Archives Marguerite Audoux

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L'écriture du quotidien

Mais en dehors de ces méandres existentiels, vivre, c’est aussi, plus simplement, vivre au quotidien. En effet, la correspondance alducienne n’est pas qu’un réservoir de thèmes et de motifs déjà présents dans l’œuvre ; elle n’est pas que le miroir politique et littéraire d’une époque ; elle est aussi un témoin plus modeste des préoccupations et des activités domestiques d’une femme qui vit seule.

On ne reviendra pas sur la place qu’occupe la maladie dans les lettres que Marguerite Audoux écrit, point que nous avons développé comme la douloureuse métaphore d’une autre maladie, intérieure – et incurable ‑. En dehors de cet aspect pathétique, il faut cependant ajouter que la maladie semble « moins morbide » lorsque la romancière envoie à Antoine Lelièvre ses « remèdes du docteur Audoux ». Donnons un échantillon de cette prose pharmacologique que l’on retrouve notamment dans la lettre du 11 décembre 1913 : « Notre pharmacien ne connaît rien aux quatre fleurs de Paris. Qu’il garde ses pectorales. Moi, je vous envoie un petit paquet de celles qui font faire pipi. Il faut en mettre une bonne pincée ‑ mais là, une bonne ‑, laisser bouillir une minute et laisser ensuite reposer au chaud 5 ou 10 minutes. Boire sucré et très chaud, par petites gorgées au moment de se mettre au lit. Ne pas craindre d’en boire une grande tasse. » suivent la recette d’une autres préparation « [p]our l’entérite de la petite Lette » et l’indication d’un nouveau remède pour arrêter de fumer (le Pepsin Gum).

On ne reviendra pas non plus sur les soucis pécuniaires, partiellement réglés, comme on le sait, par les amis et autres œuvres de bienfaisance telles que les « cinquante‑cinq ».

Si ces problèmes de santé et d’argent peuvent miner l’existence et empêcher la production littéraire, d’autres évocations sont plus anodines, et surtout moins pathétiques. Toujours avec Lelièvre, la nourriture, par exemple, occupe une certaine place. Il faut dire que l’ami mayennais envoie souvent des vivres à sa vieille amie, qu’il sait sans doute être parfois dans le besoin, d’autant plus que les petits‑neveux ont de l’appétit. En mai 1913, il expédie des asperges, dont se régalent la romancière, qui le remercie, et son amie Louise. Le 25 avril 1914, elle lui écrit à nouveau. « J’aime mieux vous dire tout de suite que j’ai eu la flemme hier de vous écrire, pour vous remercier des asperges qui étaient épatantes et que j’ai mangées à moi toute seule, faute d’avoir un compagnon ou une compagne pour les partager. Je ne voudrais pas dénigrer celles de l’année dernière, mais je vous assure que les nouvelles étaient meilleures. » La lettre où le « docteur Audoux » prescrit ses remèdes commence elle aussi par ce sujet, toujours plaisamment commenté : « Je viens de recevoir le brochet. Je l’ai démailloté aussitôt. Oh ! la grosse bête ! J’en avais un peu peur. Ma femme de ménage est déjà en train de le gratter pour le mettre en état d’être cuit. Demain, il y aura des gourmands qui se régaleront. Mais je crois bien que j’y goûterai ce soir. J’en prendrai un petit morceau en profondeur, pour que les convives de demain n’y voient que du bleu. » Louise sera de nouveau de la partie, avec son mari, comme on l’apprend dans la lettre suivante.

La vie quotidienne, c’est aussi ce chat à qui il faut trouver un maître et en faveur duquel Marguerite Audoux plaide auprès de Mme Fargue, sa « gentille Farguinette », dans une lettre du 4 décembre 1922. ou encore les propos météorologiques répétés, qu’ils évoquent le froid polaire ou la canicule : « Quand il fait si froid, je deviens une vieille marmotte. Aujourd’hui, il vente, il neige, il grêle. Un temps à ne pas mettre un chien dehors. » (Lettre à Lelièvre du 6 janvier 1914) ; « Depuis plus d’une semaine, j’ai 39 degrés ici, tous les jours. C’est fou, et je suis salement déprimée. Louise Roche m’a trouvé une chambre à Brunoy. » (Lettre à Werth du 23 août 1919).

Mais la vie quotidienne, c’est surtout, dans les premières années de cette correspondance en particulier, un certain nombre de démarches de nature immobilière que la romancière entreprend pour ses amis ou pour elle‑même, et en premier lieu la fermeture de l’appartement de Charles‑Louis Philippe, après sa mort, ce qui, nous l’allons voir, n’est pas une mince affaire et va s’assortir de rebondissements inattendus. Elle entreprend d’abord, avec Gide et Jourdain, le rangement du 45 quai Bourbon. Le 28 décembre, une semaine après le décès, elle écrit à Madame Philippe mère : « Nous avons parlé au propriétaire hier, qui nous a donné l’autorisation d’entrer dans l’appartement de notre pauvre cher ami. Nous avons commencé le classement de ses papiers. Je vous enverrai par la poste comme papiers d’affaires toutes les lettres qui viennent de vous, et de votre famille. Il faudrait aussi, ma bonne Madame Philippe, que vous donniez congé de l’appartement tout de suite. » Le même jour, André Gide écrit à Marguerite Audoux pour lui demander « le petit carnet noir », c’est‑à‑dire le carnet d’adresses de Philippe. Il ajoute : « Avez‑vous retrouvé d’autres papiers hier soir ? ‑ Il me tardait de vous laisser seule avec Jourdain, dans ce pauvre appartement sans âme, et que nos paroles, nos gestes, notre présence trop nombreuse, profanaient. » Jusqu’ici, madame Philippe semble plutôt satisfaite que la romancière participe au tri des affaires personnelles de son fils. Elle lui écrit le 29 décembre 1909, sur un ton assez aimable : « Je vous remercie bien sincèrement de votre lettre de ce matin et de la peine que je vous donne pour le classement des affaires de mon cher Louis. » La mère de l’écrivain lui joint une autorisation pour donner congé de l’appartement, et ajoute un certain nombre d’indications sur ce qu’il convient de lui faire parvenir. Pour le moment, tout se passe donc bien. C’est à la mi‑avril que les choses commencent à se gâter. C’est sur un autre ton, en effet, que Madame Philippe réclame la petite statue de Santa Fortunata. « [c]’est bien à moi, écrit‑elle à sa correspondante, que ces souvenirs les plus chers doivent rester, d’autant plus que je n’ai jamais vu votre nom dans aucune des correspondances de mon fils. » Et la Cérilloise d’ajouter, avec une incidente exprimant le peu d’ironie dont elle est capable (il est vrai qu’elle n’est pas seule à rédiger) : « Je vous prie aussi de vouloir bien m’envoyer en même temps un oreiller perlé avec un milieu rouge, que je  sais que vous avez emporté pendant le déménagement – disons comme souvenir »… Les formules d’appel et de politesse ont changé. L’on passe d’un « Chère Madame » à un simple « Madame », et de « Je vous prie de bien vouloir remercier tous ses amis de la peine et recevoir pour vous, chère Madame, l’assurance de ma sincère amitié. » à « Je vous salue, Madame. » Le 23, Marguerite Audoux lui écrit à nouveau, Madame Philippe lui ayant fait demander par Jourdain de restituer des livres qu’elle aurait conservés : « Je ne croyais pas avoir fait de mal en gardant ces livres puisque vous m’aviez dit que les amis pouvaient choisir dans la bibliothèque de leur ami Philippe. » Quant à la statue, elle est prête, à contrecœur, à s’en séparer (ce qu’elle ne fera pas). La lettre se termine par des protestations (trop polies et déférentes) d’innocence et d’incompréhension face à une irritation croissante à son endroit. Fin mai, la mère, qui se sent toujours outragée, répond à l’envoi d’un colis contenant des ouvrages de la bibliothèque de son fils. Elle ne remercie même pas ; le ton est de plus en plus sec. La lettre commence ainsi : « Madame, Oui, j’ai reçu le colis qui contenait 9 volumes venant de la bibliothèque de mon cher Louis […]. » Dans sa réponse du 4 juin, Marguerite Audoux change, elle aussi, les formules (« Madame, … » ; « Recevez, Madame, mes respectueuses salutations. ») et cette fois, se défend sans diplomatie en rappelant que c’est bien elle, Madame Philippe, qui lui a remis les clefs devant témoins et lui a demandé, dans sa lettre du 29 décembre 1909, « de faire le classement des affaires de Louis, de faire son déménagement, et de donner congé de l’appartement » (ce qui est, on le sait, parfaitement exact). On sait aussi que cérilly ambitionne d’exhausser post mortem l’écrivain en rabaissant d’autant « la couturière », qui n’aurait pas écrit un seul mot de son livre. La mère et la fille du romancier voudraient ainsi faire paraître des lettres (truquées et tronquées au dire de la romancière), avec l’aide d’Emma Mc Kenty, une ancienne maîtresse de Philippe, spiritiste dont la sympathie exaltée oscille entre Paris et l’Allier… Ces quelques précisions ne nous écartent pas de notre propos, mais montrent à quoi s’est heurtée la solidarité des amis de Philippe, soucieux de régler ses affaires parisiennes, et sans doute avec le maximum d’honnêteté. La correspondance, là encore, montre bien les tenants et aboutissants des deux parties, opposées et parfois mesquinement divisées comme dans la plupart des affaires d’héritage – ce qui est d’autant plus grave ici puisqu’il s’agit aussi d’un héritage moral : chacun, en effet, tente de récupérer Philippe. Gide, qui a contribué à la répartition des biens de l’écrivain, outrepasse peut‑être aussi ses droits en donnant le manuscrit de La Mère et l’Enfant, qui appartient en réalité à Jourdain, à Anna de Noailles. On pourrait penser, d’après les lettres du 28 puis du 31 janvier 1910 de Marguerite Audoux à Gide, que tout est arrangé puisque Francis Jourdain aurait dit à la romancière qu’il lui était indifférent de récupérer tout autre manuscrit. Mais un quart de siècle plus tard, à la suite de la visite de Monsieur et Madame Pajault, gendre et fille de Louise, la jumelle de Charles‑Louis Philippe, qui viennent réclamer les manuscrits de leur oncle à Francis Jourdain, ce dernier écrit à Marguerite Audoux : « La nièce en question a un certain culot de venir te raconter qu’on ne sait pas où est le manuscrit de La Mère et l’Enfant, puisque j’ai eu le tort de lui raconter que Gide, bien intentionné, avait cru devoir ou pouvoir faire cadeau à Mme de noailles (peu après la mort de Phil[ippe]) de ce souvenir qui m’appartenait, Phil[ippe] m’en ayant fait cadeau. ».

C’est à la même époque que Marguerite Audoux fait office à la fois d’intendante et d’agent immobilier pour Valery Larbaud. Mais là, si la tâche est plus lourde, les choses sont plus simples, comme l’attestent les lettres échangées.

Celle qui n’a pas véritablement de famille attitrée, en dehors d’un compagnon qui va lui tirer sa révérence et d’un petit‑neveu de trois ans qui n’est pas encore à sa charge, celle qui aime, on le sait, prendre ses proches sous sa coupe, se régale apparemment du rôle que lui a attribué « grossbibisch », comme le surnomment Marcel ray et Léon‑Paul Fargue. La première lettre à Larbaud, du 16 avril 1910, qui fasse mention des deux fonctions dévolues à la romancière fourmille de détails qui tranchent avec l’univers dans lequel le richissime Vichyssois évolue : « J’ai mis mon soulier de marche et je suis allée jusqu’à la rue Friant[1]. J’ai payé 112 francs plus 10 fr. de denier à Dieu[2] comme c’est l’usage. Il me reste donc 78 fr. Soyez assez gentil de me dire si je dois acheter du linge avec ce qui reste, par exemple, deux paires de draps, une nappe et douze serviettes, quelques couverts. Enfin ce que vous voudrez. » Le 23, les projets ont déjà changé. Elle a trouvé pour Larbaud, rue Leverrier : « un petit appartement au deuxième sur la cour, 3 petites pièces, mais logeables. Chambre à coucher avec cheminée et placard. Salle à manger avec cheminée. Une troisième pièce donnant sur une autre cour, pouvant faire une chambre de bonne ou un grand cabinet de toilette. Les trois pièces indépendantes et se donnant tout de même la main. Cuisine claire. Cabinet d’aisance clair avec tout‑à‑l’égout. Entrée assez grande. Maison dans le genre de la mienne et concierge aimable. Tout cela pour quatre cent quatre‑vingts francs. » Le 27 mai suivant, elle annonce qu’elle a donné congé de l’appartement de la rue Friand, et précise, à propos de celui de la rue Leverrier (qui ne sera, lui non plus, jamais occupé) : « Votre nouvelle concierge est tout plein drôle. Elle est bossue et presque naine mais elle a des yeux de flamme et un air qui vous plaira. Tout de suite, elle doit être un peu la mère de ses locataires. » Enfin, en juin, elle trouve l’appartement du boulevard de Montparnasse, où habitera cette fois Larbaud dès la fin du mois, et qu’il quittera fin 1912 pour la rue Octave‑Feuillet. Dans la lettre suivante, toujours de juin 1910, marguerite Audoux revient sur les détails d’ordre domestique : « J’ai commencé les achats du ménage, d’abord quatre draps, six taies d’oreiller, une nappe, six serviettes et douze torchons. »

C’est aussi elle qui accueille Marcel Ray lorsqu’il vient à Paris. En 1911 il se partage entre les deux appartements du boulevard de Montparnasse et de la rue Léopold‑Robert. Tout comme Larbaud, il manifeste une grande simplicité dans ses lettres, mêlant aux évocations de sa vie d’universitaire, les détails les plus matériels : « En descendant de chez toi j’ai sonné vainement à la porte de la blanchisseuse ; il n’y avait personne. Je n’ai donc pas pu lui remettre le montant de ma créance. »

Ces quelques exemples, qu’il serait monotone de multiplier, montrent que des intellectuels peuvent adhérer à la double sphère de leur amie, à la fois femme de lettres et d’intérieur. On sait que la maison est un symbole de clôture, une sorte de matrice où germe et se développe l’amour familial que nous avons déjà évoqué. Cette vie quotidienne partagée avec ceux qu’elle appelle « ses gosses », Marguerite Audoux l’évoque souvent dans sa correspondance, notamment avec Lelièvre. Dans sa lettre du 4 janvier 1923, elle lui parle de Paul qui s’est cassé la jambe, de son caractère, de son désir à elle d’en faire un homme. Et le 15 juin 1931, elle lui confie : « Comme vous le voyez, mon cher Lelièvre, ma tâche est bien près d’être finie avec ces enfants‑là. Elle a été dure, vous pouvez me croire. » Dure et gratifiante dans ce sixième étage où Alain‑Fournier aimait bavarder avec elle, où tant d’êtres si différents vinrent prendre place.

C’est donc un événement pour elle lorsque, un an et demi avant de s’éteindre, elle est contrainte de déménager pour un appartement plus moderne, moins fatigant (pour les jambes et le cœur, écrira‑t‑elle à Yvonne Arbogast le 23 octobre 1935), et aussi moins dangereux puisque sa vieille voisine, qui n’a plus toute sa tête, la menace parfois[3]. Le 22 juin 1935, elle annonce la nouvelle à Lelièvre : « Je cède enfin mon Léopold et son pigeonnier à des pigeons plus jeunes et je vole, de mes ailes de 72 ans, jusqu’à la Convention. Vous ne pouvez pas savoir ce que cela me fait drôle de dire Convention au lieu de Léopold Robert. De plus, ce numéro impair, 71, me reste difficilement en mémoire. Pourquoi pas 72 ? Nous aurions marché la main dans la main comme deux frères. Qu’est‑ce qu’il vient faire là, ce jeune 71, puisqu’il est déjà sorti de ma vie ? 

Le style, on le voit, est toujours alerte, et crée ainsi une unité à travers des sujets aussi différents, dans leur tonalité ou leur coefficient de gravité, que la guerre, la littérature ou le portrait d’une concierge qui préfigure Mimie Mathy. La romancière, en effet, sait donner une même vie à tout ce dont elle nous entretient dans sa correspondance, d’une fraîcheur sans cesse renouvelée, même si parfois, avec plus de calcul, elle réserve à ceux qui l’attaquent – ou, à ses yeux, lui font tort ‑ quelque estocade gardée en réserve dans sa plume. Après avoir évoqué la matière de ces lettres, nous allons donc maintenant en examiner la manière, nous demander si l’on trouve ici une écriture épistolaire propre à l’auteur de Marie‑Claire.

Bernard-Marie Garreau


[1] Larbaud n’occupera finalement pas cet appartement.

[2] Les arrhes laissées à la concierge.

[3] En décembre 1935, elle écrit à Lucyle, la fille de son amie Louise : « Sais‑tu qu’elle a voulu m’étrangler ? Je ne me souviens pas te l’avoir dit. Une autre fois, elle est venue à moi avec une grosse tenaille ouverte pour me prendre le nez. Et tant d’autres menaces inconscientes que je ne peux te raconter ici. »


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