Archives Marguerite Audoux

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L'univers littéraire

Marguerite Audoux n'est pas une femme rompue aux conventions ou aux obligations sociales. Son succès qui la fait passer d'une relative misère à la consécration la laisse parfois pantoise et indécise. Une anecdote, dont nous n'avons pu vérifier la véracité, laisse entendre que dans un dîner donné en son honneur, on la retrouverait aux cuisines en train de tourner une sauce….

On peut donc hésiter à parler de lieux de sociabilité pour notre couturière des lettres. Certes, la correspondance ici présentée nous permet de l'apercevoir en bonne compagnie dans diverses occasions, et sans qu'il lui en coûte, mais il faut bien reconnaître que c'est généralement en présence de ses proches, qui la couv(r)ent. Il n'est pas d'exemple où on la voie, de son chef, jouer des coudes pour se faire une place dans la sphère littéraire.

Dès le printemps 1910, une lettre qu'elle adresse à Larbaud ne la montre pas morose à la perspective de se mélanger à un certain monde, mais c'est encore en compagnie de sa «famille» : « Je suis très contente d'aller demain vendredi déjeuner chez Gignoux, surtout pour voir la tête de van Dongen. J'espère que les «jeunes gens» [les amis écrivains et artistes], comme m'a dit l'autre jour Adelphine [la bonne de Larbaud], y seront aussi et que la table de Régis sera assez grande pour nous tous. »

Et c'est de nouveau dans la joyeuse ambiance du Groupe de Carnetin que nous introduit l'évocation d'un dîner, dans une autre lettre à Larbaud qui date de la seconde quinzaine de février 1912 : « Hier, nous avons déjeuné, les Francis avec leurs Baboulards, et moi, chez les Chanvin, et nous sommes revenus dîner à Neuilly le soir. Mirbeau et sa femme sont venus passer un moment avant dîner, et la salle à manger de Francis était pleine de gens. En plus des Chanvin, il y avait les Besson, Huguette, Werth et moi ; Fargue, comme toujours, s'est annoncé à onze heures du soir, et nous avons tous pris le métro ensemble pour rentrer chez nous. »

Elle ajoute : « Je regrette que tu ne sois pas là pour le thé que doit donner Werth ces jours‑ci. À force d'inviter des gens, nous n'allons pas pouvoir tenir chez lui. Je crains qu'il ne soit obligé d'aligner ses invités le long du mur, dans son couloir. Enfin, on rigolera. Quel dommage que tu ne sois pas là ! En plus de nous tous, il y aura Vildrac et Marval. »

Le dîner avec Neel Doff, qu'elle annonce à Lelièvre dans sa lettre du 2 juin 1914, ne peut pas non plus être un dîner mondain, étant donné le passé, la personnalité et les préoccupations communes des deux romancières. Et l'on peut sans doute faire la même remarque à propos de l'invitation à déjeuner que lui lance Myriam Harry, en toute simplicité, dans sa lettre de janvier 1919 et du dîner passé avec son traducteur anglais, John Raphaël, « qui lui est de plus en plus sympathique ». (Lettre à Lelièvre du 14 mai 1911).

L'atmosphère qui règne à l'occasion de vacances est empreinte de la même familiarité. On peut y trouver le prolongement de celle que l'on trouvait à Carnetin, avec, il est vrai, des individualités plus assises dans le succès et la notoriété. Les paroles ont peut‑être changé, mais la musique demeure la même, avec sans doute un côté plus « rapin » compte tenu des personnalités en présence. C'est ce que l'on constate, dès 1910, à travers une nouvelle lettre à Larbaud datée du 5 juillet : « Je suis ici avec Michel, Delaw  et sa femme, Régis et Jeanne, Coudour et Mlle Dragui, et Tavernier, qu'on appelle le général. Vous savez que nous n'avons pas le temps de nous ennuyer. Dans quelques jours nous aurons Charles Morice, et sa femme, et son fils. »

Ni parisianisme, donc, ni mondanités dans le réseau de relations amicales qui accompagne, mais ne détermine pas, le succès, ou plus modestement l'activité littéraire, de la romancière. Dans sa vie sociale, elle n'est finalement guère différente de celle qui reçoit dans son sixième de la rue Léopold‑Robert, avec chaleur, et sans cérémonie, comme le laisse entendre ce court mot qu'elle envoie à Lelièvre le 19 juillet 1911 (le jour même où Alain‑Fournier est en train de lui relater son pèlerinage à la ferme de Berrué) : « Voulez‑vous me faire le plaisir de venir dîner avec nous deux Louise [sic], vendredi ou samedi soir (sans façons ni bon vin) pour que nous puissions bavarder tranquillement de nos petites affaires. » Comment mieux parler de Marie‑Claire que dans ce minuscule appartement où l'héroïne a pris corps, et qui plus est avec le secrétaire de sa maison d'édition tôt devenu un ami, comme tous ceux avec qui la romancière aura partie liée ?

Ce n'est pas une femme d'affaires. C'est une femme d'amitiés !

L'importance des liens affectifs est d'ailleurs capitale dans ce commerce qui unit les écrivains. On ne reviendra pas sur l'influence de Marguerite Audoux sur Alain‑Fournier, son fils spirituel, à qui elle révèle, avec Péguy, son « chemin de Damas » pour l'écriture du Grand Meaulnes ; ni sur son rôle tutélaire joué avec Dusserre pour l'édition de Jean et Louise (elle contacte Bernard Grasset et se rend chez Eugène Fasquelle avec le manuscrit) ; ou encore avec Werth (elle obtient de Gide qu'il prenne son article sur Charles‑Louis Philippe sans coupures pour le numéro du 15 février de la NRF), Larbaud, et bien sûr Michel Yell. Ces points, qui pour plusieurs apparaissent dans le présent corpus, ont été amplement développés dans différents articles, dont plusieurs de notre main. Ils sont d'ailleurs confirmés par des découvertes ultérieures relatives à la générosité et au désintéressement de la romancière. En particulier, la lettre du 11 avril 1923 d'Alice Mirbeau à Marguerite Audoux, que Pierre Michel a récemment porté à notre connaissance, laisse apparaître que notre romancière a servi d'intermédiaire entre Charles Vildrac et la Fondation que dirige la veuve de Mirbeau, afin qu'y fût reçu André Baillon, écrivain dépressif interné à la Salpêtrière.

La solidarité entre écrivains, notamment par rapport aux éditeurs, apparaît donc bien ici. Mirbeau, il va sans dire, en est l'exemple le plus vivant, qui défend les intérêts financiers de sa protégée auprès de Gérault‑Richard en obtenant, après marchandage, 1 fr. 50. la ligne. « Il faudra que vous mainteniez ces prix. Vous êtes le plus grand écrivain féminin d'aujourd'hui. Il n'est que juste que ces prix vous accueillent, partout où vous alliez. », lui écrit‑il à la mi‑septembre 1911. La romancière elle‑même peut parfois rencontrer plus de succès qu'avec Dusserre auprès des « grands » de l'édition. Georges Reyer le lui signale, dans sa lettre du 5 novembre 1928, où il remercie mille fois son « bon maître » pour le mot qu'elle a écrit à la NRF, assorti du billet d'introduction qu'elle a demandé à Francis Jourdain de rédiger. L'on sait que Destins croisés paraîtra bien dans la collection blanche l'année suivante.

L'intervention auprès d'éditeurs n'est pas la seule stratégie au service de cette communauté littéraire et affective. Le bouche‑à‑oreille fonctionne aussi, et la romancière, là encore, aime montrer qu'elle est là. Dans le post scriptum de la lettre qu'elle adresse à Jean Giraudoux le 22 novembre 1911, elle écrit : « Madame Mirbeau est venue me voir hier et je lui ai longuement parlé de vous, vous pouvez donc voir son mari de ma part, je suis sûre qu'il aura du plaisir à causer avec vous. » sans doute est‑ce une période où elle veut particulièrement se rendre utile, car trois jours plus tard, elle écrit à Lelièvre : « J'ai vu Mirbeau l'autre soir, à qui j'ai parlé de vous. » Il est dans les intentions de Lelièvre de quitter Fasquelle, et l'intervention de la romancière auprès de Mirbeau va sans doute dans ce sens. Elle engage vivement son ami à aller rendre visite, quand le Goncourt sera passé, à celui qui règne en maître dans la république des lettres.

Les recommandations peuvent même atteindre au « piston ». pour avoir un billet de train à tarif réduit pour Michel Yell, par exemple, la romancière n'hésite pas à s'adresser à Gide, qui fait suivre la lettre à l'influent Eugène Rouart, et à Fargue (lettres 40 BIS, 41, 44, et 48 de juin et juillet 1910). Pour en revenir au changement de profession de Lelièvre, Marguerite Audoux continue également à « se décarcasser ». Le 19 août 1912, elle lui écrit : « Pour la Justice de Paix, je ne connais personne qui puisse agir directement. Pas même Mirbeau car le fait s'est produit dernièrement pour un de nos amis, et nous n'avons rien pu faire. Mais je peux toujours vous donner un tuyau certain : Briand fait tout ce que veut Gémier, du théâtre Antoine. Il lui accorde tout ce qu'il veut. Ainsi, si vous pouvez avoir des accointances de ce côté, vous êtes Juge de Paix en rien de temps. »

Le 20 mars 1917, s'adressant à Lelièvre, elle évoque une place qu'elle sollicite pour lui et parle de l'appui d'un mystérieux « ami »… Dans la lettre suivante, du 25 avril, elle s'exprime d'abord de façon sibylline à ce sujet (craint‑elle des indiscrétions ?) puis lui parle du rôle que pourrait jouer Francis Jourdain pour une place de journaliste, avant d'évoquer d'autres possibilités et d'autres stratégies : « Pour votre demande de commis, il vous faudra faire forcer la main à Fas[quelle] si vous ne pouvez le faire vous‑même. Ce serait trop bête de ne pas obliger ce monsieur à être utile à son prochain. Il faudrait qu'un de ses gros clients l'oblige à cette démarche, et au besoin la lui impose. » On ne reconnaît plus la romancière, qui dans la même lettre envisage même que son ami écrive sur la guerre un de ces livres qui, en cette époque, « se vendent parfaitement »

Marguerite Audoux, une fois n'est pas coutume, semble avoir compris d'une façon qui pourrait presque paraître cynique l'importance de l'argent – cet argent qui lui a manqué et lui manquera si cruellement. Le 30 mars 1922, elle écrira à Lelièvre à propos du numéro spécial des Primaires, à elle consacré, que « cela ne doit pas être mauvais pour la vente des bouquins. » L'aisance financière favorisée par Marie‑Claire est déjà loin. Elle sera encore davantage un souvenir après la vente médiocre de De la ville au moulin. La lettre que Francis Jourdain envoie à son amie le 11 octobre 1928 prouve que le réseau amical et littéraire continue à fonctionner : il lui joint un mémoire sous la forme d'un tableau qui inclut tous ceux qui se sont réunis pour verser une rente à l'écrivaine. Plus de trois mille francs ont ainsi été réunis en six mois. Jourdain a même anticipé sur novembre et décembre ! le 28 juin de l'année suivante, Maurice Bedel, au nom des « Cinquante‑cinq », lui fait parvenir un mandat de cinq cents francs qu'il espère, lui dit‑il, pouvoir renouveler chaque mois pendant un an. Le 5 juin 1930, le même Bedel annonce à la romancière qui va sur ses soixante‑sept ans (et qui n'a évidemment ni rente ni retraite) que le « contrat » est renouvelé : « Les petites alouettes (hélas, bien maigres !) des « Cinquante‑cinq » continueront à tomber toutes rôties sur votre table et j'espère bien qu'elles prendront ce chemin pendant un an encore. »

Il est encore d'autres marques de cette confraternité, comme le rôle efficace joué par Alain‑Fournier, que ce soit dans la promotion de Marie‑Claire auprès du monde paysan, qu'il relate dans sa lettre à la romancière du 13 décembre 1910, ou à travers ses efforts pour qu'elle devienne la collaboratrice du Journal de Paris, comme il apparaît dans une autre lettre qu'il lui envoie, le 28 juin 1913.

Chez Marguerite Audoux, cependant, cette loi de l'entraide est remise en cause dès que se profile pour elle une menace de tranquillité dans son existence. Ce qu'elle craint le plus, c'est que la critique, ou l'université, ou toute autre institution, s'empare d'elle et de son œuvre. Il y a fort à parier qu'Alphonse Marius Gossez n'ait eu aucune réponse au courrier qu'il envoya à la romancière le 1er août 1930 pour lui demander de figurer dans ses Morceaux choisis. Ou alors elle lui opposa une fin de non recevoir, comme à Frida Lepuschütz qui, elle aussi, lui envoya un important questionnaire en décembre 1934, et essuya – on le comprend dans la troisième et dernière lettre qu'elle envoie à Marguerite Audoux ‑ un refus définitif. On ne sait ce qu'il advint de la demande que lui fit Marie Le Franc, la romancière qui chante la mer bretonne et les forêts du Canada, dans la lettre non datée où elle lui demande (nous sommes donc après août 1922) le numéro spécial des Primaires sur Marguerite Audoux, ainsi que d'autres documents (photo, articles, déclaration sur la place, le besoin, le plaisir, le tourment… que représente l'écriture pour elle).

Notre romancière rejette, en ce cas, ce qu'elle prend manifestement comme un étalage de son intimité en public. Comme elle l'écrit à Guillaumin le 18 novembre 1920, elle refuse d'accéder aux souhaits de Depresle qui veut l'inclure dans son Anthologie des écrivains ouvriers. C'est, lui écrit‑elle, au moins la quatrième demande de ce type qu'elle reçoit en un an. Ce qu'elle explique ensuite nous renseigne précisément sur ce qui l'irrite : « Je n'ai rien à dire contre votre compatriote qui vaut peut‑être mieux que beaucoup, ainsi que vous le croyez. Mais je suis déconcertée par ces gens qui vous intiment l'ordre de leur envoyer immédiatement tous vos bouquins, plus ceci, plus cela, et encore ceci, et encore cela, et puis encore autre chose, moyennant quoi ils seront assez aimables de vous fourrer dans leur antho[logie]. Ma santé est mauvaise, très mauvaise. Et aussi, je suis lasse, cher Monsieur Guillaumin, affreusement lasse de cette curiosité intense qui s'attache à mon passé et à mon présent et qui, sous prétexte d'œuvres littéraires indispensables, fouille ma vie privée et ne me laisse pas de répit. » Il semble, cependant, que Marguerite Audoux, avec les journalistes, n'ait pas toujours manifesté cette allergie, au début de sa carrière littéraire en particulier. Mais peut‑être y avait‑il alors d'autres motivations, d'autres conseillers…

Elle va également repousser l'occasion, que provoque Hugues Lapaire, et qu'il évoque dans une lettre qu'il lui envoie à la fin de 1925, d'adhérer à la Société des gens de lettres. Comme l'écrit Depresle dans son Anthologie des écrivains ouvriers (il aura donc fini par avoir gain de cause…), l'écrivaine n'est « pas du tout gendelettre ». Enfin, le dernier refus dont on ait connaissance, c'est celui de la légion d'honneur. Nous avons retrouvé vierge le formulaire que lui fait parvenir le Cabinet du Ministre de l'Instruction publique et des Beaux‑Arts le 18 décembre 1933…

Force est ainsi de conclure que notre romancière n'accepte de s'insérer dans un réseau ou un système que dès lors qu'il ne l'emprisonne pas à travers une contrainte ou un étiquetage. Rétive à toute forme d'engagement, elle en accepte cependant un : celui qui est soumis aux lois de l'amitié. La solidarité joue, en ce sens, dans la mesure où ses proches sont en cause. Comme on l'a vu, si elle refuse pour elle‑même la gloriole, en revanche elle se bat pour Dusserre et pour Reyer en intervenant auprès des éditeurs.

Bernard-Marie Garreau


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Comment citer cette page

Bernard-Marie Garreau, "L'univers littéraire"
Site "Archives Marguerite Audoux"
Consulté le 03/12/2024 sur la plateforme EMAN
https://eman-archives.org/Audoux/univers-littraire
Page créée par Bernard-Marie Garreau le 15/11/2017
Page modifiée par Richard Walter le 22/11/2022