L'univers éditorial
On constate que l'univers éditorial, très présent dans cette correspondance, y est évoqué de façon précise.
Tout d'abord, on découvre des chiffres. Si, en effet, Marguerite Audoux, elle aussi, discute ses émoluments, comme l'atteste la lettre qu'elle envoie à Gignoux en 1910 pour exiger cinquante francs[1], et non vingt‑cinq, par conte livré au Figaro[2], la correspondance nous livre aussi certains gains. La lettre que Descaves lui adresse le trois mars 1926 nous apprend ainsi que la romancière va toucher « tout près de dix mille francs[3] » pour la prépublication de De la ville au moulin. De façon moins précise pour La Fiancée, elle écrit le 27 mars 1932 à Lelièvre que les conditions proposées par Flammarion sont « très acceptables ». Découverte récemment dans le fonds Nina Gubisch, une lettre de Gide à Marguerite Audoux du 9 mars 1910 nous livre même de précieux renseignements quant à l'augmentation du pourcentage sur les ventes : « Fasquelle affirme que pour le «tant pour cent» sur la vente des exemplaires, il y a confusion. Il ne donne à Mirbeau 0%5 qu'à partir du sixième mille (dit‑il). Est tout à fait prêt à faire entrer cette clause dans votre traité. Mais jusqu'au sixième mille il n'a jamais donné davantage (dit‑il) ni pu promettre davantage ‑. ».
Les lettres nous révèlent aussi le tirage des œuvres. Pour Marie‑Claire, début décembre 1910, le roman atteint le dix‑huitième mille (« Comme elle vieillit vite, cette pauvre petite », confie l'épistolière à Larbaud) ; le 25 février 1911, elle écrit à Lelièvre : « J'ai reçu hier une lettre de votre patron qui m'apprend que le 43e mille est en vente. » ; le 6 octobre de la même année, Mirbeau, lucide et amer en dépit et à cause de la rapide progression du chiffre, lui avoue : « Vous ne savez pas combien vos 70.000 Marie‑Claire ont excité la haine des gens, et qu'ils vous attendent avec une joie mauvaise pour vous faire souffrir. » ; enfin, le 8 mai 1913, une lettre de Marguerite Audoux à Lelièvre contient ce passage : « Marie‑Claire se repose. Les derniers 10 mille traînent en longueur, et je ne crois pas que Fasquelle fera un autre tirage. Cette petite fille se reposera sans doute encore longtemps sur ses 80 mille. » Avec les traductions, on sait que les cent mille seront largement dépassés à la fin de la vie de la romancière. Ce que nous apprend cette même correspondance du tirage de L'Atelier de Marie‑Claire est moins spectaculaire : le 18 juillet 1920, un mois et demi après la publication, Marguerite Audoux annonce à Lelièvre la mise en vente du huitième mille. Le 8 août de l'année suivante, au même correspondant, elle apporte cette nouvelle précision à la fin de sa lettre : « Fasquelle a tiré deux nouveaux mille de L'Atelier de Marie‑Claire en juin dernier, ce qui nous fait 12 mille. Par ce temps de livres chers, je suis encore dans les privilégiés. » Et le 4 janvier 1923, au même : « L'Atelier de M[arie‑] C[laire] n'a pas dépassé ses 12 mille. Espérons que sa sœur Annette [De la ville au moulin] sera moins paresseuse. »
La correspondance, en nous faisant entrer dans les coulisses des maisons d'édition, nous laisse également découvrir ce qu'est le métier d'écrivain, ou plus exactement l'élaboration d'un livre, de l'idée première au produit fini. On trouve par exemple un premier projet de La Fiancée (qui paraîtra en 1932) dès 1922 dans une lettre à Lelièvre datée du 30 mars : « Je voudrais publier, cet automne, un bouquin composé de « Valserine », et des contes du Chaland, mais il me faut y ajouter un conte d'une cinquantaine de pages, et c'est ce conte‑là que je travaille[4]. »
Et l'on suit encore plus précisément l'élaboration des deuxième et troisième romans : le 25 avril 1914, la romancière a « lâché » « Le Suicide » pour se consacrer exclusivement à Madame Dalignac (L'Atelier de Marie‑Claire), qu'elle recopie ; le 9 mars 1915, elle s'y remet « pour oublier » ; et le 3 juin 1919, elle n'est pas satisfaite des deux derniers chapitres. Le 4 janvier 1923, elle va se remettre à Annette Beaubois (De la ville au moulin), car elle a besoin d'argent ; un an plus tard, le 3 janvier 1924, elle trouve que « ça ne va pas très vite, mais [que] tout de même, ça prend tournure… Et le 15 mars 1925 : « Si Dieu me prête vie encore quelques mois, vous lirez à la fin de l'année Annette Beaubois. » Ce journal de sa production, c'est exclusivement à Lelièvre, précisons‑le, que Marguerite Audoux le livre.
Quand un ouvrage est terminé, s'il s'agit d'un roman, l'usage est alors de le prépublier en plusieurs livraisons (le feuilleton télévisé de l'époque). C'est encore la correspondance qui nous renseigne sur les avatars de ce premier état du livre. Pour Marie‑Claire, après le décès de Charles‑Louis Philippe qui semble mettre un point final au projet, tant l'écrivain de Cérilly y était lié (ce qui ne signifie pas, répétons‑le, qu'il ait tenu la main de la romancière), un contact est cependant repris avec Rouché, le directeur de La Grande Revue, fin 1909‑début 1910. Quelques jours plus tard, elle lui propose, sur les conseils de Francis Jourdain, une publication en deux livraisons, ce qu'elle lui confirmera dans une lettre du 29 avril 1910, le traité ayant été signé le 9 janvier. On sait que, finalement, Rouché réalisera trois livraisons, pour des raisons qui d'ailleurs nous échappent – sans doute l'équilibre naturel entre les trois parties du livre, bien que la prépublication ne reproduise pas exactement les confins de ce découpage, lui préférant un partage arithmétiquement plus exact ‑.
Quant à la prépublication de L'Atelier de Marie‑Claire, une première allusion apparaît dans une lettre à Léon Werth du 23 août 1919, où elle lui écrit : « De mon Atelier je ne sais pas grand' chose. Delange[5] est venu il y a quinze jours. Ça paraissait marcher pour Excelsior. Il devait venir me donner une réponse ferme, et je ne l'ai pas revu. » L'on sait, comme la romancière l'annonce à Werth dans une carte postale du 5 septembre de la même année, que cette prépublication se réalisera (du 21 décembre 1919 au 3 février 1920). Une autre évocation épistolaire de cette prépublication nous renseigne également sur les coupures infligées au texte, et que déplore l'auteur. C'est à Lelièvre, qui apparemment a eu connaissance du manuscrit, qu'elle écrit le 23 décembre 1919 : « Si par hasard vous aviez l'envie de relire L'Atelier dans Excelsior, n'en faites rien. Il manque des pages que j'ai dû couper pour ne pas froisser certaines lectrices qui ne savent pas qu'une femme devient enceinte et qu'elle accouche. Oui, mon ami, c'est comme ça. Le bouquin paraîtra chez Fasquelle dans le courant de février[6]. Pour l'instant je compte mes lignes dans Excelsior. Je touche 60 cent la ligne[7]. »
Le livre va‑t‑il être publié que les tracasseries ne s'arrêtent pas pour autant. L'un des gros problèmes rencontré est celui du choix du titre.
Si pour Marie‑Claire, il n'y eut pas de problème, le deuxième roman, que l'auteur aurait voulu intituler Madame Dalignac ‑ nouveau titre éponyme puisque la patronne de l'atelier de couture est bien la véritable héroïne – va finalement s'appeler L'Atelier de Marie‑Claire. Le marchand de livres qu'est l'éditeur ne s'y trompe pas, qui souhaite que le nom du premier roman, succès triomphal, réapparaisse dans le deuxième. La romancière, qui se range à ces raisons d'ordre commercial, se résigne. Toujours dans la lettre à Lelièvre du 23 décembre 1919, elle lui confie : « Je me suis définitivement arrêtée à ce titre qui ne me satisfait pas, mais les autres ne me satisfaisaient pas davantage. Celui‑ci aura au moins l'avantage de rappeler le bouquin passé, et c'est toujours autant pour la vente. Dame, c'est qu'on a besoin d'argent, mon ami. Non seulement pour cette goinfre de Marguerite A. mais encore pour son garçon. ».
On reconnaît là le bon sens de celle qui, deux ans plus tôt, conseillait à son correspondant de mettre en chantier un livre sur la guerre… Le 8 mai 1920, sur le même ton, elle lui reparle de la question du titre : « Je ne sais pas si je vous ai parlé du titre de ce nouveau bouquin. Il ne me plaît pas, mais tout le monde prétend que c'est un titre excellent pour la vente. Mettons que tout le monde a raison et n'en parlons plus. » Le même problème va se poser pour De la ville au moulin avec Lucien Descaves, qui en assure la prépublication au Journal. De nouveau, Marguerite Audoux souhaiterait un titre éponyme, Annette Beaubois. On sourit en lisant les arguments de Descaves, dans sa lettre du 7 janvier 1926, en faveur du titre définitif, et en particulier celui‑ci : « Si nous appelons l'attention sur ce nom de Beaubois (qui n'est pas beau), je redoute la réclamation d'un confrère qui le porte et signe des articles : M. Beaubois, docteur en droit. » Le 19 janvier, la romancière écrit à Lelièvre qu'elle accepte finalement le nouveau titre ; « Le Journal est une réclame qui vaut la peine que l'on fasse quelques sacrifices. »
Un autre souci touche la correction des épreuves[8]. comme elle l'indique à Larbaud dans sa lettre du 27 mai 1910, c'est Gide qui lui montre, pour Marie‑Claire, « les signes à faire » lorsqu'elle rencontre une coquille ou souhaite un changement. Ce qui revient ensuite à l'imprimeur doit être corrigé en conséquence pour le bon à tirer. « Moi aussi je suis plongée dans les épreuves, écrit‑elle à Larbaud le 11 février 1920 entre la prépublication et la publication de L'Atelier de Marie‑Claire. Oh ! les salauds ! Il y a des fautes à toutes les lignes, et quelles fautes ! »
Le livre paru, les demandes de traduction affluent, en italien, en espéranto, en espagnol (Marie‑Claire avait rapporté quatre cents francs à l'auteur, et L'Atelier mille[9], apprend‑on dans la lettre du 11 février 1920 à Larbaud)… En ce qui concerne les droits et les traités relatifs à ces traductions, on remarquera que Fasquelle est la cible d'un certain nombre d'amis de Marguerite Audoux. Le 19 décembre 1910, peu de temps après le Fémina, Gide croit bon de l'alerter : « Ray m'écrit au sujet du grand désir qu'aurait eu Mlle Paulsen de traduire en allemand Marie‑Claire (sans doute vous êtes déjà avisée de cela et de l'irritation que lui a causée l'autorisation accordée inconsidérément par Fasquelle à un traducteur‑éditeur que nous ne connaissons pas). ‑ étant donné que cette autorisation a été accordée sans votre assentiment, je ne sais si, du consentement de Fasquelle, on ne pourrait s'en ressaisir. M'autoriseriez‑vous à lui en parler (naturellement sans vous opposer à lui, et sans brouiller les cartes !) et à voir si l'on ne peut revenir là‑dessus ? » Marcel Ray, en effet, qui est de surcroît germaniste et prise au plus haut point Marie‑Claire, s'émeut de cette affaire et, craignant « que l'acquéreur du copyright puisse confier la traduction au premier cochon venu », va encore plus loin que Gide, toujours confit en circonlocutions, dans les propos de la lettre qu'il adresse à Larbaud une semaine plus tard : « La vente dérisoire du copyright pour l'Angleterre et l'Allemagne m'apparaît si contraire aux intérêts de Fasquelle, que je me demande s'il n'a pas fait double contrat, l'un fictif, pour Marguerite, et l'autre qui lui réserverait tout le bénéfice de la vente à l'étranger. »
Le parcours qui va du projet au livre achevé, et même au‑delà, on n'en retrouve bien évidemment que la première étape dans la correspondance, de 1933 à 1936, période pendant laquelle l'écrivaine peaufine douloureusement ce qui sera son chant du cygne et dont elle ne verra pas la mise au monde...
Tout d'abord, il n'y aurait pas de projet. À Lelièvre, le 12 janvier 1933, elle déclare : Non, je n'ai rien en chantier et je pense que je n'écrirai plus rien, tout au moins pour publier. » Affirmation contredite par une lettre qu'elle envoie à Francis Jourdain le 29 juin suivant et où elle le met au courant de son activité : « Ce que je fais ? Un bouquin qui ne sera sans doute jamais fini, mais qui m'intéresse et m'empêche de ressasser cet ennui qui me tenaillait depuis qu'à la maison il n'y avait plus d'enfant ». Outre le fait que nous avons là la confirmation du transfert que constitue le fameux "livre‑enfant", il est intéressant de noter que le billet qu'écrit la romancière une semaine plus tard, le 7 juillet 1933, et qui sera reproduit dans l'édition définitive de cette correspondance, est une fausse annonce (« Aujourd'hui, jour de mes soixante‑dix ans, je commence un livre que je compte appeler Douce Lumière »).
Problème de titre, là encore, non plus du fait d'un journaliste ou d'un éditeur, mais à travers les hésitations de l'auteur en personne, qui transforme Douce Lumière (titre éponyme puisqu'il reproduit le prénom et le nom de l'héroïne) en Le Chemin de la Croix, pour en revenir finalement à l'idée première, qui fait penser au Colombe Blanchet d'Alain‑Fournier, autre titre éponyme, autre héroïne cachée dans un titre, et qu'il n'aura pas vraiment le temps de mettre au jour. Le Chemin de la Croix reflète non seulement le contenu du roman, mais encore les conditions de sa gestation – le terme n'est pas neutre ‑. Le 15 janvier 1934, en effet, Marguerite Audoux écrit à Lelièvre : « J'ai commencé un livre, qui pourrait bien s'appeler Le Chemin de la Croix. […] Si je ne le finis pas, il m'aura toujours aidé à finir. » Affirmation très lucide, finalement. Marguerite Audoux, plus re‑productrice que productrice, est en train de refaire Marie‑Claire, un Marie‑Claire littéralement adouci, un Marie‑Claire de la vieillesse ; elle est en train de boucler la grande boucle. Douloureusement.
Le 27 septembre suivant, elle écrit à Lelièvre, qui sera dès lors son seul confident à ce sujet : « Mon bouquin reste en panne. » ; et le 22 juin de l'année suivante : « Le Chemin de la Croix est toujours sous cloche. » Image qui, dans cette rhétorique souterraine qui continue de progresser, n'est guère loin de la couveuse… Six mois avant la clôture du manuscrit, confié à Paul d'Aubuisson, et le départ définitif, l'ascension du Golgotha continue (la romancière a‑t‑elle pensé à l'autre Calvaire d'Octave Mirbeau ?). Nous sommes le 23 juillet 1936. C'est la dernière lettre envoyée à Lelièvre : « Je suis tout entière à mon Chemin de la Croix. Comme ma vue est un peu meilleure ces temps‑ci, j'en profite. Et je n'ai plus qu'un chapitre à mettre debout. J'ai fait ce livre à mon goût, mais je ne suis pas sûre que ce sera au goût des autres. » Il sera en tout cas du goût de Guillaumin, qui, dans un article des Nouvelles littéraires du 11 décembre 1937, rend hommage à la romancière qui « conserva jusqu'en son grand âge, et avec plus de puissance encore, le don de pouvoir donner du relief à une impression fugitive, à un paysage entrevu à telle heure de la journée, à un dialogue très simple, à tels gestes de bêtes ou d'insectes. » ou encore « qu'enthousiasmait, avec la clarté des âmes, la belle lumière du ciel dont le mal implacable la privait toujours davantage. Au point qu'elle eut l'idée, comme une revanche sur le sort cruel, de nommer Douce Lumière l'héroïne de son dernier livre. »
Bernard-Marie Garreau
[2] Ce projet restera sans suite puisque seule « La Fiancée » a paru dans le Supplément littéraire de ce journal le 24 avril 1909.
[4] Hormis « Valserine », les nouveaux contes qui, ajoutés au Chaland de la Reine, vont composer La Fiancée font chacun une dizaine de pages dans l'édition de Flammarion, si l'on excepte « Le Néflier sur la rivière » et « Les Deux Chênes », deux histoires qui se suivent, avec les mêmes motifs et les mêmes personnages, et qui totalisent une cinquantaine de pages. Il pourrait donc bien s'agir de cet ensemble, ensuite dédoublé.
[8] Le manuscrit a lui‑même été soumis à d'autres lectures. Cela commence dès l'époque du Groupe de Carnetin ‑ où les compagnons de la future romancière découvrent Marie‑Claire ‑ et se continue avec Gide, à qui elle pose des questions précises touchant certains passages, comme nous le montre le début de la lettre 40. Le 23 août 1919, la romancière écrit à Werth qu'elle a bâclé le dernier chapitre de L'Atelier. « Je demanderai à Louis [ ? ] de me faire les virgules », ajoute‑t‑elle.
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Comment citer cette page
Bernard-Marie Garreau, "L'univers éditorial"Site "Archives Marguerite Audoux"
Consulté le 21/12/2024 sur la plateforme EMAN
https://eman-archives.org/Audoux/univers-ditorial