en suis convaincu, sont pour moi comme le bon droit.
L’esprit révolutionnaire, nous menacera encore longtemps ; mais il nous menace en reculant, & l’avenir appartient à ceux qui le chasseront en donnant à la société nouvelle satisfaction et sécurité. Et puis vous savez bien que vous m’apprendrez tous les soins, toutes les douceurs par lesquelles on peut prévenir les animosités politiques, ou les atténuer quand elles existent déjà.
2 heures Quelle lettre, bon Dieu ! Un vrai pamphlet politique ! Mais aussi pourquoi m’avoir fait si rapidement contracter l’habitude, et bien plus encore le besoin de penser tout haut avec vous et sur toutes choses ? Pourquoi mon esprit va-t-il à vous des qu’il se met en mouvement ? Je sais bien le parce que de tous ces pourquoi ; mais je ne vous le dirai pas aujourd’hui. Et pourtant c’est ce qui me plairait le plus à vous dire. Mais c’est aussi ce qui m’ entraînerait plus vite & plus loin que toute la politique du monde.
Adieu donc, Madame adieu, quoiqu’en vérité je ne vous aie rien dit aujourd’hui qui réponde à ce qui remplit et occupe réellement mon âme. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°10 Dimanche 23 Midi

Je ne suis pas encore sorti de la mauvaise veine. Je n’’ai reçu ce matin qu’un mot du voyageur que vous avez envoyé chercher. Demain enfin, j’espère vous savoir tranquille, et le savoir de vous. J’en ai grand besoin. Et quand j’aurai reçu votre prochaine lettre j’aurai grand besoin de celles qui suivront. Je les attendrai presque avec la même impatience. Car vous êtes souffrante, très souffrante. mon voyageur me le dit. Vous étiez déjà souffrante avant cette déplorable agitation. L’avez-vous toujours été depuis votre arrivée en Angleterre ? Sentez-vous que vous le soyez, au fond, à part tout accident ? Dites-moi exactement ce qui en est. Vous m’aviez promis de me revenir reposée, engraissée.
Ah, que tout est fragile autour de nous ! Nous vivons sur le penchant d’un abyme, toujours près d’y voir tomber ce que nous avons saisi, ce que nous retenons avec le plus d’ardeur. J’ai perdu, tout-à-fait perdu le sentiment de la sécurité ; je n’espère plus qu’avec inquiétude. Je ne jouis plus qu’avec tremblement. On dit que les marins s’accoutument aux tempêtes si bien que le vent le plus violent ne trouble plus leur sommeil ; Mais mon âme au lieu de s’affermir s’est ébranlée par les épreuves, dans le souffle le plus léger, j’entends un affreux orage ; dans le moindre incident, je vois le dernier malheur. Et pourtant mes joies, ces joies si menacées me sont plus chères, plus nécessaires que jamais !
5 heures
J’ai eu des visites toute la matinée, un raout de campagne. Le Dimanche, ma porte est ouverte à tout venant. Je l’ai formellement annoncé pour qu’on me ménageât dans la semaine, et j’espère qu’on me ménagera. un peu en effet. Je vis ici à l’état de bête curieuse, mais de bête curieuse dont on n’approche qu’avec quelque respect. J’ai parcouru aujourd’hui une longue échelle sociale, depuis des laboureurs jusqu’au marquis, moral de Portes, propriétaire du beau château de Fervaques, l’une des terres qu’habitait alternativement Sully, & où l’on conserve encore religieusement la chambre et le lit d’Henri 4.
Je prends, à voir l’homme à tous les étages, un plaisir sérieux et que je rechercherais à dessein, s’il ne me venait pas naturellement. Quand on vit toujours au même niveau dans la même sphère; elle devient comme une prison où l’esprit s’enferme et hors de laquelle il ne sait plus rien voir, ne comprend plus rien. Il faut aller, venir, monter, descendre. Le genre humain est un territoire très varié, très accidenté, comme on dit aujourd’hui. On n’y peut marcher d’un pas ferme, on s’y égare à chaque instant, si on ne l’a pas parcouru en tous sens et vu sous tous les aspects. Par instinct, par goût, je ne suis pas très propre à ces relations, à ces conversations de toute sorte ; mais l’expérience, m’en a démontré la nécessité, et ce que je crois nécessaire me devient bientôt presque naturel. Et puis j’ai pour la créature humaine en général sous quelques traits qu’elle m’apparaisse, un fond de sympathie. Je la considère au premier moment avec curiosité, au second avec un intérêt qui a quelque chose de l’affection. Je me préoccupe de ce qu’elle pense, de ce qu’elle sent de tout son état intellectuel et moral. Je m’inquiète de ses destinées. Il me semble toujours que, si j’essayais, si j’avais le temps, je pourrais quelque chose sur elle, pour elle ; et la communication la plus éphémère m’a quelques fois fait rêver bien des heures à la personne, très insignifiante d’ailleurs, avec qui je l’avais eue.
A la vérité, dans les rapports de ce genre ce n’est jamais à moi que je pense, ni de moi qu’il s’agit. Pour que j’entre moi-même en jeu, pour que je me sente personnellement intéressé dans une relation humaine, il faut qu’elle satisfasse aux conditions les plus élevées, qu’elle réponde à des exigences infinies. Je deviens alors aussi difficile que je suis coulant et complaisant dans le train commun de la vie. Je me prête volontiers aux hommes dans leur intérêt et sans attendre grand chose d’eux. Mais pour me donner, je veux que tous mes désirs, toutes mes ambitions soient comblées, et au delà. Vous voyez, Madame, que moi aussi, je vous parle de moi. Parlez-moi donc toujours de vous et toujours davantage. Vous ne trouverez jamais rien qui me plaise autant.
Lundi midi
Pas de lettre de vous encore ce matin. Je n’ose me plaindre ; mais je vais attendre demain comme je pourrai. Je n’aurai un moment de repos que lorsque je vous saurai calme et moins souffrante.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°12 Mercredi 26, 2 heures

Et moi aussi je respire. Quel horrible cauchemar ! et si long ! Depuis deux jours je n’y tenais plus. Dearest, every day dearer Princess, vous avez cependant trouvé le secret de mêler à une peine déchirante une joie ineffable. Ah ne regrettez pas l’abandon de vos sentiments, de vos paroles : j’en ai reçu un bonheur incompréhensible pour moi même au milieu de mon angoisse, et pourtant si réel, si puissant ! Ma raison, ma justice me le reprochaient, mais sans le détruire. Encore une fois, il faut me le pardonner. Vous le savez ; à un seul sentiment l’égoïsme est permis ; mais il lui est bien permis, car c’est le seul où le cœur, la personne, l’être tout entier se donnent vraiment et sans réserve, et avec plein droit par conséquent de tout accepter, de tout attendre. Oui, j’ai plein droit d’être égoïste avec vous. Je ne crains pas de trop recevoir. Je ne compte pas, je ne mesure pas. Donnez, donnez-moi; je m’acquitterai. Mais ce que je vous demande aujourd’hui, ce que je vous conjure de m’envoyer par tous les courriers, c’est la certitude que votre santé n’est pas trop atteinte, que le repos du corps vous revient avec celui du cœur. Là est la préoccupation, la cruelle préoccupation qui me reste.
Déjà, quand j’étais près de vous, j’ai si souvent tremblé en vous voyant, si aisément et si profondément ébranlée en voyant à la moindre émotion un peu vive, même douce, vos nobles traits, toute votre personne près de tomber dans ce frémissement qui fait mal, même quand la joie le cause et dont on ne sait même bientôt plus, quand il vous envahit, s’il vient de la joie ou de la douleur ! Vous ne savez pas quelles inquiétudes vous m’avez déjà causées, quels regards de minutieuse et infatigable inquisition j’ai cent fois porté sur votre physionomie, sur votre maintien, sur votre démarche, pour y découvrir la moindre trace de la moindre altération de la moindre souffrance. Et que faire de telles craintes dans l’absence, quand on ne peut s’assurer à chaque instant, de leur erreur, de leurs limites du moins ?
Vous me connaîtrez un jour, Madame ; vous savez un jour quelles agitations, quelles faiblesses infinies se cachent dans mon cœur, quand une affection vraie le possède, et emploient, à leur triste service dès que l’occasion s’en présente, tout ce que je puis avoir d’imagination, d’esprit d’énergie. Épargnez moi des troubles intérieurs qui atteint le bonheur le plus grand et lassant le plus ferme courage. Veillez sur vous, soignez-vous ; rapportez moi ce teint reposé, ces bras que vous m’avez promis ? Vous aurez des lettres, vous en aurez souvent, exactement. Il est impossible que la cruelle épreuve, par laquelle nous avons passé l’un et l’autre se renouvelle. Je suis enclin à croire qu’elle n’a eu que des causes matérielles, des méprises d’adresse, des ignorances de notre part quant aux arrangements de la poste ; peut-être des combinaisons trop variées et trop savantes. Certainement nous y pourvoirons. Vérifiez, je vous prie, ce que je vous ai dit ce matin sur les numéros de mes lettres. Vous avez eu le N°4. Le N°5 était le petit billet non numéroté, écrit le Dimanche 9. Et quant au retard du N°6, j’en entrevois la raison dans la route particulière qu’il a suivie, si je ne me trompe. Vote prochaine lettre me dira j’espère, qu’il vous est arrivé. Votre N°11 n’était que le n°10. Il commence le mardi 18 à midi, et votre N°9 finissait le mardi au moment de l’arrivée du postman. Votre N°12 que j’ai reçu ce matin, n’est donc que le N°11. J’entre dans ce détail pour qu’il n’y ait point d’erreur entre nous.
Jeudi 10 heure
Je n’ai pas de lettre ce matin. Je n’en espérais pas n’importe ; je suis désappointé. Quelle insatiable avidité que celle de notre âme ! Dès qu’elle entrevoit le bonheur elle s’y précipite, elle s’y attache ; elle le vous tout entier à tout moment. A demain mon âme. Je suis charmé de votre conversation avec le comte Orloff. Vous ferez ce que vous voulez. J’attends à présent. vos projets en raison des mouvements de M. de Lieven. Toujours attendre ! Je voudrais connaitre au moins tous les gens à qui vous parlez, de qui vous me parlez. Les noms qui m’arrivent par vous qui sont importants pour vous, et qui ne me représentent ni une figure, ni une voix, ni un caractère cela me déplaît. C’est du vague, de l’obscur, de l’étranger. Je n’en puis souffrir en ce qui vous touche. Ah, notre misère! Que de choses dont nous disons. Je ne puis les souffrir et qu’il faut souffrir pourtant, et que nous souffrons en effet.
2 heures
La proclamation du rois de Hanovre, fera du mal partout. Les conservateurs sont intéressés partout à la bonne conduite du pouvoir. Ceci est vraiment un acte de folie. Je serais bien fâché que les élections anglaises s’en ressentissent profondément. Quant à nous malgré les apparences je doute toujours que nous ayons des élections. Le mieux informé de mes amis m’écrit que jusqu’ici le Roi, qui en décidera seul, y a à peine songé, qu’on se traînera probablement jusqu’au mois de Novembre avec des velléités sans résultat, et qu’alors, quand le vent des Chambres commencera à souffler, s’il secoue un peu fort le roseau ministériel, le Roi préférera un remaniement du Cabinet à une dissolution.
Je ne pense guère à tout cela; d’abord, parce que je pense à autre chose, ensuite, parce que rien ne me déplaît tant que de penser à vide, et quand il n’y a rien à faire. La bavardage vain est la maladie de notre temps et de notre forme de gouvernement. L’esprit s’y hébète et la volonté s’y énerve. Vienne le moment d’agir ; je penserai alors. Jusque là, je veux jouir de ma liberté et n’appartenir qu’à moi-même, pour me donner à mon choix. Mais quand ce choix est fait on ne s’en dédit plus. C’est ce que dit Pompée à Sertorin dans les beaux vers, de Corneille. Je suis de l’avis de Pompée. Adieu dearest Princess. Pour la première fois depuis bien des jours, je vous ai écrit la cœur un peu à l’aise. Mais cette aise a encore besoin de confirmation. G.
Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans les bruits de journaux sur l’état grave de M de Talleyrand. Je vais écrire à la duchesse de Dino. Vous pensez bien que je n’ai par remis votre lettre à Mad. de Meulan.)
Vendredi, 10 h. Je n’ai pas de lettre ce matin. J’en attendais pourtant. Jusqu’à ce que je sois pleinement rassuré sur votre santé, je n’aurai aucun repos.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°32 Du château de Compiègne, Mardi 5. 10 heures 1/2 du soir.

On vient de se séparer. Je remonte chez moi. Je ne me coucherai pas sans avoir causé un moment avec vous. J’ai eu ce matin un vif déplaisir. Je m’étais promis de vous écrire un mot avant de partir. Il m’est odieux de vous laisser tout un jour sans lettre, sans un signe de vie de moi, quand ce jour-ci comme tous les jours, loin de vous comme près de vous, mon âme est pleine de vous ; quand le sentiment de votre présence ne me quitte pas plus que celui de la vie. Il n’y a pas eu moyen. J’étais à peine levé que deux personnes me sont arrivées, puis deux autres. On m’a tenu jusqu’à 9 h. 1/4. Il a fallu partir. Je suis donc parti. Mais les chevaux ont beau courir, l’espace a beau s’étendre entre vous et moi ; vous êtes là, je vous vois, je vous entends ; je recommence nos charmants entretiens, et quand j’ai fini, je recommence encore. Ce sont là des rêves. Madame, des rêves de malade, car l’absence est le pire des maux. Mais que ce papier vous apporte du moins mes rêves ; qu’aujourd’hui, demain en y regardant, vous aussi vous puissiez rêver que je suis là, que je vous parle. La vie dure si peu et s’en va, si vite, et on en perd tant ! à côté de ces moments si beaux que nous passons ensemble, mettez, comptez, je vous prie, tous ceux que nous donnons à qui ? à quoi ? Cela est-il juste ? Cela est-il raisonnable ? Il faut que la société, ses devoirs, ses convenances, ses arrangements soient bien puissants et bien sacrés pour que nous leur fassions une si large part à nos dépens à nous, à nous mêmes.
Je ne suis pas, vous le savez, de nature rebelle. J’accepte sans murmurer les lois de la destinée et du monde. Et pourtant qu’elles nous coûtent cher ! Que de sacrifices à leur faire, et quels sacrifices ! Allons, allons, je ne veux pas me plaindre ; je n’ai point droit de me plaindre ; hier était trop beau, après-demain sera trop beau. Je demande pardon à Dieu de mes paroles inconsidérées. Je lui demande pardon sans repentir et sans crainte. Je ne crains pas que Dieu regarde, au fond de mon cœur. Il y voit tant de reconnaissance pour Ie nouveau trésor qu’il me donne après m’avoir tant ôté ?

Mercredi 6 7 h.1/2
Je me lève. J’ai assez bien dormi. Nous sommes ici peu de monde. M. le Chancelier, le Général Sebastiani et sa femme, le Duc et la Duchesse de Trévisse, Eugène d’Harcourt, M. Lebrun (de l’Académie française), M. Duchâtel et moi. Puis des officiers du camp. J’ai dîné hier à côté de la grande Duchesse de Mecklembourg, excellente personne, toujours prête à s’émouvoir et aussi à s’amuser, frappée, charmée de l’activité qui règne dans ce pays-ci, mais un peu inquiète de tant de mouvement, inquiète des journaux, inquiète des chemins de fer qui vont chercher, dans les coins les plus reculés, tous les esprits, toutes les existences et ne laissent nulle part ni repos, ni les vertus qui ne fleurissent que dans le repos.
Elle voudrait bien mettre d’accord et voir prospérer ensemble tous les bons et beaux sentiments de toute espèce, ceux de l’ancien état social et ceux du nouveau, la fierté individuelle et la sympathie universelle, la grandeur de quelques-uns et l’égal bonheur de tous, la sérénité pieuse et l’activité puissante des esprits. Toutes les idées tous ces désirs un peu vagues et confus, et amenant un certain mélange d’admiration et de crainte, de curiosité et de timidité, d’attendrissement et de réserve, qui est assez intéressant à regarder.
Mad. la duchesse d’Orléans est engraissée et animée.Je n’ai causé avec elle que deux minutes après dîner. Elle espère que l’air de Compiègne guérira mon rhume. J’ai répondu que malheureusement il n’en aurait pas le temps, car j’étais obligé de demander à M. le Duc d’Orléans la permission de repartir demain. Aujourd’hui le déjeuner à 11 h. 1/2. Après le déjeuner une promenade en calèche, je ne sais où, peut-être aux ruines de Pierrefonds. Nous comptons partir demain matin vers 6 heures et être à Paris vers 1 heure. On a dû aller vous le dire. Nous n’avons fait cet arrangement, M. Duchâtel et moi, qu’au moment où nous montions, en voiture. Imaginez que je n’ai vu encore ni Mad. de Flahaut, ni Emilie et pour les voir, il faudra que j’aille ce matin, chez elles dans la ville. Mad. de Flahaut ne loge point au château. Elle y a passé quatre jours, comme toutes les personnes invitées ; mais ses quatre jours finis, c’est-à-dire hier matin, elle en est sortie pour retourner dans la maison qu’elle a louée. J’irai remettre la lettre de M. de Mentzingen entre le déjeuner et la promenade, mais je ne réponds pas de causer beaucoup avec Emilie.
J’attends une lettre ce matin. Je ne fermerai la mienne qu’après l’avoir reçue. Cependant j’ai bien envie de vous dire un premier adieu, sauf à recommencer. Il fait beau. vous êtes encore dans votre lit. Adieu. Vous vous promenez dans une heure aux Tuileries. Adieu. Adieu 9 heures Voilà votre lettre, votre charmante lettre. Est-elle charmante comme toutes ou plus charmante que toutes ? Je n’en sais rien. Je dirais volontiers l’un et l’autre. Soyez sans inquiétude sur mon rhume. Il serait fini depuis longtemps si je ne l’avais tant secoué, la nuit, le jour, au bord de la mer sur les grands chemins huit jours d’immobilité le dissiperont tout-à- fait. Moi aussi, pendant qu’elle durait, je me suis plaint dans mon âme de la soirée d’avant-hier. Mais j’avais tort. Il ne faut se plaindre de rien quand vous êtes là.
Adieu oui, Adieu, à demain. Vous me conterez en détail votre conversation.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°41 Mardi 10 h. du soir

Je suppose que vous avez vu l’article du Temps d’hier lundi, et que vous aurez deviné sans peine d’où il vient. C’est son journal et sa façon d’agir. J’entends d’ici la conversation d’où l’article est sorti, et je nommerais, je crois, le journaliste qui a rédigé la conversation.
Avez-vous rencontré beaucoup de petites infamies pareilles ? Vraies infamies de comédies, aussi petites qu’odieuses. J’en suis et j’en serai contrarié autant et aussi longtemps que vous le serez. Malgré votre désir et les précautions prises, je n’osais pas espérer que votre nom ne parût jamais dans un journal ; mais je ne me serait par la pas permis de prédire qu’il y viendrait par là. J’ai retrouvé les quelques lignes de la Presse. Savez-vous qui les a écrites ? Mad. Emile de Girardin, celle chez qui le Duc et la Duchesse de Sutherland allaient passer la soirée. Il y a des fripons qui volent les bourses, les mouchoirs. Il y en a d’autres qui volent les noms propres, les anecdotes vraies ou fausses. Et Chaque journal a ses coureurs de faits, de nouvelles, qui vont les recueillant et les escamotant dans tout Paris, chacun où il peut, tel dans les rues, tel dans les cafés, tel dans les salons. Et plus le non est illustre, plus le fait se paye cher. Mais ceux-ci ne sont pas des faits payés : ce sont des faits fournis gratis. Quelle honte !
Je suis préoccupé de votre contrariété. Je voudrais tant vous faire vivre dans une atmosphère parfaitement calme et douce ! Connaissez-vous en même temps rien de plus ridicule, si vous lisez ces journaux là, que tout leur ardeur à démontrer pour les matins, qu’il est impossible que M. Molé tombe, impossible que je trouve des alliés pour le renverser impossible que je revienne au pouvoir ?
Je ne pense à rien, je n’essaie rien, je ne parle ministère à personne ; les journaux qui me sont amis ne mettent aucune combinaison en avant, attaquent à peine quelques actes, quelques tendances du Cabinet. n’importe; on se démène, on crie comme des assiégés sous qui une mine va sauter, qui voient commencer un violent assaut. On semble obsédé par un fantôme. Pour les patrons de la conciliation générale, c’est bien peu de sécurité. Je ne sais pourquoi je vous parle de cela. L’article de ce matin, m’a donné de l’humeur et m’a fait penser à tout le reste. Habituellement je n’y pense guère. Rien ne me paraît plus plaisant que l’agitation sans relâche, les machinations continuelles, le tourment d’esprit qu’on m’attribue. J’ai de l’ambition toujours, j’en conviens ; de l’activité au besoin, je l’espère. Mais personne ne se remue moins que moi ; personne ne méprise davantage tout mouvement, petit, impatient, prématuré. Il faut, je crois, dans la vie politique, & sous notre forme de gouvernement, inventer très peu, frapper à très peu de portes, attendre tranquillement et se contenter d’être toujours prêt & à la hauteur de la marée montante, quand elle arrive. C’est mon goût, et je le suivrais n’eussé-je pas d’autre raison. Mais c’est aussi, je crois la vraie habilité. Je n’irai pourtant pas me coucher sur ces idées et ces paroles là.
Qu’est-ce donc que ces étouffements que vous avez eus à l’Eglise ? Certainement, il faut soigner votre santé. à chaque soin que vous prendrez, remerciez vous de ma part. Je vous soignerais si bien si j’étais toujours là ! Adieu, adieu. Il n’est pas onze heures. Vous avez encore du monde. Je vous assure que si j’y étais, je serais très aimable, aimable pour M. de Muhlinen. Adieu à demain.

Mercredi 10 heures ¼
Vous n’avez surement pas vu l’article du Temps. Vous ne m’en dîtes rien. Voyez-le. Il faut savoir où l’on en est. Je ne voudrai jamais que vous ignoriez rien de ce qui vous a touché, de ce qui nous touche de si près. Et pourtant que me fait le Temps, que me font tous les journaux du monde quand je reçois de vous une lettre comme le n° 42 ? Permettez-moi de ne pas vous en parler en ce moment. Vous savez qu’il y a des moments, bonheur ou malheur, où j’ai besoin de me taire, où je ne puis pas, où je ne veux pas parler. Mais vous m’avez ravi. Mais vous venez de me donner une joie incomparable. J’en ai besoin.
On me dit que le mariage de M. Duchâtel n’aura lieu que dans les premiers jours d’octobre. J’attends demain M. Duvergier de Lausanne qui vient passer ici 36 heures et qui m’apportera quelque chose de positif. Je n’ai pas répondu à votre question, je ne vous ai rien dit du tout. Je voulais ; je veux savoir. Je déteste les attentes vaines. Je les déteste pour moi pour vous. Mais, il faut que je donne ma lettre. Le facteur l’attend. Adieu. Adieu. Je ne sais qu’ajouter à mon adieu. Et pourtant, j’y voudrais tant ajouter. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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42. Mardi 19 septembre 9 heures 1/2

Quand je reçois vos lettres, dans le moment où je les lis, je suis si heureuse si parfaitement heureuse que pour cet instant là il me semble que je ne regrette pas votre absence. Cette impression dure deux minutes, cinq minutes peut-être, & puis le désir, l’ardent désir de vous voir là près de moi, bien près de moi, devient si vifs, il s’empare si entièrement de tout mon être que j’étends les bras, j’appelle mais à voix bien basse, je répète mille fois ces trois petits mots que vous m’avez appris, (oui vous me les avez appris) et un triste, un long soupir finit tout cela, et je me réveille bien complètement pour trouver devant moi une éternelle journée qui ne m’offre plus d’autres ressources que de venir vous redire toujours la même chose de la même manière, et d’une manière si froide que je me suis saisi d’un grand mépris pour mes lettres. Monsieur comme vous m’étonnez en me disant qu’elles-vous plaisent ! Je sais bien qu’elles pourraient vous plaire, mais je n’ose pas vous plaire, et il y a des jours & des moments où cette contrainte m’est insupportable. Dans ce moment surtout, ah si je pouvais vous dire tout ce que j’éprouve. Monsieur quand vous le dirai-je ?
Sera-ce dimanche ou lundi, pourquoi vous obstinez-vous à ne pas répondre à cette interrogation, est-ce que vous méditez quelques iniquités ? Je fis hier avant dîner une très longue promenade avec la petite princesse ; toute l’avenue de Longchamps à pied. c’est presque trop, & j’arriverai très fatiguée au dîner de mon ambassadeur. Il y avait trente personnes à table. M. Molé & l’ambassadeur de Sardaigne furent mes voisins ; ma droite était mieux occupée mardi dernier !
A propos il ne faut pas que j’oublie de vous dire que M. de Brignoles qui s’est vanté à moi de la rencontre dans la cour de l’hôtel des postes m’a dit qu’elle lui avait fait un extrême plaisir. C’est bien plus personnel que celui que vous a causé sa vue. J’aime bien cet ambassadeur, je l’aime beaucoup. Les dîners de M. de Pahlen ne durent jamais moins de deux heures. C’est donc une grosse affaire que les voisins. M. Molé était en train; nous avons causé de tout. Il est dans la plus parfaite assurance sur le résultat des élections. M. Thiers ne fera à ce qu’il parait que traverser Paris, il ira à Lille attendre l’ouverture de la session. M. Salmandy est à Valençay, avec des projets de conquête. On a bien fait sonner hier le retour en Normandie. Pour m’enlever tout prétexte de crainte, j’ai répondu en riant qu’il faudrait d’abord que j’en eusse ; et puis un instant après, on a cité les quelques jours inexpliqués passés à Paris ; ce qui fait un système de guerre très incohérent qui allait assez comme remplissage des deux heures de dîner mais qui n’ira pas longtemps comme cela. La séance après le dîner fut longue et je suis obligée là de rester la dernière. Cela dura jusque vers dix heures. Il était trop tard pour mon salon.
La petite princesse allait au spectacle la Sardaigne chez Madame de Castellane ; je m’y laissai entraîner je la trouvai couchée. M. Pasquier y vint. Elle fit un récit un peu étrange, & puis M. Molé arriva pour faire le thé comme s’il était dans son ménage ; cela me fit me redresser un peu et je partis. Monsieur cet intérieur là est d’un parfait mauvais goût, je suis fâchée de l’avoir vu ainsi, je me sentis parfaitement déplacée. Je fus dans mon lit hier avant onze heures. Il fait une chaleur excessive j’en souffre. J’aime l’air d’automne et de printemps. Mais le chaud comme le froid me sont insupportables.
J’ai lu à mon déjeuner une lettre de Madame de Dino ; elle me demande si vous irez toujours en nov. à Rochecotte. Elle vous croit sans doute établi à Paris. Elle s’ennuie, elle demande des nouvelles. Je n’en sais pas je n’en demande pas. Je ne suis plus curieuse de rien. Je ne pense qu’à la Normandie, c’est là où je vis, je ne veux des nouvelles que de là. Que me fait tout le reste du monde, il m’importune. Je voudrais vivre dans un bois, un petit cottage, toute seule. J’irais ouvrir la porte deux fois le jour ! Monsieur, j’étouffe de tout ce qui se présente à ma pensée. Défendez-moi de vous écrire, défendez moi de me livrer à de si doux rêves, Venez me défendre tout cela ; ici je vous obéirais ; de si loin je me révolte, je pense si pense ! Ah mon Dieu jusqu’à ce que j’arrive à ne plus savoir ce que je vous dis.
Adieu. Adieu et comment ! Jamais je n’ai tant appuyé sur ce mot. Adieu. Quoique ma lettre ne porte la date que d’une seule heure j’y suis revenu vingt fois. Je vous ai quitté, je vous ai repris, & je ne la ferme que dans ce moment 2 heures. Il me semble que je ne vous fais toute cette inutile explication que pour me ménager le prétexte d’un nouvel Adieu. J’en suis insatiable aujourd’hui. Votre lettre m’a mise dans ce train. Je ne sais pourquoi. Venez donc encore chercher cet adieu de ce côté-ci.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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45. Vendredi le 22 Septembre.
10 heures

Je n’avais aucune connaissance de l’article dans le Temps dont vous me parlez, je ne lis pas cette feuille. Je viens de l’envoyer chercher. Je l’aurais lu avant de fermer ceci. Je dois voir M. Molé ce matin. Nous avons eu rendez-vous devant son portrait. D’après ce que vous me dites j’y arriverai avec des dispositions douces !
J’ai toujours le même compte à vous rendre de mes journées, trois heures au bois de Boulogne, c’est morne, mais cela me fait du bien et le temps est ravissant. En revenant j’ai pris des fleurs chez Mad. de Flahaut, j’ai fait une petite visite à la princesse. Je suis rentrée pour 6 h 1/2, l’heure de mon dîner. Marie m’a fait lecture après ; moi couchée sur notre canapé vert. C’est là que je passe une heure après mon dîner.
Mon Ambassadeur est venu de bonne heure, il sortait d’un grand dîner chez M. Molé. Après lui Pozzo la petit princesse, Miss. de Hugel, St Simon, l’ambassadeur de Sardaigne, lord Hatturton, M. Sneyd, sir Herbert Taylor. Il n’allait jamais dans le monde à Londres, mais je l’ai beaucoup vu à la cour vous savez le rôle qu’il a joué sous trois règnes. Il n’y a rien qu’il ne sache de ce qui s’est passé de plus important et de plus intime dans le Cabinet et la cour d’Angleterre. Il sait par conséquent que j’en sais beaucoup aussi. Nous nous sommes donc retrouvés comme de très intimes connaissances. Ce qui m’a surpris c’est que Pozzo a semblé faire ici la sienne hier au soir. Il est extrêmement peu orienté en Angleterre. J’ai oublié de vous nommer M. de Mühlinen, ah quel ennuyeux ! Et aujourd’hui il est important par dessus le marché.
On est en négociation avec sa cour pour la religion des enfants à venir. Le reine voudrait au moins que les filles fussent catholiques, mais cela ne s’est jamais vu en Wurtemberg et on dispute. La noce se fera dans le courant d’octobre et ils partent de suite après pour Stuttgart d’abord, & puis le pays de Bayreuth où le prince a un pitoyable château. Ils y passeront l’hiver. On dit que votre princesse est très éprise de son futur mari. Il est parfaitement beau mais de proportions énormes.
A propos & M. Duchâtel ! Comme vous m’annoncez froidement que son mariage est remis aux premiers jours d’octobre ! J’y réponds en ne vous en parlant qu’à la quatrième page. Quoi ? Cela ferait tout une semaine de différence et puis ce sera encore pour me quitter ! Monsieur il me semble que depuis le 15 de juin nous n’avons pas fait autre chose que nous quitter. Enfin il est bien sûr que nous ne pouvons pas. vivre quinze jours ensemble. Cela me nous est au moins pas encore arrivé. C’est un étrange ménage que le nôtre !

Midi. Je viens de lire le Temps de lundi. Je suis parfaitement indignée. Monsieur que de choses je voudrais vous dire, mais vous ne pouver pas venir si ce n’est pour marié M. Duchatel. J’ai passé une bien mauvaise nuit à deux heures j’ai sonné, j’avais le frisson. Je me suis fait brosser, frotter pendant une heure. Je ne sais si c’est mes nerfs où quoi. Je me suis endormie plus tard. Ce temps est charmant, j’en proite. J’ai chaud. Je fais tout pour me bien porter, parce que cela vous fait plaisir.
Adieu Monsieur, j’ai envie de n’être pas en colère de cet article dans le Temps mais je n’y réussis pas beaucoup. Ce qui me frappe c’est que ce n’est peut-être que le commencement d’un nouveau genre de persécution que j’aurai à subir. M. Molé aurait eu envie de me chasser de France. J’ai cependant toujours été bonne pour lui.
Adieu Monsieur, adieu. Vous ne sauriez vous fâcher pour votre compte, vous êtes trop au dessus de cela ; ne vous inquiétez pas pour moi, je ne veux pas que votre affection pour moi soit l’occasion de la moindre peine pour vous. Adieu, quand pourrons-nous nous parler ? J’attends votre lettre demain avec plus d’impatience que jamais.
A propos, j’ai rencontré avant-hier M. Duvergier de Hauranne aux Tuileries. Sa vue m’a fait plaisir, je l’ai salué, il ne m’a pas reconnue, il a eu l’air le plus étonné du monde. Adieu encore. Je ne sais plus le quantième. Je vous en dis trop. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°43 Vendredi 22. 7 h. 1/2

Je me réveille bien triste. Je l’étais hier au soir. Je le serai souvent. Hier en vous écrivant, j’étais surtout préoccupé d’une injustice possible de votre part. Aujourd’hui, je le suis bien plus du chagrin même. M. Duvergnier de Hauranne est arrivé. M. Duchâtel ne se marie que le 2 octobre et il se marie sans mariage, absolument sans personne que les parents et les témoins nécessaires. En sortant de l’église, il va passer quelques jours à Meudon, et de là, il part pour Mirembeau, en Saintonge où est sa terre.
Je n’ai donc là, ni motif, ni prétexte. J’en attends un autre. Vous recevrez cette lettre-ci dimanche. Vous attendiez mieux le jour là. Quand vous me partez de vos longues journées, de votre impatience de les voir couler, j’éprouve un sentiment analogue à celui que j’éprouve quand vous m’écriviez d’Angleterre vos inquiétudes, vos douleurs de n’avoir pas de lettre. Pardonnez-moi encore, Madame ; ma première impression est une joie profonde de cette tendresse si vive. La peine ne vient qu’après. Je jouis pour moi avant de souffrir pour vous. Quand vous étiez en Angleterre, quand vos lettres m’arrivaient exactement, et non pas les miennes à vous, je souffrais pour vous. Aujourd’hui, quand je ne pars pas, c’est pour vous et pour moi j’aime mieux dire pour nous, que je souffre.
Quand viendra, la dissolution ? J’établis autour de moi, dans la conversation, qu’elle n’obligera probablement d’aller passer trois au quatre jours à Paris. Mais nous sommes à la merci de l’événement, à la merci des nécessités électorales du pays qui m’entoure. Que de chaines nous portons. J’en ai secoué beaucoup. Il en reste encore énormément.
J’ai ma mère souffrante ce matin. Elle est sujette à des étourdissements, à des vertiges qui pourraient devenir quelque chose de plus grave. On est venu m’avertir au moment où je me levais. Je sors de chez elle. Elle vient de prendre un bain de pieds avec beaucoup de moutarde. Elle est mieux. J’espère que ce ne sera rien du tout. Je lui ai vu plusieurs fois ces petits accidents, et ils ont toujours disparu devant des remèdes, fort simples Mais elle va avoir 73 ans. J’aime beaucoup ma mère. Je lui dois beaucoup. Et personne ne la remplacerait auprès de mes enfants. Elle est avec eux d’une tendresse, d’une assiduité, d’une vigilance inquiète qui fait presque tout ce qui me reste de sécurité. Quand j’avais mon fils, ma sécurité était infiniment plus grande. Tout homme et tout jeune qu’il était, j’étais sur qu’à mon défaut il soignerait, il élèverait ses sœurs et son fière avec une affection, une attention paternelle. Et il était plein d’esprit, de sens, d’activité sérieuse, de tout ce qui fait qu’on peut être à la tête d’une famille. Aujourd’hui moi manquant ma famille, si jeune, resterait comme un faisceau sans lin, un troupeau sans berger. C’est une forte attache que de se sentir nécessaire. Mais c’est aussi un pesant fardeau.
Je vous parle de ma famille. Ne vous arrive-t-il pas quelques fois d’être dans cette disposition où l’on n’ose pas, où l’on ne veut pas ne [?] que sur un seul sujet, sur le sujet intime qui remplit l’âme, et où cependant l’on ne pourrait souffrir de parler de choses indifférentes ? On va alors à ces choses qui sont beaucoup quoiqu’elles ne soient pas tout, à ces intérêts qui tiennent vraiment au cœur quoiqu’ils n’en occupent pas le fond. Ce n’est pas l’intimité personnelle exclusive, c’est encore de l’intimité et qui a quelque douceur.

11 heures
Votre n° 44 m’arrive une demi heure plus tard que de coutume. C’est long, une demi-heure ! Mais le dédommagement est immense, charmant. Ne me gâtez pas trop. J’ai tant de plaisir à croire tout ce que vous me dîtes ! Nous avons besoin pourtant de nous gâter l’un l’autre jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Ah, que je voudrais trouver quelque parole qui vous apportât ce que j’ai dans l’âme ! Adieu. Adieu, un adieu triste est au moins aussi tendre qu’un adieu. satisfait. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 44 Vendredi 5 heures

Savez-vous que je n’ai pas seulement des ennemis, mais aussi des amis qui s’occupent beaucoup de mes fréquentes visites, de nos longues conversations, et qui s’en inquiètent un peu ! Ils se disent entre eux que certainement il y a de la politique là dessous, de votre part, comme de la mienne, de ma part comme de la vôtre. Nous sommes l’un et l’autre spirituels, habiles ; nous avons l’un et l’autre pris part, et point renoncé sans doute aux affaires de ce monde. Est-ce que je me disposerais à changer de politique à devenir russe au lieu d’anglais à ressusciter la sainte au lieu de la quadruple Alliance ?
Il faut que j’y prenne bien garde. J’ai besoin de ménager les sentiments, les habitudes, les préjugés de mon pays que j’ai déjà heurtés plus d’une fois, bien qu’avec raison, pour l’administration intérieure. Et puis, quand j’entre dans une relation politique importante, significative, je devrais en parler à mes amis politiques, leur dire ce que je veux, ce que je fais, les tenir au courant enfin, car leur cause est la mienne ; nos intérêts, nos destinées sont les mêmes. Ils me sont ; ils me seront très fidèles. Ils voudraient bien être toujours instruits. Cela se dit très doucement très affectueusement. Cela me revient indirectement. J’y réponds et j’y répondrai très simplement souriant un peu, disant de vous un peu de ce que j’en pense, rassurant mes amis sur la fixité de ma politique comme sur l’étendue de ma confiance en eux et gardant bien du reste ma liberté, que je n’ai jamais livrée. J’admire toujours à quel point les hommes, même des hommes distingués, prônent le côté petit et tortueux des choses, au lieu du côté simple et grand et à force de chercher finesse, s’en vont à cent lieues de la vérité.

Samedi matin, 6 heures
Je me lève. Voilà une heure et demie que j’essaie en vain de me rendormir. On dit que la faim empêche de dormir. J’ai faim. Vous me parlez du bonheur qui me reste et m’entoure. Vous me dîtes que j’en sais jouir. Vous avez raison. Je n’ai jamais dans mes plus cruels moments, méconnu le prix de ce qui me restait. Je ne m’y suis jamais senti indifférent. Je ne me suis jamais permis de me dire à moi-même que j’y pouvais être indifférant. Je me serais cru coupable envers Dieu, plus coupable envers ces créatures qui m’aiment, m’aiment beaucoup, & qui ont droit non seulement que je les aime, mais que je me trouve heureux de ce quelles m’aiment. L’affection veut donner du bonheur, et souffre et s’offense quand elle n’en donne pas. Je sais tout cela. Bien plus, je le sens ; et naturellement, sans effort, je jouis en effet de l’affection de mes enfants, de ma mère, de mes amis ; et je leur montre que j’en jouis, et j’espère qu’ils le croient, j’en suis sûr.
Mais laissez- moi, Madame, être avec vous parfaitement sincère, c’est-à-dire vous montrer toute mon âme. C’est en cela, pour moi, que la parfaite, sincérité consiste. Aux autres, je ne mens point, mais je ne dis pas tout. Ces relations, ces affections, ces joies qui me restent, en même temps que je les ai toujours senties, je ne me suis jamais donné, je n’ai jamais pu me donner le change à moi-même sur leur importance pour moi, sur leur place en moi. Je ne voudrais pas même en vous parlant à vous seule, même avec la certitude que nul autre ne verra jamais ce que je vous dis, je ne voudrais pas dire un mot qui fût injuste qui fût offensant pour ces sentiments et ces bonheurs là. Mais il ne leur est pas donné de pénétrer jusqu’au fond de mon âme, de remplir ma vie, d’être mon âme et ma vie. Ils animent, ils embellissent la région où ils se passent, mais cette région est pour moi celle du monde extérieur et non pas la mienne propre ; c’est une région où je me promène, et non pas cette où j’habite.
Voltaire fait quelque part dans La Henriade, je crois la description du système céleste, de toutes les planètes, de tous les astres, de leur hiérarchie, de leur immensité. Il les nomme, il les compte, les compte encore ne parvint pas à les épuiser. Au dessus, au delà de ceux qu’il a nommés, qu’il a comptés.

Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Par delà tous les lieux, le Dieu des lieux réside.

Pardonnez-moi la pompe de cette image. C’est la seule où je reconnaisse vraiment la disposition de mon âme, et ce qui s’y passe. On peut me parler d’une foule de liens, d’affections, de jouissances ; on peut en décrire la force et la douceur. Je le reconnaîtrai, je le sentirai avec ceux qui le diront. Mais par delà tous ces lieux, le Dieu des lieux réside. Et ce n’est point là pour moi, Madame une volonté un parti pris, pas plus qu’une impression de jeunesse une fantaisie d’imagination. C’est le fait, le fait pur et simple, le fait constant pour moi, en moi soit que je l’ai possédé, soit qu’il m’aie manqué un seul sentiment, un seul bonheur, a toujours été pour moi le Dieu des lieux. Je vous le disais avant le 15 Juin, et vous ne vouliez pas me croire. Je vous le redis aujourd’hui. Croyez-moi ; et ne me parlez d’aucune compensation ; et gardons ensemble nos regrets, nos regrets justes & sacrés. Et soyez bien sûre que je sens comme vous les vôtres ; bien sûre que je donnerais je ne sais pas quoi pour vous voir entourée des joies qui me restent. Mais ne mettons rien, joies ou regrets, à côté de ce qui est au delà, et au dessus de tout. Ah, que ne passons-nous notre vie ensemble ! Ce que je vous dis là, je vous le ferai voir.

4 heures Votre lettre m’arrive tard. J’ai là M. Duvergier de Hauranne, dans mon cabinet. La cloche du déjeuner sonne. J’aurais tant de choses à vous dire ! Une seule, une seule aujourd’hui. Au nom de Dieu, ne soyez pas malade. J’ai besoin de votre santé comme de... Adieu. Adieu. Un adieu sans pareil, si cela se peut. G.
Ma mère est un peu mieux ce matin.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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46. Vendredi 22 Septembre. 6 heures

Je reçus un billet de M. Molé à une heure pour me rappeler notre rendez-vous à la place de la ville l’Evêque. Je m’y rendis munie du journal. Avant de procéder à son portrait, je le priai de m’écouter attentivement, et je commençai par lui rappeler ses promesses à l’égard des journaux ; je lui rappelai ensuite sa visite, et je lui demandai, comment il pouvait se faire que j’eusse à attribuer à lui, à lui seul, le déplaisant article dont je venais me plaindre aujourd’hui. M. Molé me parût fort contrarié de ce sujet de conversation. Il me dit qu’il avait espéré à mon silence de tous ces derniers jours que je n’avais pas en connaissance de cet article, qu’il n’en avait pas dormi de 48 heures, qu’il comprenait mes reproches, & qu’il me donnait sa parole d’homme qu’il n’avait rien à se reprocher que d’avoir dit devant Pozzo qu’il m’avait trouvé malade & & qu’il reconnaissait bien à cette indiscrétion, qu’il avait eu parfaitement tort de le dire même à lui, mais qu’il me conjurait de croire qu’il était plus que malheureux de cet abominable article, qu’il lui était défavorable politiquement même, puisqu’il était de nature à vous blesser et de la façon la plus ungentlemanlike qui se puisse, que c’était du plus mauvais goût, de la plus maladroite intuition, enfin il ne tarit pas sur ce sujet. Je lui observai, que ce n’était pas de vous que j’étais venu lui parler ; que j’ignorais ce que vous pourriez penser de cet article, que c’était de moi qu’il s’agissait et qu’au lieu de la protection que j’étais en droit d’attendre de ce qu’il appelle son amitié pour moi, je me plaignais avec raison d’un manque pareil de respect et de convenance. Il protesta qu’il avait de suite enjoint à M. de Montalivet de faire à la presse & au temps, les admonitions. & les menaces nécessaires pour empêcher la répétition d’articles aussi scandaleux. Il me parut être très blessé de la presse surtout (je n’avais pas tenu cette feuille en main. On m’en avait lu seulement un passage.) Il recommença Pozzo, il recommença les insomnies, il me parut sérieusement peiné et fit tout ce qui était en lui pour détruire le mauvais sentiment avec le quel j’étais entrée chez lui. Je fus forcée d’admettre tout ce qu’il me dit, avec mille promesses pour l’avenir, au moins quant à ses efforts pour empêcher que cela se renouvelle. Il m’est impossible. d’entrer par lettres dans plus de détail sur ce sujet. Le Pozzo n’était pas seul, ce que j’ai su depuis, il y avait surtout le jeune homme que nous n’avons pas fort bien traité chez moi au sortir du dîner chez l’ambassadeur de Sardaigne.
Ce qui m’a beaucoup frappé dans cet entretien est la véritable inquiétude qu’il ressent & qu’il montre à votre égard. Je vous réponds que cela est. Je me suis borné à cet égard à des observations très générales. J’ai dit que je comprenais la bonne guerre entre hommes politiques, et que celle-là puisse aller aussi loin que possible, mais que ce genre d’attaque me paraissait tout à fait au dessous de ce qu’on se doit à soi- même et était de la plus mauvaise compagnie. M. Molé renchérit encore là-dessus et revint vingt fois sur ce sujet avec toutes les exclamations convenables. Voilà Monsieur ce que j’ai à vous rapporter sur mon explication de tantôt. Je trouve tout cela une bien mauvaise affaire. & plus j’y pense plus elle me vexe. jugez ce qu’on en dira au loin !

Samedi 23. Je n’ai pas pu continuer hier. Je reprends là où je vous ai laissé. Toute cette explication s’était passée sur un grand divan dans un cabinet vitré donnant sur son jardin. Il avait aussi toute la coquetterie imaginable à préparer son appartement pour me recevoir. Il est bien arrangé. Je passai quelques moments devant son portrait. Plus tard nous nous promenâmes dans le jardin toute cette visite me prit une heure. M. Molé ne me parut pas aussi gai aussi confiant que je l’avais trouvé quelques jours auparavant. Il ne se fit pas très implicitement aux bonnes dispositions que lui témoigne encore M. Thiers. Les deux premiers mois de la session prochaine lui paraissent devoir être très décisifs, & si les doctrinaires entendaient bien leurs intérêts. Ils devraient soutenir le gouvernement !
De la place de la ville de l’Evêque, je me rendis au bois de Boulogne, j’avais besoin de me remettre de cette mauvaise matinée. Je n’y réussis pas, tout ce qui m’agite me porte sur les nerfs & y reste longtemps. Je m’arrêtai chez la petite princesse, je lui parlai de ma matinée, & c’est là-dessus que j’aurais mille détails à vous donner qui ne peuvent pas trouver place dans une lettre. IL faut que je vous dise cependant que le hasard l’avait mis à même d’accepter l’exactitude de chaque chose que M. Molé m’avait dit sur ce sujet.
Ainsi c’est par le Prince Schönburg lundi à dîner chez M. de Pahlen qu’il à appris ce qui avait paru dans le Temps, et il m’a été pétrifié. Le mari l’a conté le soir même à sa femme. Comme un mouvement qui l’avait beaucoup frappé. C’est encore en présence de la petite Princesse que M. Molé avait fait le récit de sa visite chez moi, mais n’appuyant que sur que les vers de Lamartine m’ennuyaient. Pozzo et deux autres hommes étaient présents. Mon Dieu que je vous conte des détails ! J’en ai presque honte.
Je dînai mal, je fus un peu maussade après le dîner. Le soir la petite princesse, les Durazzo, tous les Pahlen & M. de. Médem vinrent chez moi. J’essayai un peu de musique, mais elle ne va pas devant le monde, je me trouble et les idées, les souvenirs ne me viennent pas. Je quittai le piano, je fus toute la soirée un peu fidgetty connaissez vous ce mot ?
J’avais le pressentiment d’un mauvais réveil. Et en effet cette lettre attendue avec tant d’impatience et à laquelle je fais toujours aveuglement un si bon, un si tendre accueil, elle me chagrine bien ! Voulez-vous que je vous le dise, dès la matinée de votre départ j’ai prévu cela. Vous n’aviez pas un air de complète vérité ne m’annonçant le 26 comme le jour de la noce ; et je n’ai pas cessé d’avoir des soupçons depuis le moment où vous m’avez quittée. Ils sont devenus une fort triste certitude. Mais expliquez-moi bien clairement si vos occupations électorales vont remplir l’intervalle entre ceci & la noce ou si elles doivent inquiéter, même sur la noce. Je vous en supplie dite moi quelque chose de fixe, nommez moi une date afin que je sache penser & me réjouir franchement. Ne craignez pas que je vous détourne de vos devoirs par la moindre plainte ; ne craignez pas une mauvaise parole, par une mauvaise pensée.
Ah mon Dieu à qui croire sur la terre si je ne croyais pas en vous. Je serai triste, triste plus constamment triste que vous, car je n’ai rien qui me distraie du seul sentiment du seul intérêt qui occupe mon âme, mais je croirai que la vôtre retourne à moi, à moi toujours dans tous les instants que vous n’êtes pas forcé de consacrer à d’autres soins et je le répète vous êtes heureux bien plus heureux que moi, car vous aviez d’autres soins ! Moi, je n’ai rien ! Vous m’avez dit qu’aussi tôt la dissolution prononcée vous êtes forcé de venir à Paris pour huit jours au moins, afin de voir votre monde, de vous concerter avec lui, votre tournée de province remplace t-elle cela ? Ne serait-elle avant, après ? Enfin je vous en prie soyez clair, bien clair dans ce que vous allez me répondre, moi je je serai bien sage, je vous le promets.

Midi. Les expressions de votre lettre me touchent, je viens de la relire. Oui, je serai tout ce que vous voulez que je sois, comptez là-dessus. Je serai tout bonnement triste, triste, pas autre chose. J’attendrai avec confiance, mais avec impatience. Vous permettez que je sois impatiente, n’est-ce pas ?
La petite princesse est partie ce matin, pour Maintenon avec son fils. C’est une partie d’enfance où elle va passer quelques jours. Ah comme j’acceptais avec transport ces parties là, comme c’étaient mes vraies fêtes ! Mon Dieu, que je suis isolée ! Lady Granville qui devait revenir aujourd’hui se remet à la semaine prochaine. Je n’ai pas de ressources de femmes. Je verrai à passer mon temps comme je pourrai. Quelle longue lettre !
Adieu, que d’adieux nous allons encore nous adresser. Il y en aura tant que je ne les aimerai plus. Ah quel blasphème ! je voulais dire que je serai lasse de les faire voyager toujours. Un peu de repos je vous en prie, du repos dans mon cabinet sur mon canapé vert. Ah mon Dieu ! Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°45 Samedi 5 heures

Si vous pouvez n’être pas trop contrariée, pas trop en colère comme vous dites, de l’article du Temps, n’y manquez pas, je vous prie. Je n’y penserai plus. J’en ai été préoccupé pour vous. Je vous ai vue inquiète de la plus simple apparition de votre nom dans les journaux. Vous m’avez parlé avec un peu de trouble de quelques lignes de la Presse que la petite princesse vous avait fait remarquer. Les difficultés de votre situation, l’humeur de M. de Lieven le surcroît d’ennui que ces malices là, un peu répétées, pourraient vous causer tout cela, m’est tout à coup venu à l’esprit. Pour moi-même, rien ne m’est plus indifférent, et je n’y aurais fait aucune attention.
Mais j’ai bien envie de vous gronder. Vous ne voulez pas " que je m’inquiète " pour vous, que mon affection pour vous soit pour moi " l’occasion de la moindre peine". Et pour qui voulez-vous donc que je m’inquiète ? D’où voulez-vous que me viennent des plaisirs ou des peines.? Madame, vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies. Savez-vous ce qu’il y a dans vos paroles ? La triste habitude de voir l’affection hésiter, reculer, se cacher ou s’enfuir devant la menace, le chagrin, un obstacle sérieux, un grand ennui, un intérêt politique, que sais-je ? J’ai été plus heureux que vous en ce genre. J’ai connu, j’ai goûté des affections étrangères à toutes les craintes supérieures à toutes les épreuves, qui les acceptaient avec une sorte de joie et comme un droit dont elles étaient fières ; des affections vraiment faites for better and for worse et toujours les mêmes en effet dans la bonne ou la mauvaise fortune, dans le plaisir ou la peine, sans y avoir aucun mérité, sans y penser seulement. J’ai appris d’elles à n’y point penser moi-même, à avoir en elles tant de foi que de trouver tout simple que le chagrin leur vint de moi comme le bonheur. Et je suis sûr qu’elles avaient en moi, la même confiance. Que le temps ne nous soit pas refusé, Madame, et cette confiance vous viendra; et vous ne songerez plus à me demander de ne pas m’inquiéter pour vous, de n’avoir point de peine à cause de vous. Et je ne vous gronderai plus comme aujourd’hui.

Dimanche 7 h 1/2 M. Duvergier de Hauranne vient de partir. Nous sommes convenus que nous nous retrouverions à Paris au moment où la dissolution serait prononcée, pour convenir à de ce que nous avions à écrire partout à nos amis. Tout indique que ce sera du 1er au 10 Octobre. Je vais m’arranger pour expédier d’ici là mes affaires électorales de Normandie, pour avoir vu qui je dois voir, être allé où je dois aller, avoir dîné où je dois dîner. Vous n’aviez pas besoin de me faire remarquer votre petite vengeance de ne me parler du retard du mariage de M. Duchâtel qu’à la quatrième page. Je l’avais remarquée dès la première ligne. Mais comment pouvez-vous dire que je vous ai annoncé ce retard froidement ? Votre pénétration est là en défaut. Si vous aviez dit timidement avec crainte à la bonne heure. J’ai craint votre injustice, la vivacité de votre injustice, et le chagrin qu’elle nous ferait à tous les deux, à part l’autre chagrin lui-même, le chagrin fondamental. C’est là, j’en conviens, le premier sentiment qui m’a préoccupé, et qui a pu percer dans ma lettre. Mais froidement ! c’est un vilain mot, Madame, un mot coupable.
Les hommes sont bien malheureux dans leurs relations les plus douces. C’est sur eux que pèsent les affaires, les affaires proprement, dites, politiques, domestiques, ou autres. S’ils ne les faisaient pas bien s’ils n’y suffisaient pas, si leur situation, en était tant soit peu abaissée, leur considération tant soit peu diminué, ils perdraient aussi un peu, beaucoup peut-être, dans la pensée, dans l’imagination, et quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus. Il faut donc qu’ils y regardent bien, qu’ils n’oublient aucune nécessité qu’ils prennent leurs arrangements, leur temps, qu’ils pensent à tout, qu’ils suffisent à tout, que toutes les affaires soient faites, et bien faites. Et quand ils font cela et ce qu’il faut pour cela, on s’étonne, on les taxe de froideur. Ce n’est pas bien, dearest. Cela ne fait que rendre le chagrin plus triste et le devoir plus difficile. Je vous en prie ; ayez avant l’époque où je vous ai ajournée, la foi que vous aurez certainement alors.
Ma mère est mieux. Les bains de pieds et le régime ont fait disparaître les étourdissements & diminué la lourdeur de tête. J’espère que nous n’aurons pas besoin de recourir à d’autres remèdes. Mais cette disposition et ses retours répétés m’inquiètent. Mes enfants sont à merveille. Nous avons depuis quatre jours le plus magnifique temps du monde, un soleil très brillant et qui n’altère point la fraîcheur de la terre. J’ai fait hier et avant-hier avec M. Duvergier, des promenades immenses dans les vallées, dans les bois. Tout le long, tout le long de la promenade, je la faisais avec un autre qu’avec lui, je parlais à une autre qu’à lui. César dictait à quatre secrétaires à la fois. J’ai fait bien mieux que César, quoique je n’eusse que deux pensées et deux conversations. Mais il y en avait une si charmante, si puissante ? L’autre était, à coup sûr, beaucoup plus méritoire que toutes les lettres de César.

10 h 1/2 Je vous remercie mille fois de votre longue, bonne, tendre lettre. Peu m’importent les détails sur M. Molé. Nous en causerons à notre aise quand nous serons ensemble. Car nous serons ensemble. J’en suis bien plus occupé que je ne vous le dis. Je travaille à fixer le jour. J’arrange, je combine. J’espère pouvoir vous le dire positivement demain ou après-demain. Ne parlez pas mal d’Adieu. Tout à l’heure, il y a une minute, je viens de le trouver si doux ! Mais vous savez bien que je suis pour la présence réelle, si fort que vous m’avez reproché de ne pas savoir jouir d’autre chose. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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47. Paris, dimanche le 21 Septembre 9h1/2

Quel triste réveil. Votre lettre, vous savez ce qu’elle contenait cette lettre ? Point de noce. Votre mère malade. Vos occupations électorales en province, pas la plus légère espérance d’une course à Paris, et tout cela m’arrive le jour où devait tenir pour moi tant de bonheur !
En même temps, je reçois deux lettres de mon mari dont je vous transmets les passages importants dans la première du 5 Sept. il me dit : "Tu me fais de nouvelles propositions sur un voyage de circumnavigation pour te rencontrer au Havre ! S’il n’existait pas des entraves insurmontables à une telle entreprise, j’y aurais pensé à deux fois d’après les allusions qui ont été faites à ce sujet à mon passage par Carlsbad. Ce sont les conséquences nécessaires d’une fausse position trop prolongée. Il est urgent qu’elle subisse une modification d’un côté ou de l’autre."
Dans la seconde lettre du 10 Septembre " Ton N°356 m’est parvenu hier, le précédent n’est point entré encore. C’est pour cela peut-être que celui-ci ne m’est point intelligible. Tu sembles avoir reçu la lettre par laquelle je te demandai de me faire connaître ta détermination. Je suis dans l’obligation d’insister sur une réponse catégorique, car je dois moi-même rendre compte des déterminations que j’aurai à prendre en conséquence. Je t’exhorte donc à me faire connaître sans délai, si tu as intention de venir me rejoindre on non. Je dois dans un délai donné prendre une résolution quelque pénible que puisse m’être une semblable nécessité."
Que direz-vous Monsieur de tout cela ? Il est évident par la première, que des commérages ont voyagé jusqu’à Carlsbad ; & par la seconde qu’il a pris envers l’Empereur l’engagement de me forcer à tout prix à quitter Paris ? Voilà où j’en suis. Savez-vous ce qui arrivera ? L’Empereur lui permettra de venir sous la condition expresse de m’emmener et lui viendra avec empressement, incognito me surprendre. Car voilà sa jalousie éveillée, & je le connais. Il est terrible. Il est clair qu’il ne croira pas un mot des certificat du médecin. Car il me dit dans une autre partie de sa lettre " il est plaisant de remarquer que les médecins de Granville le renvoient de Paris, & que les tiens t’ordonnent d’y rester, ils sont complaisants, avant tout." Si, si ce que je crois arrive, c’est sur la mi octobre que mon mari serait ici. Qui me donnera force & courage ? Je suis bien abandonnée.
Ma journée hier a été plus triste que de coutume. Votre lettre m’avait accablée. J’ai eu de la distraction cependant, le prince Paul de Wurtemberg pendant un temps, qui m’a fait le récit de tous les embarras existants encore pour le mariage. Mon ambassadeur en suite. Ma promenade d ’habitude au bois de Boulogne, mais  tout cela n’y a rien fait ; à dîner il m’a pris d’horribles souvenirs. Je n’étais qu’à eux, à eux comme aux premiers temps de mes malheurs. Tout le reste était à la surface tout, oui vous-même. Le fond de mon cœur était le désespoir, je ne trouvais que cela de réel. Je demande pardon à ces créatures chéries d’avoir
été si longtemps détournées de mon chagrin. Je demandais à Dieu comme le premier jour, de me réunir à eux dans la tombe, dans le ciel, tout de suite dans ce tombeau. Je n’entendais & ne voyais rien, Marie parlait je ne l’écoutais pas et tout à coup des sanglots affreux se sont échappés de
mon coeur. Vous ne savez pas comme je sais pleurer. Vous ne pourriez pas écouter mes sanglots, ils vous feraient trop de mal.

J’ai quitté la table, j’ai pleuré, pleuré sur l’épaule de cette pauvre Marie qui pleurait elle-même sans savoir de quoi. J’ai ouvert ma porte à 9 h 1/2. Je n’ai vu que mon ambassadeur & Pozzo.
Ma nuit a été mauvaise, & mon réveil je vous l’ai dit.
Midi
Qu’est-ce que votre mère vous donne de l’inquiétude, puisque le cas de la dissolution échéant vous pourriez être forcé de la quitter pendant quelques jours ne serait-il pas plus prudent, & plus naturel de la ramener à Paris, d’y revenir tous, de vous y établir. Cette question ne vous est-elle pas venue ? L’été est fini, la campagne n’est plus du bénéfice pour la santé.
Un courrier de Stuttgard a posté au prince de Wurtemberg défense de conclure le mariage à moins qu’il ne soit stipulé que tous les enfants seront protestants. La Reine exige qu’ils soient tous catholiques, le prince se conforme à cette volonté qui est celle de la princesse aussi, & il a écrit au roi de Würtemberg en date du 19 par courrier français qu’il passerait outre si même le Roi n’accordait pas son consentement. Dans ce dernier cas cependant il est évident que le ministre de Würtemberg n’assisterait pas à la noce & que cela ferait un petit scandale. Le prince Paul jouit de tout cela. Il abhore son frère. Hier il a dîné à St Cloud
pour la première fois depuis 7 ans.
Je cherche à me distraire en vous contant ce qui ne m’intéresse pas le moins du monde. Adieu Monsieur, dès que je suis triste, je suis malade, j’espère ne pas le dernier trop sérieusement. Je voudrais me distraire, je ne sais comment m’y prendre.
Dites-moi bien exactement des nouvelles de votre mère, & dites-moi surtout, si vous n’auriez pas plus confiance dans le médecin de Paris & les soins qu’elle trouverait ici.

Adieu. Adieu toujours adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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48. Lundi le 25 Septembre
10 heures

Je l’ai parfaitement prévu, pensé sans vous le dire, que les amis s’inquiéteraient, & vous tourmenteraient encore plus que les ennemis. Vous ne m’apprenez, donc rien de nouveau. J’avais l’instinct de cela de mille autres choses quand je vous disais, il y a trois semaines je crois que notre bon temps était passé. Soyez en sûr ces huit jours de parfaite liberté ne peuvent plus renaître. Mais que de tristes réflexions à faire pour moi ! Savez-vous bien où tout cela peut mener ? Nous ne sommes qu’au début de tracasseries interminables, et croyez-vous que l’Empereur permette, puisse permettre que mon nom se trouve mêlé à des intrigues françaises puis-je m’y exposer moi-même quel air cela a-t-il ?
Dans mon pays Monsieur je suis une très grande dame, la première dame par mon rang, par ma place au Palais et plus encore, parce que je suis la seule dame de l’Empire qui soit comptée comme vivant dans la familiarité de l’Emp. & de l’Impératrice. J’appartiens à la famille voilà ma position sociale à Pétersbourg, et voilà pourquoi la colère de l’Empereur est si grande de voir le pays de révolution honoré de ma présence. Monsieur ne riez pas quoique j’en ai grande envie, c’est du grand sérieux. Avec des idées pareilles imaginez ce qu’il va dire quand lui arriveront les commérages, les petits journaux, les grands peut-être, que sais-je, des tracasseries politiques, et vous Monsieur emmènerez-vous un auditoire pour voir, entendre, ce qui se fait, ce qui se dit dans mon cabinet vert ? Persuaderez-vous des amis méfiants, des ennemies acharnés ? Vous me faites sortir Monsieur d’une position qui était devenue bonne qui serait devenue meilleure. Je suis toujours restée au courant des affaires de l’Europe.
Je n’ai jamais connu les intrigues de partis en France que pour en rire. Je n’ai pas pris plus d’intérêt à un homme politique qu’à un autre. Voilà ce qui était bien, ce qui faisait pour moi, de ce qui se passe ici, un spectacle animé curieux mais rien qu’un spectacle dont je jouissais avec ma petite société en pleine innocence, & pleine insouciance. Déjà cette position commence à s’altérer, je le vois à la mine de la petite diplomatie de petite espèces. Elle est encore un peu ahurie, et je ne manque aucune occasion de la dérouter. Je poursuivais dans cette intention mais cela me réussira-t-il ? Je vous ai montré pour mon compte le très mauvais côté de ma position actuelle. J’ai été chercher le pire parce qu’en fait de mal, j’aime à échapper aux surprises, je veux vous dire cependant que je ne m’agite pas, je ne m’inquiète pas plus qu’il en faut. Je compte un peu sur mon savoir-faire, infiniment sur mon innocence. Nous verrons comment cela pourra aller.
Mais arrivons enfin à ce qui nous importe à nous. Quand vous reverrai- je? Je vous ai écrit une triste lettre hier, n’était-elle pas même un peu brutale Je me sais jamais ce que j’ai écrit, mais j’ai toujours souvenance de l’impression sous laquelle j’ai écrit. Cette impression était bien mauvaise. Elle n’est guère meilleure aujourd’hui. J’ai un chagrin profond. Vous ne sauriez croire tout ce que j’essaye pour me distraire. Ne vous fâchez pas je cherche à me distraire de vous car lorsque je me livre à vous dans ma pensée je me sens toujours prête à fondre en larmes. Je me puis pas vivre comme cela, je ne puis pas me bien porter, vous voulez que je me porte bien. Mais que faire, qu’imaginer ?
Je lis un peu. Je me promène plus longtemps que de coutume. Le soir je quitte ma place, je fais de la musique je dis des bêtises. Enfin je ne me ressemble pas. Hier au soir si vous étiez entré vous ne vous seriez pas reconnu chez moi. Marie occupant mon coin, ce coin encombré de gravures, et garni, par M. Caraffa, dont les yeux noirs trouvent, les yeux bleus de Marie fort beaux. M. Durazzo M. Henage je ne sais quel jeune anglais encore. Moi au piano avec toute la Sardaigne qui chantait on me rappelait des morceaux de Bellini, Adair quelques autres je ne sais plus qui. Le piano est devant une glace. J’y voyais la porte, & je me suis dit vingt fois, cent fois " S’il entrait ! " Et je voyais dans la glace que mes yeux prenaient une autre expression.
En vérité Monsieur je ne conçois pas comment je pourrai aller longtemps comme cela et je frissonne en vous disant cela. Madame de Castellane est venue chez moi hier matin, et en m’attendant nullement à l’objet de cette visite ; elle m’a fort adroitement amenée à ne pas pouvoir lui refuser d’aller dîner chez elle un jour. Cela ne me plait pas cependant. J’ai choisi jeudi. Pendant qu’elle était là je reçu un billet de M. Molé. Un billet de phrases galantes, qui ne demandait pas de réponse. Tout cela veut-il couvrir les pêchés passés, ou servir de masque à de nouveaux ? Ah, j’ai le Temps sur le cœur.
2 heures. Je viens d’écrire une bonne et forte lettre à M. de Lieven. Je crois que vous en sériez très content. Je ne comprends pas ce qu’il pourra y répondre. Mon fils qui est auprès de lui me mande qu’il est comme fou sur le chapitre de mon séjour ici, et qu’il n’y a pas moyen de placer un mot en ma faveur. C’est une vraie démence. Que de tracas de tous les côtés, que des images qui s’amoncellent ! Et les compensations en bonheur que j’ai trouvées, que le ciel a mis sur ma route quand reluira-t-il pour moi ?
M. de Broglie va revenir pour les couches de sa fille. Cela ne peut-il pas faire un petit prétexte ! Mais par dessus tout la santé de votre mère ? L’air n’est-il pas plus froid en Normandie ? Les cheminées ferment ici elle serait mieux. Pourquoi ne pas établir d’avance qu’il faut rentrer plutôt en ville. Vous n’avez pas d’habitudes sur ce chapitre, car vous n’êtes établi chez vous à la campagne que depuis cette année. Et mon dieu que me sert de vous fournir toutes ces raisons, si elles ne vous viennent pas à l’esprit, si elles ne vous viennent pas au cœur (Oh la mauvaise parole).
Je ne pense pas ce que je vous dis, mais permettez-moi d’être triste, extrêmement triste, & de le rester tant que vous ne m’aurez pas fourni une date. Le 25 aujourd’hui m’a fait mal. J’y avais tant compté. Ce salon ce cabinet que je regardais avec tant de complaisance en pensant au 25, auxquels je trouvais un air si gai, si charmant, il me font un effet désagréable aujour’’hui en y entrant j’avais envie de fermer les yeux. Demain je dîne chez Pozzo, j’avais dit d’avance que je ne serais pas chez moi le soir. Je pensais que le 26 vous en revenant de la noce & moi du dîner nous passerions notre soirée dans mon cabinet ; que vous prendriez du thé à la petite table. Je pensais à de si jolies pensées. Cela fait mal aujourd’hui. Adieu Monsieur, adieu, comme toujours plus que jamais adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°47 Lundi, 5 heures

J’ai besoin de vous parler. Vous n’êtes pas là. Vous ne m’entendez pas. Ce que je vous dis n’ira à vous que dans deux jours. Mais j’ai besoin de vous parler. Vous avez eu un tel accès de désespoir ! Pardon dearest, pardon ; ma première impression n’a pas été toute pour vous, pour vous seule. Je vous ai vue désolée, sanglotant. J’ai été navré. Mais au même instant un mouvement de tristesse toute personnelle s’est élevé en moi. Quoi ? Je ne suis pas encore parvenu à vous donner plus de confiance dans ma tendresse ! Ma tendresse n’a pas sur vous plus de pouvoir ! Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, tout ce que j’ai dans le cœur pour vous. Mais moi je le sais ; je le sens. Quelque fois encore, je m’en étonne ; je me demande si c’est bien vrai. Et ce que je me réponds à moi-même, je vous l’ai dit ; je vous le redis tous les jours. Moi aussi, Madame, j’avais enfermé mon âme dans un tombeau. Vous l’en avez fait sortir. Vous l’avez appelée, et elle est venue à vous ; elle a ressuscité devant vous. Quelle marque d’affection peut égaler celle-là ? Savez-vous quel bonheur j’avais possédé, j’avais perdu ? Savez-vous que si l’on m’eût dit : - Il y a sur la terre une créature, qui peut vous rendre une heure de ce bonheur - j’aurais souri, avec le plus incrédule dédain ? Et que, si l’on m’eût dit aussi : - cherchez dans le monde entier une épingle perdue, si vous la trouvez, vous retrouverez une heure de votre bonheur je serais parti, à l’instant même ; j’aurais cherché toute ma vie pour courir après cette imperceptible chance ? Voilà où j’en étais Madame, avant le 15 Juin. Voilà quel chemin j’ai eu à faire pour arriver à vous, pour vous dire ce que je vous dis aujourd’hui. Est-ce assez pour que j’aie sur vous la puissance d’écarter le désespoir, d’arrêter les sanglots ? Est-ce assez pour que vous ayez foi, en moi ? Et vous croyez que je ne supporterais pas vos sanglots !
Je supporterais tout, tout, Madame pour combattre, pour adoucir un moment votre peine. J’ai bien supporté de voir mourir, mourir lentement les créatures que j’aimais le mieux au monde ; je n’ai pas cessé un instant de les regarder, de leur parler pour que le sentiment de ma tendresse se mêlât à leur angoisse, à leur dernier souffle et qu’elles l’emportassent en me quittant. Et ce qui m’a donné, ce qui je crois me donnerait encore ce courage, c’est que j’ai, de la puissance d’une affection vraie et des souveraines douceurs qui y sont attachées, une si haute idée qu’il me semble que le plus grand bien qu’on puisse faire à une créature désolée à une créature qui souffre, c’est de lui répéter sans cesse. Je l’aime ! Je l’aime ! Pour moi, je ne connais point de douleurs que ces mots d’une bouche chérie n’aient la vertu de calmer.

Mardi 7 h. 1/2 Je ne comprends guère comment, dès le 5 sept., aucun commérage aurait pu parvenir à Carlsbad. Il faudrait qu’on sy fût pris de bien bonne heure. Du reste, je crois à beaucoup de malice et de trahison possible. Les passages que vous me transcrivez me tourmentent beaucoup. Il faut attendre l’effet du comte Orloff. C’est sur cela que vous comptez, que nous comptons une chose me déplaît extrêmement dans tout ceci, c’est de ne pouvoir me faire une idée du pays,des mœurs, de l’état social, des caractères qui le rendent possible. Je me rappelle l’indignation où nous étions de ce que l’Empereur Napoléon ne voulait pas souffrir que Mad. de Stael habitât Paris. Et pourtant quelle différence ! Il y avait pour lui un motif, un motif, sérieux.
La conversation, le salon de Madame de Stael auraient été pour lui un véritable embarras. Mais ici, quel intérêt peut-on avoir à vous faire sortir de France ? Quel inconvénient entraîne votre séjour ? Une pure fantaisie. Cela déplaît. Vous ne faites pas tout ce qui plait. Quel misérable et terrible enfantillage ! J’ai bien envie de crier : vive la Charte !
Je reviens à M. de Lieven. Que lui répondez-vous ? Vous avez, avec lui, comme avec l’Empereur, comme avec tout votre monde, une situation faite, déterminée. Vous vous y êtes bien positivement établie et dans vos entretiens de Londres avec le comte Orloff et dans les lettres à lui et à M. de Lieven que vous m’avez montrées. Vous devez, ce me semble vous y maintenir tout simplement. Les hésitations, les agitations, même purement apparentes de langage seulement rendent tout beaucoup plus difficile. Une résolution simple. claire, clairement exprimée et tranquillement maintenue, coupe court à beaucoup d’embarras, non seulement au fond, mais dans la forme. Car je ne mets pas le fond en doute ; c’est de la forme et des embarras extérieurs qu’il s’agit. C’est à cela qu’il faut pourvoir. Nous en causerons bien complètement le 6 octobre. J’attends de jour en jour l’ordonnance de dissolution.
Ma mère est beaucoup mieux. A moins de nouvel accident, je ne puis penser à lui proposer de revenir plutôt à Paris. Elle se trouve bien ici. Ma mère est à l’age où l’on a un égal besoin de distraction et de repos. La campagne lui donne l’un et l’autre. Il y a une foule de petits intérêts, de petits soins qui l’amusent; et l’égalité de la vie, le silence de l’atmosphère, la paix de tous les aspects qui l’environnent lui assurent cette espèce de quiétude morale qui dépend, pour les vieillards des circonstances physiques au milieu desquelles ils sont placés. Si l’indisposition de ma mère reparaissait un peu sérieusement je n’hésiterais cependant pas à la ramener tout de suite à Paris. Mais comme elle en serait, fort contrariée, il y faut une vraie nécessité.

11 heures Voilà le N° 48. Qu’il est triste et si bon, si doux ! Je me console un peu en pensant que vous serez, que vous êtes déjà, un peu consolée. Vous avez une date. Nous avons une date. Il y a encore dans ce n°48, une bien mauvaise, une bien coupable parole. Je n’y reviens pas aujourd’hui. Mais j’y reviendrai. Dearest, ne me mettez rien sur le cœur. Il y a tant de choses dedans ! et toutes pour vous ! Adieu. Adieu. Adieu me plaît, mais ne me suffit pas. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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49. Mardi 9 heures le 26 septembre

Mon Dieu que vous avez raison lorsque vous me dites " Vous avez rencontré sur votre chemin bien peu d’affections vraies." Que vous avez raison encore quand vous attribuez bien ma méfiance à cette triste habitude de n’avoir jamais trouvé de vrai dévouement. Je vous remercie, je vous remercie beaucoup de m’expliquer si naturellement cette injustice dans mon caractère. Ce défaut n’était pas dans mon cœur, il y est venu par l’expérience mais Monsieur, cette découverte c’est vous qui me la faites faire ce matin par votre lettre. Je voudrais bien vous dire, vous prouver tout ce que je vous en porte de reconnaissance. Eh bien, je vous entends d’ici vous ne voulez une preuve une seule. Vous l’aurez. Je veux croire croire, tout ce qui me vient de vous, croire en vous, ne croire qu’en vous. Ah si vous saviez comme ces élans de mon âme sont sincères, comme cette promesse vient du fond de mon cœur vous m’aimeriez dans ce moment si vous étiez auprès de moi.
Je suis triste de penser que mes deux dernières lettres vous auront donné de l’humeur, et j’ouvrirai la vôtre demain avec un peu de crainte. J’ai peur de vous Monsieur, oui j’ai peur, quand je sens que j’ai pu vous déplaire, que je vous ai montré de l’impatience, de l’injustice. Pardonnez-moi, pardonnez moi, je vous en prie. Regardez au fond de tout cela, pardonnez-moi la forme. Vous verrez comme bientôt vous n’aurez plus rien à me pardonner & vous serez joyeux de votre ouvrage. Je relis votre lettre & j’y trouve bien quelque chose à redire. En parlant des soucis qui pèsent sur les hommes, de leurs devoirs de tous genres, vous ajoutez : " Si leur situation était un peu abaissée, leur considération tant soit peu diminuée, ils perdraient un peu, beaucoup peut être dans la pensée, dans l’imagination, & quelque jour dans le cœur des personnes qui les aiment le plus." De qui parlez-vous là Monsieur, il n’est pas possible que vous ayez pensé à moi en écrivant cela. J’aime votre gloire, parce que vous l’aimez, j’aime tout ce que vous aimez, mais pour moi pour ma satisfaction ? Ah c’est votre cœur seul qu’il me faut. Vous, un cottage. Vous, toujours, sans cesse, sans autre intérêt sans autre distraction pour vous, comme pour moi. Voilà Monsieur comme aime une femme. Mais vous n’êtes pas femme, vous ne comprenez pas. Je vous demande seulement de ne pas mépriser ce que vous ne comprenez pas.Dans ce moment Monsieur je me sens plus haut que vous.
Me voila donc attendant celle dissolution avec une impatience ! Je crains d’y montrer trop d’intérêt. Hier soir j’ai demandé quand elle aurait lieu. J’ai essayé de donner à mon accent toute l’indifférence possible, je crains que cela ne m’ait pas beaucoup réussi. M. Molé était chez moi, il m’a dit : " ni tout de suite, ni très tard. Un juste milieu." cela ne m’a pas beaucoup avancé. J’ai été un moment seule avec lui, il est venu de bonne heure. Il est plein de recherches, de manières gracieuses. Il va à Compiègne demain. Il veut que je remette à lundi le dîner chez Mad. de Castellane afin qu’il puisse en être. Tout cela ne me plaît pas trop, & il m’est difficile de m’en tirer. L’article du Journal des Débats hier lui a paru être écrit tout à fait dans votre intérêt.
M. de Pahlen, Pozzo, M. de Boigne, Mad. Durazzo et le prince Schenberg passèrent la soirée chez moi. Je la finis tête-à-tête avec Pahlen, c’est toujours de mon mari que nous parlons ensemble, & quoique ce soit triste nous avons fini par rire. J’ai eu une lettre de M. Thiers ce matin de Cauterets encore. Il s’ennuie. Le 1er octobre il le quitte avec sa famille. Ils iront passer quelques jours chez M. de Cases ou chez M. de Talleyrand, et puis il va établir sa famille à Lille & lui-même veut aller en Hollande. Il passera par Paris peut-être, il n’en est pas sûr mais s’il y passe je le verrai.
On m’écrit de Valençay que la visite de M. Salvandy a eu pour objet de faire comprendre que M. de Valençay ne pouvait pas être fait pair à la prochaine nomination. Cela a donné beaucoup d’humeur. Je veux tout de suite avoir expédié toutes mes petites nouvelles. M. de Hugel est fou. Je m’en étais aperçu un peu ; vous ne sauriez croire l’instinct & que j’ai pour cela, & hier au soir M. Molé m’a dit avant que je lui en parlasse qu’il le croyait dérangé. Il vient chez lui à huit heures du matin tous les jours, les larmes aux yeux, lui découvrir une nouvelle conspiration.
Je reviens à vous. Il est dix heures & demi, vous recevez ma lettre ; encore une mauvaise lettre, je suis en grande colère contre moi-même et vous êtes si doux pour moi, si doux, si bon ! Mais, Monsieur l’absence ne vous vaut rien. Vous faites tant de mauvaises découvertes sur mon compte ! Si cela dure encore vous finirez par trouver que vous avez fait un bien mauvais marché, venez prendre tranquille possession de votre bien, & vous penserez autrement. Je suis bien aise des bonnes nouvelles de votre mère & de vos enfants ; mais vraiment établissez les ici, vous serez moins inquiet pour votre mère ; est- ce que vous ne trouvez donc pas cela vous même.
Ce n’est plus de moi que je parle. Je dîne aujourd’hui chez Pozzo. J’irai embrasser Lady Granville avant de m’y rendre. Ils arrivent ce matin, c’est un grand plaisir pour moi. 1 heure M. l’officier de la légion d’honneur est venu m’interrompre ; après lui mon énorme toilette, maintenant je vais faire ma première promenade. Ah ! si je pouvais aller vers vous au lieu de cette lettre ! Si tout à coup je me trouvais dans ce cabinet que vous fermez à clé ! Monsieur, je vais dire mille bêtises. Faites-moi taire. Vous me promettez de me nommer un jour dans la lettre que je reverrai demain ou après-demain. Mais sur cela vous seront arrivées mes mauvaises lettres, vous vous serez fâché, vous n’aurez plus en envie de me donner le moindre plaisir. Monsieur je crois que je me trompe encore, vous aurez eu pitié de moi, vous m’aurez plainte, mais vous ne m’aurez pas punie. Demain à 10 h 1/2, je me dirai que vous n’êtes plus fâché, que vous m’aimez encore, toujours, oui toujours, toujours.
Ah ! Que d’adieux, je vous adresse en répétant un mot toujours. C’est celui-ci qui est le bon aujourd’hui toujours.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°49 Jeudi 28, 6 heures

Je suis rentré tard hier. J’étais fatigué. Je me suis couché. Aujourd’hui, je me lève de bonne heure avant le soleil. Le 6 octobre, je ferai le contraire. J’aurai couru toute la nuit. Je me coucherai en arrivant à Paris au moment où le soleil se lèvera. Peu m’importe qu’il y ait un soleil au ciel ce jour-là. Je sais où trouver le mien. Je n’y veux pas trop penser. C’est encore si loin. De demain, vendredi, en huit jours. Y aura-t-il ce jour-là, ou le lendemain un dîner chez Pozzo, ou je ne sais quoi qui vous autorise, à fermer votre porte le soir ? Le lendemain vaudrait mieux peut-être. La dissolution sera au Moniteur le 4. Les élections commenceront le 4 novembre. Je crois mon renseignement positif.
Que de lettres j’écrirai d’ici-là ! On y tient beaucoup. Déjà, il m’arrive des plaintes de ce que je n’écris pas assez. On manque de conseils, d’informations. On veut pouvoir lire à ses amis des passages de mes lettres. J’admire infiniment le proverbe italien : lutto’l mondo e come la nostra famiglia. Il faut vos lettres à Lady Granville pour s’amuser et amuser son mari. Il faut les miennes à mes amis politiques... aussi pour s’amuser eux et leurs amis ; car c’est bien plus de l’amusement, un peu de mouvement moral qu’ils y cherchent, qu’une utilité immédiate et positive. Je leur donnerai satisfaction. Je vais écrire, écrire écrire.
Comment ? Ce pauvre M. de Hügel est fou ? Cela ne m’étonne pas. Il avait depuis quelque temps quelque chose de mystérieux et d’excessivement subtil qui m’étonnait quelques fois. Je l’attribuais à la nature de son esprit. Les Allemands ont de cela. Ils arrivent à la finesse par la subtilité et à la discrétion politique par le mystère. Qui M. de Metternich, enverra-t-il ici à sa place, en l’absence de l’Ambassadeur ? Car je ne suppose pas que les chargés d’affaires aient le privilège des Rois. Ils ne peuvent pas être fous.
Je suis charmé que les Granville soient revenus. C’est une intimité que je vous aime. Quand ils ne seront plus si effarouchés de mes rivalités politiques, j’essaierai d’y entrer un peu.
Que vous revient-il de Londres ? Je ne suppose pas qu’il se passe rien de significatif à la petite session de Novembre. Elle n’aura, je crois, que la liste civile pour objet. Les radicaux me paraissent bien modestes, bien décidés, à accepter qu’on ne leur donne rien pour éviter l’alliance des Whigs et des conservateurs. Mais la nullité et l’inaction ne sont pas, quoiqu’on en dise des éléments de durée.
De quoi je vous parle là ? Il semble que moi aussi, je veux épuiser mes petites nouvelles. J’accueille très bien les vôtres ; mais laissez-les toutes pour me dire, pour me redire toujours comment aime une femme. Le 6 octobre, dearest, dans notre cabinet, je vous dirai, et je suis sûr que vous me croirez, je vous dirai à quel point je vous comprends ? Je vous dirai quelle vie eût été pour moi aussi douce, aussi pleine que pour vous. Je ne veux pas l’écrire. Il y a des choses que je n’aime pas à écrire. Elles sont intimes à ce point qu’il me déplaît de les voir exposées au grand air, exposées à tomber je ne sais sous qu’ils yeux, à provoquer je ne sais quel sourire. Même très sûr que cela n’arrivera pas, l’idée seule de la possibilité me choque et m’arrête. Mais quand je vous aurai dit à quel point je vous comprends vous conviendrez avec moi que femme ou homme, quand on aime, on veut que ce qu’on aime se déploie dans toute sa beauté, s’élève aussi haut qu’il se peut élever. L’amour se passe de tout et prétend à tout. Il se suffit parfaitement à lui-même, et rien ne suffit à son ambition. Je suis sûr que vous pensez, que vous sentez comme moi. Mais encore une fois, je ne veux pas écrire tout ce que j’ai dans le cœur.
J’attends votre lettre de ce matin avec une douce sécurité. Elle répondra à celle où je vous donnais une date. Mais gardez-vous bien de jamais me taire aucune de vos impatiences, de vos injustices. J’ai droit à tout, et je veux tout avoir le worse comme le better. En attendant, je vais écrire à droite & à gauche. Je vous quitte pour je ne sais qui & je ne sais combien.

11 heures
Le courrier m’arrive au milieu de quatre visiteurs. Je viens pourtant de parcourir le N° 50. Que de doutes et tristes choses ! Oui, dearest, comptez sur toujours. Adieu et toujours. Il faudra bien que nous venions à bout de cette situation. Soyez tranquille. Je veillerai sur moi jusqu’au 6. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°59. Dimanche 15. 4 heures

Moi aussi, j’ai envie de me distraire. Si j’étais la lettre, si j’habitais où elle habite, l’idée ne m’en viendrait même pas. Si seulement je vous écrivais à mon gré, à mon libre gré ! Mais je ne sais, depuis trois jours, notre correspondance, la vôtre comme la mienne votre N° de ce matin par exemple me suffit moins que jamais. Décidément, je ne serai content que le 31. Votre excursion en Portugal est venue bien à propos. J’y pensais ce matin même en m’habillant, et je pensais tout ce que vous me dites. J’aime ces harmonies imprévues. Oui, la politique Anglaise est bien tombée. Ce n’est pas la seule. Je suis dans une veine de grand dédain. C’est la consolation des oisifs ; je sais cela. Pourquoi me la refuserais-je ?
Je me rappelle il y a quelques années, en 1833 en 34 nous admirions, entre gens d’esprit, la vertu du gouvernement représentatif qui portait les gens d’esprit au pouvoir. Il me prit un remords de notre arrogance ; et je prédis qu’un jour, pour nous en punir, nous serions écartés, des Affaires précisément comme gens d’esprit, et par des adversaires dont le titre serait d’avoir moins d’esprit que nous, moins de talent que nous, moins de courage que nous, d’être des médiocrités enfin, comme dit Lord Aberdeen, la médiocrité a des droits immenses, surtout quand l’esprit démocratique prévaut. Droite précaire pourtant car l’esprit démocratique a beau être petit les affaires des peuples sont grandes, et ne se laissent pas longtemps rabaisser autant que le voudraient ceux à qui toute grandeur déplaît. Et il faut bien que tôt ou tard la taille des hommes se rajuste à la taille des affaires. Au fond Madame, je n’ai pas perdu mon arrogance. Je suis toujours sûr que le pouvoir appartient aux gens d’esprit, aux plus gens d’esprit, et qu’il ne peut manquer de leur revenir. Mais nous passons si vite, gens d’esprit ou non ! Nous avons si peu le temps d’attendre !
Je trouve ceci dans une lettre que je recevais en Octobre 1821, il y a seize ans « J’ai toujours vu tourner à ton profit, les retards même que tu n’aurais pu prévenir. Je te crois du bonheur. Cette croyance serait un enfantillage si elle ne se fondait sur ce que je le crois destiné à quelque chose en ce monde. Je sais bien cependant combien sont vains nos jugements sur les voies de la Providence. Je sais que dans sa terrible magnificence, elle peut créer et faire croître un homme supérieur pour le service d’un dessein, d’une idée destinée après d’infinies transformations à porter son fruit dans quelques milliers d’années. Je sais qu’elle peut fonder l’accomplissement de ses moindres vues sur la destruction de ses plus beaux ouvrages. Et c’est là ce qui m’épouvante sur notre petitesse, bien plus que l’immensité des cieux, le nombre et la grandeur des étoiles. Et pourtant, mon ami, j’ai sur toi, pour toi, de la confiance, beaucoup de confiance. »
Combien il faut que j’en aie en vous, moi, pour vous montrer ainsi toutes choses, tout ce qu’il y a pour moi de plus intime, non seulement dans le présent, mais dans le passé ! Mais, puisque je l’ai cette confiance, pourquoi ne vous la montrerais-je pas ? Pourquoi ne verriez-vous pas vous ce que m’écrivait sur moi-même, il y a seize ans, une âme bien noble et bien tendre ? Eh bien, cette sécurité qu’elle avait sur mon avenir, et qui la rendait patiente, même dans les plus mauvais temps, j’en ai moi-même un peu pour mon propre compte. Je me crois appelé à quelque chose qui en vaut la peine, appelé à relever quelque peu la politique de mon pays à faire rentrer dans des voies un peu régulières, et hautes les esprits et les affaires. Je ne me crois pas au bout de ce que je puis faire en ce sens. Et voulez-vous que je vous dise ? Vous avez beaucoup ajouté à ma tranquillité d’esprit. Vous m’avez donné de quoi attendre. Avant le 15 juin, ma patience était de la philosophie, de la vertu. Aujourd’hui je n’ai nul besoin de vertu, de philosophie. J’ai le fond de la vie. La broderie viendra quand elle voudra. Je la désire. J’y compte. Mais je l’attends et je l’attendrai sans le moindre effort, avec bien moins d’effort qu’il ne m’en faut pour attendre le 31 octobre. Me voilà bien distrait, n’est-ce pas ?

10 heures
Pourquoi enverriez-vous à M. de Lieven votre lettre au comte Orloff ? Pourquoi celle-là et pas les autres ? Il faut, ce me semble les lui envoyer toutes ou aucune. Et je ne vois point de bonne raison de les lui envoyer toutes. Après son procédé vous avez bien le droit de faire vous-même vos affaires sans lui en rendre compte. Si vous deviez gagner quelque chose à lui tout montrer à la bonne heure ; mais vous n’y gagneriez rien. Point de mystère et point de confiance, lui annoncer toutes vos démarches, et ne point lui en raconter les détails, qu’il sache ce que vous faites et demeure pourtant dans l’incertitude sur ce que vous dites qu’il y ait pour lui à votre égard, de la publicité et de l’inconnu, voilà, si je ne me trompe, ce qui vous convient, comme attitude, et aussi pour le succès.
J’ai bien recommandé, et je recommande de nouveau à M. Génie de vous porter lui-même mes lettres ou de vous les faire porter par quelqu’un de très sûr, qui vous les remette tout simplement ou les remporte s’il ne peut vous les remettre. Je n’ose cependant vous garantir toujours l’adresse, le tact. Donnez-moi à cet égard vos dernières instructions. Voulez-vous que j’use souvent ou rarement de ce moyen? J’ai grand peine à croire que M. de Lieven vienne à Paris, sans en avoir reçu l’autorisation formelle et je doute qu’on la lui envoie sitôt. L’affaire traînera davantage. On vous répondra. On disputera. On essaiera quelque nouveau procédé. Du reste, je ne sais ce que je dis. Vous connaissez ce monde là mieux que moi.

11 heures
’aime le N°60. J’aime beaucoup le N°60. J’aimerais encore mieux le pendant de la lettre. Ah ! Si je l’avais ! Si jamais nous nous séparons encore, il faudra que je l’aie. Mais je ne penserai plus, le 31 à aucune séparation. Adieu, Adieu. Adieu comme dans la lettre. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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66. Samedi 21 octobre midi

Dès que mon fils sera parti. Je vous rendrai un compte détaillé de tout ce qui me regarde, jusque là imaginez vous que depuis 9 h jusqu’à 6, il est là, sans cesse. Que nous avons un travail immense à faire ensemble, que j’ai la tête rompue, renversée, que je n’en puis plus & que si mon cœur est toujours, sans cesse à votre service, mon temps ne l’est pas du tout que je ne sais où trouver deux minutes. Il part après demain. Pauvre jeune homme placé entre son père & sa mère dans des circonstances aussi pénibles.
Je n’ai aucun espoir de ramener mon mari, il a perdu la tête. Il faut que je ramène l’Empereur & vous concevez la difficulté si j’échoue, il y aura un éclat terrible, mais rien ne m’ébranlera. Vous savez où je trouve ma force. J’ai vu M. Génie deux fois ce matin. Il m’a porté votre petit billet & demain il viendra prendre un mot de ma part pour vous l’envoyer par M. Grouchy. Vous voulez un mot, vous l’aurez, je le veux aussi, je veux vous donner de la joie. Je sais ce qu’est elle est immense pour moi.
Thiers a passé deux heures chez moi hier. Il est entré boudant, son humeur s’est éclaircie, et il est sorti enchanté. C’est vous qui faisiez sa mauvaise humeur. Il est ministériel ; si les ministres le soutiennent aux élections. Mais au fond de part ni d’autre cela ne me parait encore bien solidement établi. Il est drôle, il est bavard mais comme j’ai été frappée du peu de facilité & d’élégance avec laquelle il s’exprime ! Comme je suis gâtée il est parti ce matin pour Lille il sera ici la première semaine de Nov. Lui et Berryer se trouveront en présence à Aix & à Marseille on les oppose l’un à l’autre dans les deux villes.
Voyez avec quelle hâte je vous écris, voilà une correction plus ridicule encore que celle de l’autre jour.) Ma santé se ressent de toutes les émotions et les tracasseries qu’on me donne, je ne dors pas. Ah quand me laissera-t-on tranquille. Adieu. Adieu. Vos lettres me soutiennent. Je les aime plus que jamais & plus que jamais adieu. Dans mon n°64, j’étais moins agitée à 9h. qu’à 1 h. parce que j’avis prié mon fils de ne me dire que le matin les choses qui pouvaient m’irriter le plus. Voici les paroles de l’Empereur : " Mon honneur et ma dignité sont blessés par votre femme, elle seule a osé jamais mon autorité. Faites vous obéir par elle, si vous n’y réussissez pas, c’est moi qui la réduirez en poussière." Il nous reste à voir comment ?

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°65 Dimanche 22 7 heures 

Il est très doux de se réveiller quand on a le cœur content. Je ne m’étonne pas que les oiseaux chantent en se réveillant. La vie leur plait, et ils se réjouissent de la retrouver. Je ne chante qu’en dedans ; mais cela me suffit. Je m’entends moi même. Quels enfantillages je vous conte là ! Il faut bien que je vous conte mes enfantillages après mes folies. Une fois ensemble, nous parlerons sérieusement. Nous allons entrer dans la dernière semaine. Il est possible que par des arrangements de voyage j’arrive à Paris, le 31 à 7 heures du matin au lieu de 5 heures du soir. Je vous verrai ainsi quelques heures plutôt. Je vous le dirai positivement d’ici à trois jours. Le réveil du 31 vaudra encore mieux que celui d’aujourd’hui.
En attendant, et dans les moments de liberté qu’on me laisse ; je plante. Mon jardin, n’est pas commencé, mais pour ne pas perdre tout-à-fait cette année, je mets des bouquets d’arbres et d’arbustes là où je suis sûr qu’il en faudra. Il m’est venu hier 76 pins, mélèzes, sapins et arbres verts de toute espèce, déjà un peu grands; et j’ai passé presque toute ma matinée à marquer les places, à faire creuser les trous, tant au bord de la pièce d’eau, tant assez près de la maison autour d’un banc, tant à une place d’où l’en entrevoit une jolie vallée un peu lointaine. N’est-ce pas qu’il faut absolument quelque part une grande allée droite où l’on puisse se promener sans tourner sans cesse, et causer en voyant devant et derrière soi ? J’en aurai une ou plutôt deux tombant l’une sur l’autre à angle droit. La première sera d’arbres ordinaires, tilleuls, marronniers, cerisiers, je ne sais pas bien lesquels ; j’ai envie que la seconde, beaucoup plus courte, soit toute en arbres verts, deux rideaux bien hauts, bien droits, fermant bien les côtés, mais laissant voir le ciel. Qu’en dites-vous ?
Je suis curieux de votre conversation avec Thiers, ce que vous me mandez de lui ne m’étonne pas du tout. Du reste sa conduite dépendra des élections. Si elles lui sont favorables, si la gauche gagne du terrain, il fera de nouveaux pas vers elle, sera exigeant, arrogant, menaçant avec le Ministère. Si l’ancienne majorité revient la même c’est-à-dire affermie, il sera doux, modeste, se fera ministériel soutiendra, promettra. Il y a là cependant pour lui une grosse difficulté. Il ne voudra pas faire ce métier-là gratis ; et on ne pourra lui donner le prix qu’il voudra. J’ai peine à croire qu’il se mette à si bas prix que le marché. soit possible. Nous verrons. Mes nouvelles électorales sont assez bonnes. J’ai grande envie de savoir un peu aussi les projets de Berryer. Je ne crois pas que son bataillon se grossisse autant que quelques personnes l’espèrent ou le craignent. Il n’acquerra pas plus de 15 ou 20 nouveaux membres. Cependant ce sera un petit bataillon et dans une assemblée incertaine, comme le sera encore celle-ci, c’est toujours quelque chose.
On commence donc à vous soutenir un peu. Vous propagez la rébellion. Je suis bien aise que Pozzo s’en mêle. J’ai pour lui un fond de vieux goût. J’en ai toujours pour les hommes dont l’esprit a mis le mien en mouvement et avec qui j’ai causé bien en train, bien à l’aise, n’importe sur quoi. Je vous préviens que je ne vous écrirai cette semaine que des lettres misérables. J’aurai de jour en jour, moins de goût à vous écrire. J’ai une multitude de petites affaires qu’il faut absolument que je règle. On me prend tout mon temps en visites. Je vais trois fois dans la semaine dîner à Lisieux.
Mlle Chabaud, cette amie de ma mère qui était ici et avait bien voulu se charger de la leçon d’anglais de mes filles, est partie hier. Je reprends mon rôle. J’ai déjà lu hier avec Henriette une scène de Shakspeare, Hamlet and the ghost. Elle l’entend assez bien. 11 1/4 Je comprends votre agitation, votre presse. J’ai regret d’y avoir ajouté. Ne m’écrivez que quelques mots si vous êtes fatiguée. Adieu, adieu. Votre N°66 me charme. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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69. Mardi 24 octobre 9 heures

Je viens de lire votre N° 65. Alors venez le 31 à 7 h. du matin. Cependant n’y faites pas de grand effort. parce que tout est bien dès le 31.
Mon fils m’a quittée hier au soir pour la première fois j’ai répandu des larmes sur cette triste et affreuse affaire, & c’était de voir mon fils, mon pauvre fils placé au milieu de cela, chargé par son père de venir s’assurer si ce que je lui dit est vrai, chargé de dures paroles, chargé de m’emmener fut-ce au détriment de ma santé. Car voilà les ordres. Mon fils lui déclarera qu’après ce que lui a dit le médecin, si j’avais voulu partir il ne se serait pas chargé de m’accompagner. J’ai copié pour vous la longue lettre que j’ai écrite à mon mari. Si sa réponse ne révoque pas les mesures qu’il m’a annoncées, notre correspondance cessera. Mon fils est une excellente créature, pauvre garçon comme il avait le cœur troublé de tout ceci.
Médem l’a chargé de dire à mon mari ceci. : " Si l’on attaque votre mère assurez bien qu’elle grandira beaucoup, & que l’Empereur se sera rabaissé d’autant." Je soupçonne qu’il a déjà fait connaître cette opinion en d’autres lieux. Je vous l’ai dit & je le répète.
Mon esprit est fort tranquille mais mon cœur est bien blessé, et cependant mon cœur est si heureux si joyeux ! Tout sera bien le 31. De ce jour-là je me regarde comme hors de toute atteintes. N’est-ce pas ?
Constantine me parait une bonne affaire rien que parce que le contraire eut été une détestable affaire. On dit qu’il y aura un grand embarras à trouver une honnête administration comme l’était le Gal Dancrémont.
Berryer ne s’attend pas à un grand effort, à peu près ce que vous dites une dizaine de voix peut- être. Les vrais légitimistes ne veulent pas se présenter. Je n’ai pas causé seule avec lui. Il est revenu hier, mais mon fils partait J’avais fermée ma porte.
Maintenant je veux me reposer l’esprit un peu, me livrer sans distraction à la pensée du 31. Manger, dormir, car je n’ai rien fait de tout cela depuis 6 jours. Savez-vous comment j’ai passé la première nuit de l’arrivée de mon fils ? à me promener dans le salon & à jouer du piano. ce que je vous dis Ah que j’aurais à vous conter ! Je n’ai pas encore dormi cette nuit, je suis fatiguée, bien fatiguée. Je vous dirai que je n’aime pas les allées droites. Mais c’est égal, vous en ferez pour avoir de tout. Adieu. Adieu. Jugez de ce que ce sera le 31 !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°70. Vendredi 27. 2 heures

J’aimerais mieux vous voir que vous savoir faible. Je vous l’ai déjà dit une fois : je crois à la puissance de l’affection pour soulager, même physiquement. N’y eut-il que du mal à partager et ce qui est bien pis, à regarder sans le partager, j’y voudrais encore être. Il faut toujours y être. J’y serai mardi. Ce jour-là j’espère, votre mal sera passé, et pour votre mal je ne vous serai bon à rien. Ce jour là ! Tous les jours qui suivront ce jour-là ! Il y a des joies comme des peines, dont je ne sais pas, dont je ne veux pas parler. Il est impossible de ne pas mépriser la parole quand on la met à côté.
Je comprends que M. Molé soit constant. Constantine, après les deux mariages, cela fait trois bonnes fortunes. Je suis bien aise qu’il soit de bonne humeur. Je n’ai pas l’intention d’être de mauvaise humeur. Il n’y a évidemment, en ce moment, point de question ministérielle, et je ne connais rien de si ridicule que d’en vouloir faire où il n’y en a pas. Il n’y a que des positions à garder ou à prendre, et de nouvelles preuves à faire chaque jour. C’est là mon seul dessein. L’occasion, je crois, ne manquera pas. La Chambre future, si je ne me trompe, ne se donnera à personne. Il faudra la prendre. Nous causerons aussi de tout cela, mais après, bien après. Du reste, il me semble que nous aurons du temps pour tout.
Je reçois ce matin une lettre de Mad. de Dino qui me presse de nouveau pour Rochecotte. Elle y sera établie le 7 ou 8 novembre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’irai pas. Je lui répondrai demain. Je n’ai du reste nul embarras à n’y pas aller. Je lui avais dit que peut-être en retournant à Paris, il me serait possible de passer de son côté. Mais les élections me rappellent. ll faut que j’aille directement ; et puis que je mette fin à mes courses de cet été. J’en ai tant fait ! Les bonnes raisons ne manquent jamais.
La Duchesse de Broglie m’écrit aussi pour se plaindre un peu que je n’aille pas, avec tous les miens, passer quinze jours à Broglie. Elle y va le 6 novembre jusqu’à l’ouverture de la session. Je la trouverai encore à Péris. J’en suis bien aise. Voilà bien des braves gens qui se sont fait tuer. J’espère que le général, Perregaux guérira. C’est un officier très distingué, un homme d’esprit et d’esprit assez haut, bien plus d’esprit que le général Danrémont qu’il aimait beaucoup. Je connais tous ceux dont je viens de lire le nom dans le bulletin. Chagrin à part, c’est une étrange impression que d’apprendre qu’un homme qu’on a beaucoup vu, qu’on n’a vu et su que plein de vie, a cessé tout à coup de vivre. On a grand peine à y croire. Je ne sais pas si l’Afrique nous servira jamais à grand chose ; mais je suis bien aise que l’esprit militaire conserve quelque part un aliment et un théâtre. Je l’honore beaucoup. Il y a des vertus qui se perdraient en ce monde si la guerre en disparaissait.
Vous voyez bien qu’il faut que je ne vous écrive plus. Je n’y ai plus le cœur. Encore un mot Dimanche et puis ! Adieu. Je repars dans deux heures pour aller dîner à Lisieux. Adieu. Adieu. Lisieux, Samedi 8 heures. Vous auriez dû avoir vendredi, à 11 heures, ma lettre par M. Génie. Vous l’aurez eue à 6 heures. Adieu. Adieu. Comment pouvez-vous imaginer que j’ai regret à quitter la campagne ? Quand j’aimerais extrêmement la campagne, je n’y penserai pas seulement une minute aujourd’hui. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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73. Paris, Samedi 28 octobre 1837, 9 heures 1/2.

Tout hier s’est passé sans Génie, sans Grouchy. Et comme ce mot que je n’ai pas m’eût fait du bien ! comme je l’attendais, comme j’ai essayé de deviner ce que contient cette petite lettre ! Je me suis adressée de si douces épithètes. Couchée sur mon canapé vert, je me suis retournée sur la glace et je me suis dit des choses charmantes, et j’ai vu que l’illusion commençait à devenir très vive, à l’animation de mes yeux. Sont-ils comme cela quand je vous regarde ? Ils m’ont plu hier à moi.
Je suis toujours souffrante comme à Abbeville, plus que cela même. J’en suis très affaiblie. Je ne marche pas même dans la chambre. Je reste couchée, couchée très horizontalement. J’espère être debout mardi.
Hier matin j’ai vu les Flahaut très longtemps, et puis lady Granville qui est restée chez moi jusqu’au moment de mon dîner. Le soir il m’est venu cette petite Mad. Graham, la plus sotte femme du monde, qu’on tolère pour Pozzo. Est-il possible qu’il aille s’accrocher à cela ? La petite princesse, l’ambassadeur de Sardaigne qui m’a enfin demandé de vos nouvelles , car il ne vous a pas nommé jusqu’ici. Il a sur le cœur la visite que vous ne lui avait pas faite. M. de Simon, Pozzo que j’ai fort réjoui en lui montrant une lettre de lord Grey qui annonce positivement, un changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c’est-à-dire l’entrée de lord Durham. Moi je n’attache pas aux paroles de lord Grey qui annonce positive ment le changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c-a-d de l’entrée de lord Durham moi, je n’attache pas aux paroles de lord Grey la même valeur que Pozzo veut y mettre.
En général n’avez-vous pas trouvé qu’on rabat toujours un peu de l’opinion qu’on a des gens dès qu’on vit familièrement avec eux ? Cette règle a ses exceptions. comme toutes les règles, & je sais bien que j’en ai rencontré une ou c’est l’inverse. Il me semble que vous allez dire la même chose.
Pour en revenir à lord Grey, c’est une grande réputation, et au fond un petit homme, vous pouvez compter que ce que je vous dis là est vrai. Savez-vous bien qu’on pense à Berryer. On le trouve abattu, mécontent, ce qui est vrai, je lui ai trouvé cet air là aussi. Si on pouvait le gagner, quelle conquête. Voilà le Rubini trouvé y voyez vous la moindre vraisemblance ? Je vous assure que moi je crois qu’on y songe.
11 1/2 J’écoute, j’épie. M. Génie ne vient pas. Qu’est devenue la lettre ? Où la trouver ? Paris est bien grand. Dans votre lettre de ce matin vous me l’annonciez pour hier bien soir. J’en deviens fort inquiète, ce qui est une manière convenable de vous dire que j’en suis avide, affamée, oui affamée. Ah mardi nous n’aurons plus besoin de rien, & de personne. Mardi viendra-t-il jamais ? Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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74. Dimanche 29 octobre
9. heures

Ah ma dernière lettre ! Quel plaisir car tout ce que cela annonce !Je viens de recevoir la vôtre, et enfin enfin,j’ai reçu hier à 6 heures celle que M. de Grouchy m’avait apportée. Je vais la relire encore et encore elle est bonne, elle est charmante, mais elle n’efface pas la première. Je vivrais cent ans que je ne pourrais pas oublier la sensation que m’a causée la première. Et cette émotion se renouvelle chaque fois que je relis, & je le fais tous les jours. Mais après vous avoir vu. Je n’y reviendrai plus. Cela devient votre affaire vous vous chargerez de remplacer les lettres. Il vient de me prendre un remords. J’ai reçu la seconde lettre. Elle m’a fait un autre plaisir, un plaisir plus doux, plus tranquille, pas si vif, pas si animé que la première, il l’était trop. Je viendrai me calmer auprès de la seconde, et cependant il y a bien des ressemblances, avec la première, mais il y a quelque chose, je ne sais quoi, qui me fait y jouir de vos paroles avec plus de liberté d’esprit & de conscience. Je me brûle à la première, je me chauffe à l’autre. Que de bêtise je voudrais ! Je voudrais me passer le temps. Il y a encore presque 60 heures d’attente, elles me paraîtront plus longues que les trois semaines ensemble.
Hier on m’a conseillé la calèche et au pas. Je me suis donc fait traîner un peu, très peu, cela ne m’a pas fait de mal, mais il a fallu me faire porter pour remonter mon escalier.
Rubini a reparu hier à l’opéra tout le monde y était, moins mon Ambassadeur, Lady Granville & M. Sneyd qui ont passé la soirée chez moi. Elle ne m’a quittée que très tard. Avez-vous lu dans le National du 21 un portrait de M. Thiers ? Il y a des choses très spirituelles.
A propos j’allais oublier de vous remercier de Monk, que M. Génie m’a apporté hier. Je vais le lire La dernière lettre de M. O’Connel à lord Cloncerry va, je crois, décider le divorce des Ministres avec le grand agitateur. Je suis fort disposer à croire qu’on acceptera le soutien des Torries modérés. Peel va venir passer quelques jours à Paris à ce qu’on me dit
Midi. Je me sens mieux aujourd’hui décidément mieux. Mais je ne serai pas encore tout-à-fait bien mardi & vous me trouverez faible. Au fond depuis quatre mois, il ne m’est pas arrivé de passer huit jours entiers tranquilles, ou bien portante. Lorsque ma santé commence à se remettre il m’arrive une bombe qui m’abat. Entre les lettres qui m’arrivaient de l’Occident et celles quelques fois qui ne m’arrivaient pas de l’Occident, j’ai eu toujours du chagrin, de l’inquiétude, et je ne compte décidément m’arranger avec ma santé que depuis le 31 octobre. Il a l’air d’être bien près, mais qu’il me semble loin !
Adieu. Que voulez-vous que je vous dise , Je ne sais pas plus parler que vous. Je retrouverai la parole le 1er novembre peut-être. La vieille sûrement pas. Adieu. Adieu. Toute notre vie, n’est-ce pas ? Adieu !

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°76 Lundi soir 2 Juillet, 9 h.

Je suis très touché des détails de ce couronnement. J’aime la piété. J’aime l’antiquité. J’aime l’enthousiasme et l’affection populaire. Je voudrais savoir ce qu’il y a de vrai et de solide dans toutes ces démonstrations. Non que je ne sache que la légèreté et l’inconstance sont de tous les temps, et n’excluent point la sincérité. Mais au moins faut-il qu’au moment où ils éclatent, les sentiments soient sérieux et sincères, que ce peuple assiste avec foi à ces cérémonies religieuses, avec respect à ces anciens usages, qu’il aime vraiment sa Reine en criant. Dieu sauve la Reine ! Qu’en pensez-vous ? Je ne demande pas mieux que d’y croire. J’y crois même. Je trouve que tout cela a l’air vrai. Dites-moi que j’en puis être sûr. Vous me ferez un grand plaisir. C’est un terrible problème que de savoir si la foi, le respect et l’amour se peuvent concilier avec une discussion continuelle, & une liberté immense. C’est le problème de notre temps. Si la solution est bonne, ce sera un honneur infini pour l’humanité. Je l’espère toujours.
Comment donc le Maréchal Soult a-t-il fait pour être le second dans le cortège? Ou bien le Journal des Débats a-t-il effrontément menti ? Je l’en soupçonne un peu, quoique ce fût bien fort. Et ces acclamations, du peuple anglais pour le Maréchal, et pour lui seul, sont-elles vraies aussi ? Est-il vrai du moins que tous les journaux anglais le disent ? Levez tous mes doutes, je vous prie. Vous m’avez donné la passion de l’exactitude. Il faut satisfaire, les passions qu’on donne. Sachez bien seulement que je ne mets de prix à toutes mes questions que parce que je vous les adresse et parce que les réponses me viendront de vous. A cause de cela, vous seriez peut-être tentée de croire que je n’écris qu’à vous. Détrompez-vous. J’ai écrit ce matin à vingt-quatre personnes ; oui, 24. J’ai apporté ici tout mon paquet de lettres non répondues. Il y en a 39 de gens qui m’ont envoyé leurs ouvrages. Il faut bien répondre et répondre avec quelque intelligence, avec un certain air d’avoir lu. J’ai fait 24 fois ce mensonge là aujourd’hui.

Mardi 3 6 h. 1/2.
Je sors de mon lit. Il y avait autrefois, dans cette maison neuf moines qui n’en sortaient pas avant 10 heures. Il y a 600 ans, il y en avait je ne sais combien qui en sortaient à 4 heures du matin. Ceux-là priaient, labouraient, défrichaient, étudiaient. Ils étaient le type de la vie austère et laborieuse. Et le peuple le croyait; et il avait raison de le croire. Naguère, il y a cinquante ans, leurs successeurs étaient le type de la vie oisive, paresseuse licencieuse. Et le peuple le croyait aussi, et il avait raison, quoiqu’il le crût plus que cela n’était. Ainsi va le monde. Mais ce prodigieux contraste des choses, sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux, et frappe l’imagination quand elle s’y arrête. Je viens de me promener un quart d’heure. Je regardais cette vallée qui est-ce qu’elle était il y a 600 ans couverte des mêmes bois, éclairée du même soleil, arrosée des mêmes eaux ; puis cette maison, la même aussi au fond, quoique plusieurs fois reconstruite. Les hommes seuls ont changé. Les moines licencieux ont succédé aux moines austères, et moi je succède aux moines licencieux. D’où vient notre plaisir à contempler ce cours des choses humaines, les vies si diverses et toutes si rapides, que le temps remporte toutes également, comme le courant de ma source emporte les feuilles de toute sorte qui y tombent. Homère a pensé et dit tout cela il y a 2700 ans, c’est lui qui compare les générations des hommes aux générations des feuilles. Et moi, je prends le même plaisir à le penser et à le dire comme lui. Mais je vous le redis. C’est là mon vrai plaisir, et celui-là Homère ne l’a pas eu.

10 h.
Voilà, la réponse à mes questions anglaises. J’y comptais presque. Nous pensons, ensemble même à 46 lieues. Que c’est loin pourtant ! Et ces lettres qui vous arrivent ou que vous écrivez sans que je les voie! Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°78 Mercredi 4, 9 heures

En effet la colère de Marguerite doit avoir été grande. Il n’y aurait certainement pas eu de bravos pour son mari. Je n’ai nul goût pour le Maréchal, mais je suis bien aise, pour l’Angleterre et pour la France qu’il ait été ainsi accueilli. Je trouve cela un vrai procédé de gentleman ; procédé d’autant meilleur que celui de Croker était plus grossier et subalterne. Les fanfaronnades du Maréchal méritaient la leçon de Croker ; mais, en pareil cas, il y a aussi peu d’honneur à se charger de la leçon qu’à la méditer. La vraie supériorité se montre bien mieux à dédaigner la rivalité et à rendre justice même libérale, à la renommée de son rival. Je voudrais être sûr qu’à pareille épreuve, mon pays se conduirait aussi noblement. Je n’oserais y compter.
Le Duc de Broglie va passer à Paris la journée du lundi 9 ; pour le jugement de la Chambre des Pairs. Il n’a pas voulu prendre part à la question de compétence ; mais la compétence admise, il prendra part au jugement. Il ne veut pas donner à M. Molé un prétexte de dire que lui aussi, il s’est retiré d’un procès. Il a raison. Je lui envie bien cette journée là. C’est du bon bien perdu. Il reviendra à Broglie, le 10, et j’irai le 11 pour y passer 24 heures. Rien ne sera dérangé dans notre correspondance.
Est-ce que Lord et Lady Granville partent décidément le 12 ? J’espère toujours quelque dérangement dans ce voyage. Je comprends qu’on soit préoccupé à Neuilly de l’Affaire d’Egypte. Mais je persiste à penser que même si elle éclate elle avortera ; c’est-à-dire que tout le monde s’entendra pour l’étouffer. Nous protégerons tous à qui mieux mieux la Porte contre cet usurpateur. Et si par hasard l’Angleterre soutenait le Pacha, ce que je ne crois pas du tout cela n’aurait d’autre effet que de resserrer encore notre intimité avec l’Autriche. Nous formerions avec elle un tiers parti qui tiendrait la balance, qui le voudrait du moins et qui y réussirait quelque temps. Il n’y a aujourd’hui que des velléités d’événements qui ne servent qu’à la conversation.
Aujourd’hui, à 3 heures, nous avons eu un assez gros orage. Il marchait rapidement sur la route de Paris. J’ai eu bien envie de le charger d’une commission, qui n’eût pas été un coup de tonnerre. Vous avez, me dîtes-vous, de notre séparation, autant d’humeur que de chagrin. Est-ce qu’on a de l’humeur sans en avoir contre quelqu’un ? Si cela se peut, j’accepte votre humeur comme votre chagrin, car moi aussi je suis horriblement égoïste. Mais si cela ne se pouvait pas contre qui votre humeur ?

10 heures 1/2
Ce ne sont pas mes carpes que je vous envoie, c’est moi-même c’est-à-dire, mon temps et ce qui d’y place comme Mad. de Sévigné envoyait ses soins à sa fille. Je suppose que vous êtes bien aise de tout savoir, petit ou grand. Si j’ai tort, dites. le moi. Adieu Mon facteur est arrivé aujourd’hui une demi-heure plus tard. Je l’ai grondé. Il a paru étonné de la vivacité de mon impatience. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°81. Dimanche 8. 6h. 1/2 du matin

Les mouchoirs blancs et rouges sont tout prêts, rangés dans mon tiroir. Je viens d’en prendre un. Le pauvre roi d’Hanovre me paraît bien accusé. On peut encore exercer le pouvoir absolu là où il existe, encore en s’y prenant bien. Mais le rétablir cela ne se peut plus, surtout en en mettant enseigne. Le principe irrite plus que le fait. Les peuples sont comme les femmes, comme les hommes ; ils aiment mieux être maltraités qu’insultes. Votre Empereur a raison ; le Roi d’Hanovre gâte le métier. Si j’étais M. Molé et que j’eusse envie d’avoir le Maréchal Soult pour ministre de la guerre, son fracas à Londres me déplairait fort. Il reviendra de la plein de prétentions, & probablement ne voulant plus accepter d’autre Présidence que la sienne propre. On me mande qu’il n’y a encore rien de sérieux dans tous les bruits de remaniement de Ministère. Ce qu’on remanie, c’est l’administration d’Alger. On va changer, je crois, l’Intendant civil. M. Bresson payera son discours. Le maréchal Vallée écrit que les affaires militaires sont à peu près arrangées, qu’il lui faut à présent, pour second un administrateur actif et un peu considérable, sans quoi il ne saura que faire de tout l’argent qu’on lui vote. On a fait des propositions à un homme de mes amis. Je l’ai engagé à accepter.
Le dîner de la Reine d’Angleterre aux Ambassadeurs Constitutionnels est une affiche en bien grosses lettres. C’est comme toute la politique extérieure anglaise, un grand tapissage sur la rue. Je ne trouve pas que nos journaux en fassent le bruit convenable. Me voilà au bout de ma politique et de la vôtre. La saison est bien morte. Nous glanons. Si nous étions ensemble, nous moissonnerions toujours. La Fontaine a raison. L’absence est le plus grand des maux. Pourtant je me reproche de dire cela. Nous ne connaissons pas le plus grand des maux. Cela fait trembler. J’oublie les nouvelles de St Ouen. On bâtit le Presbytère.

9 heures
Vous dîtes que je ne vous connais pas tout-à-fait. Tant mieux ; car plus je vous ai connue, plus j’y ai gagné, et vous n’y avez pas perdu. Vous êtes pourtant d’une nature, simple, pas un peu simple, comme votre grand duc, mais très simple. La simplicité riche, c’est la perfection. Votre âme est riche, inépuisable. Je la connais mieux que je ne vous le dirai jamais. Je ne vous dis pas tout de vous surtout. Et de loin, que dit-on?
J’ai repris mer leçons avec mes filles. Je remplace leur maître d’arithmétique! Elles sont bien heureuses. C’est quelque chose de singulier qu’une vie si animée et qui laisse si peu de traces. J’ai probablement été dans mon enfance, aussi heureux, aussi animé que le sont mes filles. Je ne m’en souviens pas du tout. Vous souvenez-vous de votre enfance ? Je suis né vers seize ans. C’est de là que date ma vie, dans ma mémoire à moi. Je vous parlais de mes filles. Un de leurs bonheurs, c’est que je en leur lis le soir. Nous achevons un très joli, roman de Walter Scott, peu vanté : Richard en Palestine. Mais je ne veux pas ne leur lire que des romans même de ceux-là. C’est une lecture trop amusante, un plaisir de paresseux, un aliment qui dégoûte des autres, et ne nourrit pas, les jours derniers, j’ai pris Plutarque, la vie de Thémistocle. C’est charmant ; mais c’est un travail de lire cela à des enfants. Il faut à chaque instant sauter, retrancher, retourner, expliquer. Les faits, les livres, les esprits, le langage tout cela est bien grossier. Il n’y a pas moyen de mettre cela sous les yeux des enfants. Je ne suis pas prude ; mais avec mes filles. je deviens de la susceptibilité la plus ombrageuse. Je ne voudrais pas laisser approcher de leur pensée de leur petite figure, si fraîche et si pure un mot, une ombre, un souffle moins frais et moins pur. Pour les âmes, le mal, c’est la peste contagieuse à faire trembler, contagieuse par un mot, un regard ! J’ai fait en lisant la vie de Thémistocle, des tours de force et d’adresse admirables pour écarter le mal que je rencontrais à chaque pas. Je l’ai écarté hier ; mais demain, mais un jour, il les approchera nécessairement. N’importe, que ce soit tard, le plus tard qu’il se pourra. La longue innocence se répand, sur toute la vie.

10 h. 1/2.
Il paraît que nous parlons l’un et l’autre bien obscurément sur mes carpes. Je ne croyais pas du tout que vous les attendissiez en personne, pas plus que je n’avais pensé à vous les envoyer. Je ne voulais que justifier mon récit de leurs aventures. Mais laissons-le là. C’est plus qu’elles ne méritent. Gardez votre style, anglais ou non. Je ne vous pardonnerais pas d’en changer. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°85 Broglie Jeudi 12 3 h 1/2

Je passe ici la journée. Je retournerai demain chez moi. J’attends votre lettre de ce matin. On me l’enverra de Lisieux. Je dois l’avoir ce soir. Demain, en passant à Lisieux j’en trouverai une autre. Vous n’aurez point de dérangement non plus.
J’ai trouvé ici quelques personnes ; des députés du département qui y sont venus dîner avec moi ; tous les d’Haussenville possibles deux générations ; il me semble qu’on recommence à attendre la troisième. Le Duc de Broglie est arrivé hier matin, quelques heures avant moi. Il avait dîné la veille chez Lord Granville. Quoiqu’il soit peu bavard & moi peu questionneur, j’ai trouvé moyen d’avoir de vos nouvelles. Mais je voulais mieux. Je suis ici à sept lieues plus près de vous.
Je suis rentré dans cette maison avec émotion. J’y ai été très heureux. Il n’y a pas, dans ce parc, un coin que je n’aie visité avec quelqu’un de cher, de très cher, mon fils le dernier. Nous sommes encore là, la maison et moi rien que nous. J’ai le cœur plein, plein de choses qui vont à vous. Vous seriez bien ici, certainement bien pour quelque temps. Les maîtres sont bons simples, le cœur droit et haut. La vie est facile et assez bien arrangée Je cherche quels conforts vous manqueraient. On m’a donné l’appartement qu’on vous donnerait au rez de chaussée. Il fait un temps magnifique, trop chaud pour vous. Mais l’air est animé et les ombres du parc très épaisses. J’en ai fait le tour ce matin, à huit heures et demie. Il faut quarante minutes. Je n’aurais pas mis plus de temps avec vous. Vous marchez d’un bon pas. Mais nous nous serions arrêtés en causant. Nous nous arrêtons bien quelques fois sur le trottoir de la rue de Rivoli. Charmant trottoir !
En fait de politique, le Duc de Broglie ne m’a rien rapporté sinon le grand émoi du Cabinet, et même plus haut que le Cabinet, sur les triomphes du Maréchal Soult. C’est plus qu’on ne demandait. Et tout d’ailleurs très impérial jusqu’au vin. On n’en rit que du bout des lèvres. On croit des prétentions énormes et près de se mettre au service du parti qui leur promettra le plus. On ne songe plus du tout à lui comme simple Ministre de la guerre. On a offert ce portefeuille, là au Général de Caux qui l’a refusé. On restera comme on est.

11 heures du soir
Votre lettre n’est pas encore venue. On me dit que le courrier de Lisieux arrive le matin et que je l’aurai demain à 9 heures. J’y complais pour aujourd’hui. Il me semble que le mécompte m’est encore plus désagréable qu’il n’eut été au Val-Richer. Ce lieu, les impressions que j’y ai retrouvées tout ce qui semblerait devoir me distraire de vous m’en rapproche. Adieu. Je vous dirai bonjour demain en me levant, car cette lettre-ci partira avant que j’aie la vôtre. Probablement vous êtes déjà couchée. Vous dormez, j’espère. Adieu, Adieu.

Vendredi, 8 heures
Lady Granville part demain. Je ne puis vous dire combien je la regrette. Quel temps doivent- ils passer à Aix ? Je donnerais quelque chose de bon, comme on dit pour être un jour derrière un rideau quand vous causez avec Lady Granville. Je voudrais voir sa gaieté et la vôtre en communication. Personne, je crois n’est moins curieux que moi. Je le suis excessivement pour quelqu’un que j’aime. Il me semble que j’ai toujours, à son sujet, quelque chose de nouveau à apprendre ; et aussi que tout ce que j’en ignore tout ce qui m’en échappe est un vol qu’on me fait. C’est mon bien que je cherche à tout moment, partout. Adieu. J’aurai deux lettres aujourd’hui. Je serai au Val-Richer pour dîner. Adieu, Adieu. G. J’ai oublié de mettre de la cire noire dans mon working desk.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°86 du Val Richer, Vendredi, soir

Je viens d’arriver un peu las de la chaleur. J’étais très combattu pendant la route. Je roulais dans une charmante vallée, entre des coteaux les mieux boisés et les près les plus verts qui se puissent voir, le long de la petite rivière la plus fraîche, la plus claire. La population était dispersée dans les près, aussi gaie que la nature était riante. Elle faisait les foins. C’était un très joli spectacle. Si je vous avais eue là, à rouler avec moi, bien doucement, rien ne m’eût manqué. Mais vous auriez eu si chaud ! Et je n’aurais eu aucun moyen de vous en défendre. Je vous voyais languissante, abattue, impatientée. Cela me gâtait tout mon rêve.
J’ai mes n°88 et 89. Je suis bien aise que vous ayez pris Longchamp, en l’absence de Lady Granville. Vous êtes accoutumée à vous y plaire. Quel ouvrage y avez-vous porté ? Est-ce toujours votre tapisserie si brillante ! Si vous prenez goût à Fénelon, il y en a dans me bibliothèque rue de la Ville-l’Évêque, au rez-de-chaussée, dans l’antichambre de ma mère, une édition très complète, & d’un assez gros caractère. Faites prendre les volumes qui vous conviendront. C’est très spirituels affectueux, pénétrant, mais un peu subtil. Il faut, si je ne me trompe être dans de grandes, et très exactes habitudes, de dévotion pour se plaire toujours à ce langage où il y a bien du cant, quoique ce soit au fond raisonnable et doux. Et puis beaucoup, beaucoup de paroles, rien ne va vite.
Vous me direz comment vous vous accommodez de cette allure là. Plusieurs des journaux ministériels quittent en effet le ministère, car ils meurent ; le Journal de Paris, la Charte. D’autres l’abandonnent sans mourir, comme le Temps. Beaucoup d’autres s’émissent contre lui. Cependant il n’est pas exact de dire que les débats seuls lui restent. Il a aussi la Presse qui ne laisse pas d’avoir des abonnés. Et puis il a imaginé une méthode qui nuit, pas bien noble, mais qui lui servira quelquefois. Il achète de temps en temps un article dans les Journaux qu’il ne peut acheter tout entiers, dans des Journaux d’opposition avec 500 fr., 1000 fr., mille écus, selon impuissance du Journal et de l’occasion, il fait insérer, dans la plupart des journaux, sous une forme un peu indirecte, des réflexions ou des faits qui lui, conviennent, ou à peu près. Il vit à peu près ; mais, il n’est pas à cela près. Et vous avez raison de dire qu’il se moquera de tout le monde jusqu’à la fin de l’année. Seulement, il se moquera de bas en haut, comme Scapin se moque de Géronte. Ce n’est pas une moquerie de gouvernement. Il me paraît d’après ce que m’a dit le Duc de Broglie, que bien certainement rien n’éclaterait en Egypte si la France et l’Angleterre étaient bien décidées, et le montraient bien décidément mais qu’elles se montrent indécises, quoiqu’elles ne le soient pas. Leur langage, leur attitude sont beaucoup plus flottant que leur intention. Et alors, il peut arriver que le Pacha, tout homme d’esprit qu’il est, ne comprenne pas bien, et qu’il crois l’indécision réelle, & qu’il agisse en conséquence. Et si une fois il agit, personne n’est plus maître de rien. Je ne crois pas à cet événement parce que je ne crois pas aux événements. Cependant il y a des chances.
Oui, je suis remonté dans ma Chambre, après avoir causé de tout cela ; et en prenant mon bougeoir, et en passant au bord de l’escalier pendant que les autres le montaient (car je vous ai dit que je logeais au rez de chaussée) j’ai pensé que tout était possible. J’ai pensé, à Boulogne. J’ai bien de la peine à quitter Boulogne quand une fois j’y pense. Cependant j’ai pensé aussi au Havre. Dites-moi quelque chose d’un peu précis sur le havre. Ne soyez pas aussi indécise à son sujet que M. Molé au sujet d’Alexandrie.
Ma petite fille Henriette a été un peu souffrante en mon absence ; une indigestion sans savoir pourquoi. Il n’y paraît plus. Je l’ai trouvé à merveille. Mon rhume est à peu près fini. Je n’ai point monté à cheval. Soyez aussi docile que moi. Dormez, mangez ne perdez pas le goût du ragoût. Et sachez que j’ai trouvé à Lisieux à une exposition de tableaux qui vient de s’y faire, deux portraits charmants de Mad. Loménie. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°91. Pont-Lévêque 19 8 heures.

Quel ennui que cette vie de courses et de dîners de grande route et de table ! J’ai siégé hier de 6 heures et demie à 9 heures et demie, comme à un dîner de Pozzo ou de Pahlen. C’était la seule ressemblance. Enfin je serai ce soir chez moi, et je n’en bougerai plus que pour une plus douce raison. A propos de Pahlen, donnez-moi de ses nouvelles. J’ai pour lui une vraie bienveillance. Je crois parfaitement ce que vous me dîtes que la maladie du Grand Duc sera une très mauvaise note pour votre mari. Quand la récolte est mauvaise, les peuples s’en prennent au gouvernement. Les autocrates ne sont pas plus sensés que les peuples, et on déraisonne de haut en bas comme de bas en haut. La guerre de principes à propos de visites et de dîners doit être en effet fort ridicule à Londres. Quand on fait tant que de se quereller pour des principes, il faut remuer le monde. Comment faisiez-vous, de votre temps, pour donner à manger et à danser aux représentants constitutionnels ? Il n’y avait guère alors d’Etat constitutionnel que l’Angleterre. A moins que vous ne comptiez la Suède et les Etats-Unis. Il faut convenir que la générosité à leur égard, vous était plus facile qu’elle ne l’est aujourd’hui à M. de Strogonoff. Savez-vous quelque chose de nouveau des Affaires du Roi de Hanovre ? Il me revient, avec assez de certitude, que le rapport à la Diète sur la pétition d’Osnabrück, a été confié au ministre de Bavière, qu’il est prêt, qu’il est contraire au Roi Ernest, et que dans ce moment tout le travail de l’Autriche et de la Prusse est de l’amener à arranger l’affaire lui-même pour éviter une condamnation de Roi. On me dit en même temps qu’il est vrai que le peuple l’aime assez et le traite assez bien dans son pays. Vous verrez que dans la manie de conciliation du moment les Hanovriens concilièrent la rébellion et la loyauté.
La réception du Maréchal Soult fait un excellent effet dans ce pays-ci. J’appelle un excellent effet l’envie que cela donne aux plus vulgaires de se montrer aussi justes et généreux s’ils en avaient l’occasion. Certainement, si le Maréchal promenait le Duc de Wellington en Normandie, il le ferait applaudir partout. J’ai un grand plaisir toutes les fois que je vois une idée sensée un sentiment élevé se répandre et s’accréditer dans mon pays.

9 h. 1/2
J’ai été interrompu par des visites, et en voilà d’autres qui arrivent. Une petite ville s’ennuie tellement que le moindre événement la charme et la remue toute entière. L’ennui joue un bien grand rôle dans les affaires humaines. Je vous quitte. Il faut que je vieillisse car je commence à tenir à mes habitudes. Je ne vous écris à mon aise que de mon Cabinet du Val-Richer. Adieu. Adieu. On continue, tout le long de mon chemin, à me faire des compliments de condoléance sur mon dérangement du jury. Adieu. Je trouverais aujourd’hui à Lisieux votre N°95.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°97. Dimanche 22. 5 heures

Ma corvée est finie. Ce n’est certes pas la solitude que je suis venu chercher ici. Je suis charmé de la vôtre. J’en profiterai. Je fais de charmants projets. Je fais des vœux pour que le temps se maintienne tel qu’il est aujourd’hui beau et pas chaud. Un de mes voisins de ce matin me l’a promis. " C’est, dit-il, le combat de la lune." Ce sera la lune de miel.
Je regrette que vous n’ayez pas vu M. Villers. Il aime à parler et il doit être curieux à entendre sur l’Espagne. Il a joué là un jeu bien brouillé. Quel triste sort que celui des pays faibles ! Le théâtre des intrigues rivales des grands pays quand ils ne sent pas celui de leurs guerres : jouet ou champ de bataille et toujours victime. Il ne faut pas être petit, et il faut être bon pour les petits. Je crois que c’est pour vous que M. Ellice est venu à Paris. Il me semble qu’il passe sa vie chez vous. Il a de l’esprit et il est très au courant. Comment un homme d’esprit comme lui ne s’aperçoit-il pas que tout en causant, & vous plaisant avec lui, vous ne lui portez pas grande considération ? Et s’il s’en aperçoit, comment s’en arrange-t-il ? Mais il est de ceux qui s’arrangent de tout ce qui les sert ou les amuse. Vous avez un grand talent pour traiter avec ces hommes-là. Vous les attirez sans les laisser tout à fait approcher. Vous leur plaisez et vous leur donnez le plaisir de vous plaire, mais toujours d’un peu loin. C’est votre histoire avec Thiers. En entendez-vous dire quelque chose? Ne trouvez-vous pas que le Maréchal Soult abuse de sa fortune ? Ces visites partout, ces acclamations de tous les jours, cette perpétuelle exhibition, combien de temps cela peut-il durer en Angleterre ? Chez nous, ce serait déjà fini usé. Et vous qui n’aimez pas les répétitions et les longues choses vous n’êtes donc pas Anglaise par là ? Il y a bien des côtés par où vous ne l’êtes pas. Vous avez le cœur plus anglais que l’esprit.
Du reste j’ai un de mes voisins qui arrivait d’Angleterre et qui vous charmerait à entendre, cinq minutes je veux dire car vous ne vous en accommoderiez pas plus longtemps. C’est le plus grand manufacturier du pays ; il est allé parcourir l’Angleterre pour ses affaires ; et malgré les rivalités d’argent, il en est dans un enthousiasme inépuisable ; il professe, il prêche la richesse, la propreté, l’élégance, la grandeur, l’esprit d’ordre, le bon jugement, les bonnes auberges. Je l’écoutais l’autre jour avec le plaisir de vous entendre donner raison. C’est lui qui m’a donné à dîner à Combrée avec 80 amis. Et son toast et son speech en mon honneur valaient son admiration pour l’Angleterre.

9 heures 1/2
93 méritait d’être brûlé vif. Je n’ai fait que mon devoir. Je trouve comme vous, que nous nous adressons de sottes lettres. Si elles pouvaient ressembler à nos conversations, elles seraient charmantes. Ah, nos conversations ? Nous les retrouverons de demain, en huit, pour quinze jours. Que ce sera court, & immense ! Vous y pensez, dites-vous, plus que moi. Je le veux bien, mais je le nie. J’y pense toujours. Ajoutez quelque chose à cela. Je vous en prie ; ayez des caprices ; ne vous laissez gouverner par personne en mon absence. Je ne vous le pardonnerais pas. C’est peut-être un des signes les plus assurés de l’affection que de se laisser gouverner. On ne remet sa liberté qu’à celui qu’on aime plus que soi-même, en qui on se confie plus qu’en soi-même. Redites-moi de vous gouverner.
Je n’ai pas encore de réponse pour le précepteur, vous l’aurez probablement avant moi. Vous ne savez pas combien je voudrais faire, à l’instant même ce que vous désirez. Si je pouvais le faire toujours moi-même, j’en serais sûr. Mais de loin, mais forcé de mettre un esprit au bout de mon esprit, des mains au bout de mes mains, tout est long, & je m’impatiente autant que vous. Adieu. Comment va Marie ? Dites-lui au moins une fois avant mon arrivée que je vous ai demandé de ses nouvelles. Adieu. Lundi prochain, je serai sur la route de Paris. Je vous porterai moi-même mon adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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104. Paris le 26 juillet 1838

Les bons jours approchent, et puis les mauvais viendront tout aussi vite. Je voudrais ne penser qu’aux premiers, mais la peine se présente à mon esprit plus aisément encore que le joie. Cette disposition n’était pas dans ma nature. Elle n’y est venue que depuis que j’ai tant aimé. Je vous ai dit comme j’ai tremblé cent fois au milieu de mon bonheur. plus mes enfant m'étaient chers & plus je frémissais de tout, de tout. Vous n’étiez pas comme cela. Vous ne l’êtes pas encore. Savez vous pourquoi ? C’est que vous êtes français. Le plus grave, le plus sérieux, peut-être le plus passionné des Français. Mais encore une fois, français. Je ne dis pas cela en blâme. Je le dis en envie. Et puis, non ; je ne vous envie rien, je vous aime trop pour vous rien envier. Oui, je vous aime, de toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon esprit. Je trouve que j’ai si raison de vous aimer, que je fais une si bonne action que je deviens meilleure auprès de vous tous les jours. Mais défendez-moi d’être si triste, si triste. Comment se fait-il que pour moi le temps ajoute à la douleur ? On m’avait tant dit qu’il la calme. Vous le voyez. Je vais de vous à ces horribles souvenirs, et puis je vous cherche, je vous retrouve, j’ai besoin de vous, de votre impensable patience, de votre affection.

Longchamp 4 h.
Je vous demande pardon de la pauvre petite lettre que la poste vous portera demain matin. Le prince Kotchoubey entrait tandis que je vous écrivais, et l’heure de la remettre est venue pendant sa visite ! C’est un fils de ce lui que vous avez connu. Il a un peu d’esprit et la disposition à la fronde comme tous les jeunes gens en Russie. Il vient dans ce moment de Londres, & voit Paris pour la première fois. Il trouve la France & Paris abominables, c’est fort naturel quand on vient de ce merveilleux pays. Mais il s’amusera ici et dans huit jours il aura changé d’opinion. Il fait bien tranquille ici, peut-être trop tranquille pour moi, cela ne me vaut rien du tout. Quand nous y serons ensemble ce sera charmant, car je vous y mènerai n’est-ce pas ?
Vendredi 10 heures.
On m’a fait veiller hier jusqu’à minuit. J’en ai mieux dormi. Je vais remettre ceci à M. Génie. L’occasion est bien bonne et cependant je ne sais pas écrire tout ce que je dis si aisément vous verrez Mardi comme je reprends vite et avec joie mes habitudes, que je suis impatiente de mardi ! Je ne vous ai pas logé encore dans mon salon. Je ne sais quel est le fauteuil, le canapé sur lesquels vous vous plairez. Tout cela me préoccupe, tout cela m’amuse même et puis le jardin. Ces belles fleurs nous les regarderons ensemble. Enfin j’ai mille petits plaisirs en perspective, il me semble que je me suis levée plus gaie aujourd’hui. J’ai vu beaucoup de monde hier au soir mais presque rien que des hommes, toute la diplomatie et Berryer et le petit Dino, Médem et Nicolas Pahlen restant toujours les derniers et me font veiller. Lady Clauricarde m’a écrit enfin, mais pour m’annoncer qu’elle est nommée Ambassadrice à Pétersbourg. Elle dit qu’elle en est fâchée, je n’en crois pas un mot. Elle est enchantée. Elle me demande des conseils. Je l’engagerai à venir les chercher ici. Ellice est furieux de la nomination. Il ne les aime pas. Le Duc de Noaille m’écrit ce matin. Il est toujours à Dieppe. Fabricius qui était hier ici est-en grande colère contre M. Molé d’un certain discours à la chambre des pairs dans lequel M. Molé dit à propos de la Belgique qu’il a fait ses preuves l’année 30. Il ne veut plus remettre les pieds chez lui. De son côté M. Molé m’a parlé mal de Fabricius qu’il appelle un mauvais homme. Son Duc, le Duc de Nassau a été assez mal traité à Londres. On n’y a pas fait la moindre attention. En vérité les promenades & les speech au Maréchal & du maréchal Soult sont parfaitement ridicules. Il est bien temps que cela finisse. Il quitte Londres le 29.
Vos glorieuses commencent. On a fait beaucoup de dépenses en bois et en couleurs mais pas beaucoup de dépenses d’esprit dans la décoration. Imaginez que tout le long des Champs-Élysées il y a 27, 28, 29 juillet sur des poteaux comme j’ai marqué là et entre ces quatre poteaux un plus grand portant le nom d’un département. Ainsi les chiffres répétés 86 fois. C’est exact comme je vous dis là. Ce qui me divertit & me plait, c’est que j’ai juste devant mon appartement - Calvados. Est-ce de la malice de M. le décorateur ?
Adieu. Adieu. Je vous aime, je vous aime. Je vous attends. Je vous le dirai autrement. quand vous serez là, devant moi, près de moi. Quel plaisir. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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103 Paris jeudi 26 juillet 1838

Ma bonne matinée de Longchamp a été raccourcie hier par les visites de M. Ellice. M. Villiers, & l’Ambassadeur d’Autriche. Chacun a eu son tête à tête. Villiers a de l’esprit et comme nous en sommes pas sortis des affaires, hier il avait bon ton. Il avait eu la veille une très longue conversation avec le Roi, il en est revenu très frappé de l’habileté, de la plausibilité, (dit-on cela ?) avec les quels le Roi défend ses opinions, car ils n’étaient pas de la même opinion sur l’affaire d’Espagne. La Belgique occupe tous les Cabinets. Le vôtre défend les intérêts de Léopold un peu trop. Celui de Londres reste encore d’accord avec nous. S’il persiste il faudra que la France aussi se range. En général nous sommes fort contents pour le moment de Lord Palmerston dans les deux questions d’Orient et de la Belgique. Je ne sais si cela se soutiendra.
J’ai fait courtement Longchamp par un temps assez froid. Mon dîner solitaire ensuite, et puis un peu de promenade encore en calèche. Marie m’a lu le soir le partage de la France pas l’empereur Nicolas. Vraiment mes Anglais sont trop niais. Comment aller gravement insérer cette bêtise dans les premiers journaux anglais ? Vous avez plus d’esprit ici. J’ai mal dormi, je me sens mal à l’aise ce matin. Je ne sais ce que c’est. En tout cas il n’y a pas de ma faute, car il est impossible de se mettre à un régime plus sain que le mien. Mes Anglais ont dîné hier chez M. Molé.je crois qu’ils dinent chez M. Decary aujourd’hui. Villiers part ce soir. Ellice ne veut partir qu’après vous avoir vu. Voilà une visite un compatriote vite adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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108. Paris, le 18 août. Samedi

Je ne vous dirai pas quel devait être le N° de votre lettre de Lisieux. Mais j’ai bien envie de vous dire que j’ai plus d’ordre que vous et que je porte toujours en place ou en voyage un calendrier dans lequel je marque cela. C’est que les Français sont étourdis. Fâchez-vous bien je vous en prie. Relisez ma malencontreuse lettre. Regardez y bien. Vous verrez qu’elle n’était pas si mauvaise que vous la faisiez en calèche où vous m’avez inspiré tant de terreur. Mais brûlez la dans tous les cas, car elle vous a donné un mauvais moment et à moi ensuite aussi. J’ai si peu à vous dire de ma journée d’hier que je ferais aussi bien de n’en point parler du tout. Le Duc et la Duchesse de Palmella sont venus me trouver à Longchamp. Avant leur arrivée, j’avais marché seule dans notre allée favorite. Je me suis arrêtée où nous nous arrêtions pour regarder le Mt Calvaire. J’ai pensé à votre bras qui serrait le mien avec compassion à l’endroit où un heureux père appelait son fils d’un nom que je n’ai pas la force de tracer ! Après mon triste dîne j’ai été voir les Brignole. J’ai causé avec eux jusqu’au moment de rentrer pour me mettre au lit.
A propos avant cela, et à la lueur des lanternes, des plus pitoyables lanternes du monde, j’ai été chercher le N°24 de la rue de Sèvres. Imaginez le guignon. Le N°24 est une masure abandonnée. Pas de porte. des affiches placardées partout. Les fenêtres brisées. Enfin une ruine. Vous m’avez mystifiée. Où trouver maintenant le ventriloque ? J’aurais bien des choses à vous dire sur les journaux de ce matin, mais vous n’êtes plus là, vous ne viendrez pas et il faut que je ravale tout. La singulière manière dont le journal des Débats défend le gouvernement Français d’avoir révélé une conspiration formée contre la vie de l’Empereur Nicolas à Varsovie ? On dirait un crime d’empêcher un forfait. Que pensez- vous de cet article ? Que pensez-vous du Constitutionnel de ce matin ? Et de Chaltas, auquel on ne fera pas de procès. Et de l’article inséré dans les journaux hollandais sur cette affaire ? Et les républiques anciennes dont on a tort de trop enseigner l’histoire ? Vous voyez que je lis avec fruit, mais vous voyez aussi que j’ai besoin de vous, ... pour cela seulement ... ?
Marie est d’une gaieté qui m’offense. Elle se porte parfaitement bien. Je n’ai pas de lettres et pas de nouvelles à vous mander. J’ai écrit hier à Lady Cowper, à Mad. de Flahaut. Aujourd’hui à Lady Granville. J’ai fait hier une grande pensée, je compte en faire deux autres aujourd’hui. Maintenant vous savez tout, car je n’ai pas besoin de vous raconter que je suis triste, bien triste. Adieu. adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N° 105. Dimanche soir 19

Vous lisez très bien les journaux. J’ai envie de m’en fier à vous, et de n’y regarder que ce que vous me recommanderez. D’autant plus que j’avais remarqué tout ce que vous me dites et pas grand chose de plus. Je suis de votre avis sur tout entre autres sur l’article des Débats. Il était si à propos, et si aisé d’écrire sur ce bruit du Times, dix lignes de cœur haut et de bon gout, dix lignes vraiment royales, en réponse aux boutades impériales ! Pour le constitutionnel, je n’y attache aucune importance. Il serait vendu qu’il ne parlerait pas autrement. Raison de plus même. Cependant je ne le crains pas. Mais je crois que M. Molé a une voie que je crois connaitre, pour faire insérer de temps en temps, dans ce Journal, quelque article qui le serve comme il l’a fait pour la visite de Champlatreux. La plupart des journaux sont aujourd’hui des magasins où l’on achète un article. Certains acheteurs payent plus cher que d’autres, et ne peuvent entrer que rarement. Mais pourvu qu’ils en disent tant, et pas trop souvent, on les écoute. Si l’opposition savait son métier comme elle exploiterait l’abandon du procès Chaltas ! Mais elle est bête et subalterne. Elle ne sait pas, et n’ose pas. Je n’en persiste pas moins à penser qu’au dehors, on est embarrassé de cette affaire, & bien aise qu’elle ne soit pas poussée à bout. Je ne trouve pas l’article Hollandais bien fin ni bien fier. Les républiques anciennes auraient mieux répondu. Je ne suis pas républicain, ni vous non plus.
Mais avez-vous lu, vraiment lu Thucydide et Tacite, Démosthène, et Cicéron ? Ce sont les esprits qui vous vont le mieux, hauts et naturels, dignes et dégagés, sensés et élégants, et ce je ne sais quoi d’achevé que la perfection du langage donne à la pensée. Vos grandes pensées vaudront les leurs, mais pas mieux, je vous en prévient. Occupez-vous en un peu quoiqu’on dise. Voulez-vous que je fasse porter chez vous une traduction passable de Tacite. Que je voudrais vous tire tout cela moi-même ! Nous nous sommes rencontrés tard. L’eau court vite. Bien peu de place nous reste pour tout ce que j’y voudrais mettre. Le bonheur possible et point réalisé, vu et point atteint, est un des plus pénibles sentiments que je connaisse. Je vous quitte pour ce soir. Je n’ai pas encore regagné tout mon sommeil.

Lundi 20 8 heures
En rangeant, mes papiers, je viens de relire, le N°104. Je ne suis pas décidé à le bruler. Il y a du bien mauvais. Mais tout n’est pas mauvais ; et dans le mauvais même, il y a du bon, ne pouvant les séparer, j’ai envie de garder tout, pêle- mêle. Je voudrais bien n’avoir pas d’autres papiers à ranger que ces numéros là. J’ai des ennuis d’affaires, des comptes à examiner, un fermier qui ne paye pas. Vous ne savez pas ce que c’est que des affaires, et j’espère que vous ne le saurez jamais quoique je vous aie vue à la veille de le trop bien savoir. Je vais à Caen dimanche 26 de grand matin. Ainsi le samedi 25 adressez-moi votre lettre à Caen, à la Préfecture. Je passerai là cing ou six jours, entre la société des Antiquaires, les courses de chevaux et mes courses à moi dans les environs. Le pays-ci est en grand progrès de civilisation. On y prend tous les goûts élégants et civilisés, les courses, les arts, les Académies, les speeches. Tout cela est amusant, à voir naître, si petit d’abord, si informé, et pourtant si animé, si avidemment destiné à grandir. Mon Lisieux vient de fermer son exposition de tableaux, plus de 250 tableaux, dessins, n’en soit de la province soit d’ailleurs. Le public normand a été très excité et charmé. Les paysans sont venus en foule voir cela. L’expositon a fini par une loterie de tableaux. On en a acheté pas mal, de côté et d’autre. On les méprisera beaucoup un jour. Mais ils auront commencé le goût et le sentiment de l’art dans toute une population.

9 h. 1/2
Je n’ai pas de lettre ce matin. Je n’y comprends rien. C’est la première fois que cela m’arrive cette année. C’était hier Dimanche. On aura mis votre lettre trop tard à la poste. C’est la seule explication que j’accepte. Adieu. J’aime mieux me taire.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°104. Du Val Richer, Dimanche 19 7 h. 1/2

Ceci doit être 104, en numérotant ma lettre d’hier. Dites-moi si j’ai raison. Je ne vous ai pas regardée jeudi dernier parce que si j’avais tourné les yeux, je serais retourné sur mes pas. Même quand je dois vous revoir, le soir c’est un acte de vertu de vous quitter, accompli à grand peine. J’ai pris ma revanche quatre heures après. Vous aussi, vous ne vous êtes pas retournée quand je vous regardais encore. Je vous ai suivie jusqu’au bout de la terrasse. Vous n’avez pas d’idée comme votre démarche me plaît. J’ai bien pensé que vous n’étiez pas seule. Savez-vous que je deviendrai fier de cette jalousie que j’inspire plus elle sera folle, plus elle me fera honneur. De près, c’est ennuyeux. De loin, c’est glorieux. Donnez m’en quelque fois des nouvelles. Le difficile, c’est d’en parler sérieusement. Je suis bien ici, mieux que partout ailleurs, sans vous. J’ai de la liberté et de la paix. Est-ce que je vieillis ? Je jouis beaucoup de la paix, de la paix dans ma pensée, dans ma maison, dans l’air. Le soleil brille sur mon repos. Mes enfants sont gais.
Pourquoi m’êtes-vous devenue nécessaire ? Vous ai-je dit que mon service de poste venait de recevoir un grand perfectionnement ? Mon facteur m’arrivera une heure plutôt et retournera toujours à Lisieux avant le départ du courrier pour Paris. En sorte que vous aurez toujours ma lettre de la veille. M. Conté a arrangé cela, pour moi. Je lui en tiendrai compte quelque jour. L’allocation du Roi sur le parfait accord de sa famille, et de son ministère, est avidemment une réponse au déjeuner de M. le duc d’Orléans chez M. Foule et à mon dîner chez M. le duc d’Orléans. Je n’en reste pas moins convaincu que M. le duc d’Orléans n’a fait cela que d’accord avec le Roi. La part de la comédie est grande, en ce monde. Je trouve le discours de Lord John excellent, un vrai discours de gouvernement, acceptant la responsabilité sans dissimuler le tort, jugeant et agissant d’ensemble et non en détail. C’est le détail qui perd les hommes et les affaires. Lord John a fait de grands progrès. En tout, je trouve la conduite et la situation des Whigs, c’est à dire de Lord Melbourne et de Lord John, meilleures que je n’attendais. Lord Aberdeen se flatte. La clef de l’avenir ministériel est toujours en Irlande. Les Torys ont tort de prolonger indéfiniment les questions irlandaises. Le Gouvernement Tory de l’Irlande est impossible. Les hommes même simples spectateurs ne supportent plus ce degré d’iniquité et de violence. Je regrette la lettre de Lady Clauricard, et celle de Lady Granville, et même celle de Mad. de Flahaut. Si elle a envie de revenir cet hiver, elle reviendra. La mauvaise humeur est une puissance terrible.

9 h. 1/2
Voilà mon facteur et mon N°108. A ce soir. Je trouve ici en arrivant je ne sais combien de petites affaires à régler. Quatre ou cinq personnes sont là qui m’attendent. Nous reprendrons ce soir notre conversation. Car je veux retrouver dans nos lettres notre conversation. Je veux vous dire tout ce qui me traverse l’esprit, tout ... excepté ce qui est tout. à la vérité ceci ne me traverse pas l’esprit. Adieu. Comment voulez-vous qu’on trouve un ventriloque, un homme qui parle là où il n’est pas ? Aussi, qui a jamais cherché un ventriloque ? Je vais pourtant écrire encore pour essayer de trouver le vôtre. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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115. Paris, le 25 août. Samedi

Vous me dites toujours des choses qui me plaisent, et votre manière de m'indiquer mes défauts est la flatterie la plus agréable du monde. Vous avez raison dans tout ce que vous pensez de moi. Je ne vois pas beaucoup d'espoir de me corriger. Il me faudrait un peu de bonheur, un peu de stabilité d’établissement. Quand j'avais tout cela j’étais beaucoup plus susceptible d'occupation sérieuse, soutenue. Aujourd’hui je ne me sens plus capable de rien, plus de gout pour rien. J’ai été vraiment malade hier. J’ai voulu braver ce malaise, j’ai été à Longchamp. J'ai marché. Le soir j’ai été faire quelques visites et enfin arrivée à la porte de la marquise Durazzo, je me suis tout-à-fait trouvée mal. On m’a porté chez elle. J’ai eu presque un évanouisse ment. Je suis revenue à l’aide de cela. Je suis un peu mieux ce matin, mais pas bien encore. J'ai beaucoup maigri ces jours derniers. Cela va et vient avec une rapidité extraordinaire. Votre mal de dent me fait beaucoup souffrir, car c’est une horreur. Je suis tourmentée d'une dent aussi, & je vais courir ce matin chez mon dentiste, je l'ai manqué hier. Prenez garde à tout ce que vous allez faire ; des courses, des banquets au milieu d'une rage de dent, c’est affreux.
J’étais à Longchamp hier & javais chez moi M. & Mme Appony lorsque Henri Greville est venue au galop m' annoncer la venue du Comte de Paris, car le canon ne nous arrive pas à Longchamp. Appony est bien vite parti et il est arrivé un peu tard pour la convocation du corps diplomatique. La maréchale Loban a montré l’enfant aux deux mondes rassemblés. On dit qu'il a l’air fort et sain. Il dormait. La Reine avait l'air comblée de bonheur, le duc d’Orléans aussi. Je vous conte ce que disait le ministre du Portugal hier au soir chez Palmella, où je fus faire visite aussi. J'ai oublié de vous dire hier que j’ai reçu une longue lettre & M. Ellice. Je l'ai envoyée à Lady Granville. Cette lettre est intéressante mais il n’y a rien de nouveau. Le ministère très affaibli par les discussions sur le Canada. Lord Durham et son conseil des écoliers en loi ; son ordonnance n'était pas soutenable. Cependant les autres actes de son administration sont excellents. S’il se fâche et il est très populaire. qu'il revienne, le ministère est infailliblement renversé. On espère qu'il restera, mais on sera fort inquiet jus qu'à ce qu'on l’apprenne. Voilà à peu près la longue lettre. Melbourne & John Russell très amis, le reste incapable.

1 heure.
J’ai fait prier M. Génie de passer chez moi ce matin. Il est venu, et il m'a promis tout ce qu'il me fallait. J’ai fait visite à mon dentiste, il est aux eaux. J'ai été chercher un français. Ah comme il est français. Rappelez moi de vous raconter notre dialogue. Vous en rirez. Il fait froid, il fait laid. Soignez-vous, écrivez-moi. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°114. Caen, Mardi 22. 8 heures 1/2

Non, je ne suis pas mécontent. Non, vous ne me fatiguez, vous ne me fatiguez jamais. Mon affection n’est pas à la merci de ces vicissitudes de l’âme. Et puis, je trouve votre tristesse si naturelle. Certainement, vous avez trop perdue vous êtes bien seule, seule par ce qui vous reste comme par ce qui vous a été enlevé. Vous ne savez pas tout, ce que je ressens pour vous de tendre compassion, combien votre isolement m’occupe et me pèse. Je voudrais voir auprès de vous les fils que vous avez encore, vous voir avec eux un home. Avez-vous des nouvelles d’Alexandre ? Mais ne craignez jamais, quand cela vous soulagera, de me montrer votre tristesse. Vous m’avez blessé quelques fois dans notre vie. Je crois que vous ne me blesserez plus. Merci de vos détails. Ces couches font un grand effet dans le pays. J’ai vu plus d’une fois ces effets là. Ils ne suffisent pas aux gouvernements, et ne les dispensent de rien. Mais ils rendent la bonne conduite plus facile et plus profitable à ceux qui savent se bien conduire. Nous avons aujourd’hui, une course spéciale, instituée hier en l’honneur du Comte de Paris.
Le soleil est magnifique. Décidément il m’accompagne. J’ai eu hier avec mes Antiquaires, une soirée brillante. 1500 personnes étaient entrées dans une salle qui en contient 1200. On a cassé des carreaux de vitre pour entendre du dehors. Ce que j’ai dit a été bien reçu. La gauche, même la plus vive, avait évidemment pris son parti d’être bien pour moi. Je connais ces alternatives là.
Je regrette que Pahlen ne vous ait rien apporté de plus. J’avais espéré d’un peu meilleures paroles. J’ai tort de dire que j’avais espéré. Mon instinct espérait, ma raison non. Quel monde que le vôtre ! Point d’âme dans les uns, point d’esprit dans les autres. Ceux qui vous ont aimée autre fois ne s’en souviennent pas plus que s’ils ne vous avaient jamais connue. Ceux qui vous aiment ne savent pas vous servir. L’occident a bien ses défauts, et je les lui ai dits souvent ; mais votre Orient ! Je plains le soleil de le trouver le premier sur son chemin. Adieu.
J’ai ma toilette à faire, des visites à recevoir la course à voir. Je vais dîner à la campagne. Je mène ici une vie très active. Je suis fâchée d’abréger mes lettres surtout quand les vôtres sont tristes. Qu’il y ait au moins dans votre cœur un coin tranquille et doux, et point solitaire. Adieu. Adieu. Mon mal de dents est à peu près parti. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°115 Mercredi 29, 7 heures 

Je pars dans une heure pour aller passer la journée à 7 lieues d’ici, chez M. de Tilly. J’y coucherai .Je donnerai demain à deux de ses voisins, M. de Lacour et M. Turgot. Je ne serai de retour à Caen qu’après demain matin. Dans ce vagabondage, je crains de ne pas tomber juste demain, sur l’heure du courrier. Le service des campagnes n’est pas toujours bien exact, et ils n’y mettent pas tous le même intérêt que moi, si une lettre retardait où manquait soyez sûre que je n’ai ni le bras cassé, ni le cœur négligent. J’aurai, moi, votre lettre d’aujourd’hui ; mais celle de demain, je ne la trouverai qu’en revenant. Je ne veux pas qu’elle se perde à courir après moi. Ces courses m’ennuient fort. Enfin, j’en serai quitte samedi.
On m’a mené hier voir un magnifique établissement, créé à force de zèle pieux et d’habileté par un homme qui n’avait pas 500 louis en commençant, et qui y a dépensé près de deux millions. C’est une grande maison de fous, la meilleure œuvre, et le plus triste spectacle du monde. Un édifice immense, un ameublement bien tenu, un ordre parfait, une propreté admirable ; et au milieu de ce chef d’oeuvre de l’intelligence humaine, 5 à 600 fous ou folles errants ou accroupis, criants ou taciturnes ; gardés et soignés par 97 religieuses qu’ils maudissent et injurient sans cesse. Le bien et le mal à cet excès là et se touchant de si près mettent l’âme dans un grand malaise. Notre course en l’honneur du Comte de Paris a eu grand succès malgré l’humeur des Carlistes qui ont fait, dans le Comité des Courses ce qu’ils ont pu pour la faire échouer. Habituellement les deux partis vivent ici en grande paix se rencontrant volontiers sur les terrains neutres et traitant ensemble de bon accord des intérêts ou des plaisirs du pays. Puis survient une circonstance où ils se retrouvent absolument les mêmes. A la vérité cela aboutit à de pures taquineries qui ne dépassent même guère les paroles. Les vieilles passions se payent de bien petites satisfactions. L’archevêque prend le bon parti et ne le soutiendra pas. Celui-là aussi est un petit esprit, décidé chaque jour par de petits motifs, et incapable de résister aux fantaisies qui l’entourent.
Si vous n’avez pas encore écrit à M. Ellice, voulez- vous lui demander s’il pourrait me procurer une lettre de l’écriture de M. Pitt et une de Lord Chatam, son père ? J’en ai envie. Je ne fais pas grand cas des collections d’autographes pèle-mêle. Mais, puisque j’en ai quelques uns je veux y ajouter les noms que j’estime et qui me plaisent. Adieu. Je vis avec votre tristesse. Sans lui rien reprocher ; je la trouve si légitime ! Vous ne me dites pas, dans le N°117, comment vous êtes physiquement. Adieu. J’ai de bonnes nouvelles de mes enfants. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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119. Paris le 29 août 1838

Les journaux que je viens de lire à ma toilette m’annoncent qu'il faut vous écrire de très bonne heure aujourd’hui. Je me presse donc de vous dire deux mots car voici le moment où ma lettre doit partir, midi, je vous remercie de la vôtre. Vous ne m'avez jamais donné un mauvais moment. Tout ce que vous me dites est si bon si affectueux, si tendre. Je veux le mériter, je le mérite car j’ai le cœur si reconnaissant, si plus d’affection. Mon fils n’est pas venu encore. Il m'écrivait cependant de Marseille du 24. Il ne peut par tarder. Je n’ai vu hier qu'Appony revenant de notre danse. Il m’a dit que le Roi en entrant était pâle, ému ou en colère. Il opinait pour la colère. et je vois dans le journal des Débats de ce matin que ce pouvait bien être du discours de l’archevêque. Du reste tout s’est bien passé ; mais mon Ambassadeur seul n’a pas voulu se mettre à genoux. Cela me surprend, parce qui cela ne lui ressemble pas. Je parie qu’étant fort serré en uniforme il aura craint quelque accident de toilette. Il est venu hier deux fois chez moi sans me trouver. Je me suis fait traîner en calèche, pas de Longchamp. Il m'ennuie. Tout m’ennuie, & je suis souffrante. Je ne mange pas. Je dors mal, j’étouffe de je ne sais quoi. Lady Granville m’écrit maintenant tous les deux jours, des lettres impayables. Je ne suis pas si gaie qu’elle ! Adieu. Voici une misérable lettre, mais vous sériez fâchée j’espère si elle ne venait pas ? Adieu. Adieu mille fois.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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120. Paris, le 30 août. Jeudi.

Ce n’est que ce matin que mon fils est arrivé. Il vient pour une raison toute opposée à celle que je supposais. Son mariage est rompu. J’avais insisté pour que les fils fussent protestants. Elle ne l’a point voulu. Mon fils a été si chagriné de tout cela qu'il est parti sur l’heure ; il vient passer quinze jours avec moi. Ce sera quinze jours de bonheur. J’ai été parfaitement malade hier tout le jour. J’ai été encore faire visite hier à Madame, je l’ai trouvée mais j’étais déjà si souffrante que je sais à peine comment cela s’est passé. Je suis rentrée pour ne plus bouger. Je n’ai vu personne que mon médecin. J'ai des crampes abominables qui font que je ne puis rien manger du tout. Vous ne vous attendrez pas avec cela que j’engraisse. Il faut me résigner. Je me soigne. Le temps est abominable. Il fait froid aujourd’hui comme au mois de février.
La Duchesse de Talleyrand arrive demain, à ce que m’a dit Madame. Elle a des affaires pressantes importantes. On dit que son mari lui dispute la tutelle de sa fille, & qu'aux termes de la loi il a raison. Vous voyez que vous jugez bien en me parlant de l’archevêque. Son discours au Roi n'était pas du tout ce qu’il devait être. Je pense qu’on est très fâchée contre lui. J'écris à mon mari et à mon frère. A l’un et à l’autre je promets d’aller en Angleterre en juin. Pardonnez-moi si je vous quitte, je vous assure que je suis tout à fait malade. Je n'ai la force de rien faire. Adieu. Adieu. Avez-vous lu le discours de Berryer à des écoliers je ne sais où ? Il leur recommande beaucoup le latin & le grec. Adieu.
Remerciez je vous en prie M. Génie, on n’a pas dit un mot de moi.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°117 Caen Samedi 1er sept, 8 heures

Nous allons rentrer dans toute la régularité de nos habitudes. Il vous aura manqué une lettre. J’attendais les vôtres sans savoir à quelle heure elles viendraient. Physiquement aussi, je suis bien aise de rentrer chez moi. Cette vie de banquets, de courses, de bavardage incessant, commence à me fatiguer. Elle ne m’a jamais plu. Pour que je m’arrange du monde, il faut que les affaires ou ses agréments vaillent la peine que je prends pour lui. Vous avez votre fils. Je regrette de ne pas le voir. Vous me direz s’il a bien du chagrin de la rupture de son mariage. Mlle de T. ne le désirait donc pas bien vivement. Vous avez, je crois, bien fait d’insister. Il faut beaucoup d’amour et une grande supériorité d’esprit pour que la différence de religion, quand l’un et l’autre y tiennent, ne devienne pas, dans le cours de la vie une vraie peine. A-t-il renoncé à tout espoir ? Il me semble aussi que dans son pays même son père à part, l’abandon de tous ses enfants au catholicisme lui ferait grand tort.
Je compte trouver une lettre au Val Richer. Elle me dira si vous êtes toujours aussi souffrante. Mandez- moi avec détail ce que dit Chemside. Je ne comprends pas votre abominable temps. Ici, il fait très beau, frais, mais point froid. Vous avez bien tort de ne pas venir en Normandie. Où avez-vous logé votre fils ? Se promène-t-il habituellement avec vous ? J’étais sûr que l’archevêque ferait ce qu’il a fait. Je trouve du reste qu’on l’a pris bien vivement. Il y avait des façons moins brutales que l’article des Débats pour lui faire sentir l’inconvenance de son discours. Inconvenance à laquelle on devait s’attendre ; comment veut-on qu’un archevêque, et surtout celui-là, ne laisse pas percer quelque humeur des nouveaux échecs que reçoit de notre temps l’unité de la foi.
M. Molé n’était pas auprès du Roi, aux Tuileries, le jour où il a reçu les députés. Ils en ont été très choqués. On m’écrit que la tête lui tourne un peu. Champlâtreux n’est pourtant pas un bien grand verre de vie. La médaille est de trop. C’est encore plus que le tableau. On ne viendra pas à bout de notre temps, de faire de grands événements avec de petits incidents. Il ne faut pas les traiter de la même façon. M. Dupin n’est pas venu aux couches parce qu’on ne l’avait pas pris pour témoin. Je ne saurais dire combien cet abandon de cette pauvre Princesse tout de suite après ses couches, m’a frappé. Voilà bien les entraînements, les oublis, les distractions des cours. Pour tous ceux qui étaient là, le monde entier avait disparu devant ce petit garçon. Et si elle était morte ! Quel tableau eût fait de cette scène M de St. Simon ! Donnez-moi quelque nouvelle de l’affaire suisse. Il me paraît que Louis Buonaparte ne s’en va pas de lui-même. Cela peut devenir embarrassant. Adieu.
Je vais déjeuner et monter en voiture. Je traverserai une très belle vallée sous un très beau soleil, par une très belle route. Vous me manquerez infiniment. Si je parlais la langue de Pétrarque, je vous dirais que dès qu’il s’élève dans mon âme une impression douce, elle me quitte et va vous chercher Si elle vous trouve elle me revient. si elle ne vous trouve pas, elle me quitte tout-à-fait. Adieu. Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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123. Paris, dimanche le 2 Septembre.

Je vous remercie de votre lettre reçue ce matin ; elle était bonne et intime. Je vais répondre à vos questions. Mon fils a beaucoup de chagrin de la rupture de son mariage. Il dit que la jeune personne a pour lui un amour très visible mais qu’elle a plus d’amour ou de crainte pour sa religion. Son oncle Acton qui va être fait cardinal exerce sur son esprit un grand empire. Elle croit ne pas pouvoir sauver son âme si ses petits garçons sont protestants. Mon fils est parti très brusquement après qu’elle lui a déclaré sa résolution ; il ne souffre, mais il espère encore. Il loge dans la maison à côté de Flahaut un appartement charmant que je lui ai trouvé. Il m’accompagne dans toutes mes promenades. Nous allons presque tous les jours à St Cloud. Longchamp depuis votre départ m’a paru bien ennuyeux.
Tout le monde parle de l’affaire de la Suisse sans comprendre comment elle finira. Louis Bonaparte y reste, cela est sûr. Pour le moment je pense que le rappel de l'Ambassadeur sera la seule mesure qu'on prendra, mais c’est peu de chose. Nous nous retirerons peut-être aussi tous les trois, mais les Suisses s’en consoleront. On s’étonne un peu que la Russie ait si vite et si fermement soutenue là dedans votre gouvernement. Mais c’est que, à part les caresses, vous nous trouverez peut-être meilleurs collègues que tous les autres. L’Empereur évite tout ce qui peut vous donner ombrage. Par exemple il n'a jamais reçu chez lui à Toplitz La Feronnays ou Marmont. Il ne les a vus qu'à leur promenade publique. Il a toujours beaucoup aimé M. de La Ferronays. M de Stakelberg a donné hier à dîner à mon fils qui a longtemps servi sous ses ordres. J’y ai dîné aussi & mon Ambassadeur & Médem. De là j'ai été à Auteuil. J’y ai trouvé M. Molé très entouré de la diplomatie. Il me dit qu’il est plus que jamais accablé de travail. Il a pris l’intérieur dans l'absence de M. de Montalivet. Il y avait hier plus de monde que de coutume à Auteuil. On ne sait pas où est l’Empereur de Russie dans ce moment. Il est attendu partout, et il ne parait nulle part. Le 15 Septembre lui & l’Impératrice seront. à Berlin.
Les derniers mots de votre lettre me plaisent et me font du bien. J'ai l’âme un peu moins triste depuis l'arrivée de mon fils, mais toujours ce silence inexpliqué de mon mari me donne beaucoup de chagrin. Je ne sais que penser, et l’avenir me parait abominable. Mon fils aîné me mande que si sa situation secondaire doit se prolonger il quittera le service, & pour ce cas l'idée de venir vivre auprès de moi est ce qui la donne le plus de plaisir. Adieu. Adieu. Adieu, trouvez-vous que c'est assez ? Par moi.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°124 Samedi, 6 sept. 9 heures

Vous dites bien vrai. Cinq minutes d’entretien valent mieux que dix lettres. Quelque fois pourtant il y a quelque avantage à se parler de loin de près, on ne se dit pas toujours tout. On garde certaines choses sur le cœur, ce qu’il ne faut jamais. Bien peu, bien peu de relations sont dignes et en état de supporter la vérité. Mais celles qui le peuvent devraient toujours, et à toute minute, l’accueillir toute entière. En définitive elles y gagnent. Je laisse la aussi, le sujet de Baden, mais à condition que vous ferez comme moi, que vous ne garderez rien, sur le cœur absolument, rien.
Je devine je crois votre impression sur Versailles et n’en suis pas étonné. Mais soyez sûre de deux choses, l’une que c’était le seul moyen de conserver le château, l’autre, que cela a fort réussi dans le public, qu’il prend plaisir à ce grand Capharnaüm de l’histoire de France, vieille et nouvelle, et qu’il en reçoit une leçon de modération et d’impartialité. Pratiquement donc cela est bien et utile. Montant plus haut, et ne se souciant de rien ni de personne, il y a beaucoup de vrai dans votre impression.
Je commence réellement à être un peu occupé de l’affaire de Suisse. Cependant je crois comme vous, qu’il n’en sortira rien que du ridicule. Rien, c’est la passion du temps. Mais si l’affaire n’est pas finie au moment de la session de manière ou d’autre, la discussion sera désagréable pour le Cabinet.
J’ai M. et Mad. Lenormant depuis deux jours. Ils partent aujourd’hui. Ils ont amené leurs trois enfants qui joints aux trois miens, font un grand bruit dans le tranquille Val-Richer. J’ai été consterné hier matin, en voyant tomber des torrents de pluie noire. La journée est longue quand on ne peut pas promener ses hôtes. Mais à midi, il ne pleuvait plus. J’ai conseillé de braver les nuages et notre courage a été récompensé. Le soleil est venu. Le terrain que j’ai choisi n’était pas trop mouillé. Nous avons fait une agréable promenade. Il n’y a rien eu ici avant- hier qui ressemble à votre orage.
On me dit que M. de Châteaubriand est revenu très frappé de l’état du midi de la décadence du Carlisme, et des progrès de l’esprit nouveau. Il vient d’écrire à Melle de Fontanes, une longue lettre très agréable, dit-on, sur le souvenir et le talent de son père. Cette lettre doit servir de Préface aux œuvres de M. de Fontanes que sa fille va publier. Je n’accepte pas votre envie. Oui, nous sommes des êtres, horriblement jaloux, mais non pour toutes choses, ni de tous. Je ne porte pas, la moindre envie aux possesseurs de parcs et de châteaux qui ne sont pas à moi. Je suis charmé qu’ils les aient et qu’ils en jouissent, et il ne m’est jamais entré, dans l’âme, à leur sujet, le plus léger sentiment d’amertume ou de tristesse. Seulement le plaisir d’y regarder s’use vite pour moi, parce que je n’y porte pas non plus cet inépuisable intérêt très naturel et très légitime, qui s’attache, pour chacun de nous à notre propre existence et à tout ce qui y tient de près ou de loin. Il y a, dans l’égoïsme, comme dans tous les sentiments naturels et universels, une part très légitime, juste en soi et nécessaire à la marche du monde. Il faut accepter hautement cette part là en lui assignant sa limite.
La Duchesse de Talleyrand revient-elle décidément ? Je suppose que le Duc de Noailles est retourné à Maintenon. Pour vous, vous y avez tout à fait renoncé, n’est-ce pas ? On me dit que Mad. Pasquier va tout à fait mourir. Je penche fort à croire que le Chancelier finira par épouser Mad. de Boigne ; et à mon avis, ils auront raison tous les deux. Ils finiront doucement leur vie ensemble sans avoir la peine d’aller se chercher deux ou trois fois, par jour. 10 h. Adieu. Adieu. Et ni Madame, ni morale. Adieu. J’avais eu la même idée sur Marie. Elle n’avait fait que me traverser l’esprit ; mais je l’avais eue, tant je trouvais cela fou. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°125 Dimanche 9 sept., 7 heures

La pluie a cessé. Le soleil se lève très beau. Je ne puis souffrir ces brusques alternatives. Je veux avoir devant moi un long temps égal, uniforme. J’ai toujours trouvé le bonheur ancien supérieur, au bonheur nouveau. Ce qui me plaît vraiment ne s’use jamais pour moi. J’y découvre au contraire chaque jour un nouveau mérite et un nouveau plaisir. Je me rappelle l’été de 1811 de la grande comète. Le soleil a été plus de deux mois brillant et chaud, sans interruption. Tout le monde en était las. J’en étais de plus en plus ravi. Et quand la pluie, le ciel sombre sont revenus, j’ai été triste comme d’une décadence, comme d’un deuil. Tout ce qui passe est si court, dit St Augustin. Comment l’abréger encore par la mobilité de nos désirs ?
Ne prenez pas ceci pour une personnalité. Je ne vous trouve point mobile du tout. Vos impressions du moment de la surface sont mobiles ; mais le fond de votre âme est très solide parce qu’il est très profond. C’est par la profondeur de vos sentiments que vous m’avez frappé et touché. Je pense à Marie. Faites y attention. Il y a à parier que la princesse de Schönburg a raison. C’est trop étrange. dès que vous aurez Lady Granville, tenez conseil. Et si la délibération du conseil est conforme à l’avis de la petite Princesse ayez sans doute tous les ménagements possibles ; mais ne tardez pas trop à prendre une résolution. Vous ne pouvez en conscience charger de plus votre vie d’une folle. Pauvre enfant ! J’espère encore qu’il n’en sera rien. Mais s’il y a quelque chose, ce n’est pas près de vous qu’elle se guérira. Elle y manque à la fois de sérénité et de mouvement. Elle s’agite et s’ennuie. Mauvaise condition à tout âge, encore plus dans la jeunesse.
Je suis charmé que Lady Holland, Lady Granville. et tout ce monde dont vous me parlez reviennent. Cela vous distraira l’une et l’autre, et l’une de l’autre. Que devient l’affaire du Roi de Hanovre ? Est-ce que celle-là s’en ira aussi en fumée comme les autres ? Que veut dire cette apathie, cette impuissance universelle ! Est-ce un monde fatigué qui se remet, ou un monde usé qui s’affaisse ? J’ai cru. je crois toujours à la première explication. Mais il faut de temps en temps quelque grand événement, quelque voix bien haute pour secouer cette torpeur, et interrompre la prescription de la vie. Rien ne paraît.
Je ris de moi-même en écrivant cela. Que la préoccupation de l’égoïsme est forte ! Il y a à peine huit ans que nous avons ébranlé le monde. Il n’y a pas trois ans que nous sommes sortis, nous autres Français d’une lutte intérieure terrible qui a duré cinq ans. Et nous nous plaignons de l’apathie ! Nous trouvons l’entracte bien long ? S’il m’arrive d’oublier ainsi les choses, à cause de moi, de ne pas juger mes impressions et mes désirs personnels, rappelez-moi à l’ordre, je vous prie. Je veux surtout être juste et sensé.

9. 1/2
Cela ne se peut pas. Il ne peut pas y avoir une phrase froide, ni à la fin, ni au commencement, ni nulle part. Je vous ai écrit très triste, très jaloux, mais triste, mais jaloux par une tendresse infinie, insatiable, désolée de ne pas tout pouvoir, de ne pas tout avoir. Que mes paroles sentissent l’effort ; qu’elles fussent pénibles, raides, cela se peut ; mais ce que vous dites est impossible. Je veux savoir qu’elle est cette phrase. Je suis sûr que vous vous êtes trompée. Je ne l’en efface pas moins puisqu’elle vous a affligée. Il m’arrivera peut-être encore de vous affliger. Quand il m’en viendra du chagrin de vous, je ne vous promets pas de ne pas vous en rendre. Mais jamais ce chagrin-là, jamais. N’est-ce pas que vous ne l’avez plus, que vous n’y pensez plus, que vous n’avez plus froid ? Dites-le moi ; redites. le moi. Que d’Adieux. Je ne vous ai jamais plus aimée qu’en vous écrivant, cette lettre. Adieu dearest, adieu. G.
Quand je dis que je ne vous ai jamais plus aimée qu’en vous écrivant cette lettre ce n’est pas de celle-ci, c’est de l’autre que je parle, de celle où vous dites qu’il y a une mauvaise phrase. Renvoyez-moi la phrase. Je l’ai sur le cœur, mais je n’y crois pas.
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