40. A propos du rien d’un tout

Auteur(s) : Sassine, Williams

Les folios

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N°40, 30 novembre 1992 : A propos du rien d’un tout

Depuis janvier, on a dénombré près de 500 journalistes tués en mission. En Guinée, nous nous portons mieux. De temps en temps, on rend visite au Lynx pour fouiller dans ses tiroirs ou voler un morceau de sa moquette pourrie.

De temps en temps également, on vous menace gentiment, dans le genre :
- Pourquoi insultez vous tout le temps le président ? Pourtant sans lui ce pays là serait foutu ainsi que votre petit journal. Moi, si j’étais le patron de la Guinée, votre équipe là, je mets à la poubelle.

Sur la « route infinie de l’histoire » je lui réponds:

- Ne vous moquez pas du PDG, fait un autre dans mon pays. Nous gagnons les élections. Les forces impérialistes que votre journal représente seront enterrées vivantes le même jour.

A votre gauche quelqu’un qui se gratte la cervelle avec des grimaces de plaisir interroge :

- C’est vrai que vous travaillez pour le « Lynx » ? Pourquoi attaquez vous l’opposition ? Je suis sûr que Fory Coco vous paie. D’ailleurs il a donné une place à votre patron….
- C’est à dire…

- On ne commence pas une phrase par «c’est à dire » comme l’affirme Jean Miché Kankan, le comique camerounais.

Un autre à droite oblige à l’écouter

- Laissez ces gens du Lynx. On ne peut même pas leur casser la gueule. Ils sont petits, des nains. Ils ont tous la même taille que la petite qui travaille avec eux. Est-ce qu’on peut frapper des hommes qui ne dépassent pas une femme. Hein ?

On ne s’oppose pas à ce genre d’argument. A moins d’être dans l’opposition systématique. Ce qui n’est pas le cas du « Lynx ». Ni pour, ni contre, ni que, quoi donc, ou…Pour le verbe oui, mais contre l’adverbe. Une différence qui caractérisait la politique de Senghor et celle de Sékou. On se souvient de la poésie du second.

Je te vaincrai infiniment

Au nom du peuple qui vaillamment

Qui éternellement

- On peut tout dire contre Fory Coco, rétorque quelqu’un qui vient d’entrer. Mais lui, il n’aime pas parler, j’ai tout entendu

- Il ne sait même pas lire, conclut mon voisin de droite

A force de tourner la tête dans tous les sens, elle commence à ressembler à un ventilateur

- Si vous voulez que votre petit journal soit crédible, vendez le à 100 francs
- C’est comme ça que le « Horoya » marchait, reprend le nostalgique du PDG. Tout était moins cher. Tout le monde mangeait à sa faim, on ne payait même pas le courant et l’eau.

J’essayai de me lever. J’avais ma chronique à terminer, ou plutôt à commencer. Mais pour me remonter le moral, je me dis souvent qu’après 32 ans d’indépendance, tout est à commencer pour bientôt. Il paraît que ce sera pour le 27 décembre, chacun se débrouillera pour voir la terre promise. Une bonne date, ce 27 décembre, juste après Noël, juste avant le nouvel an. Nous serons coincés entre ces deux fêtes.

Tant mieux pour ceux qui auront reçu leur salaire.

Il ne manquait qu’une femme. Elle arrive sous la forme d’un mammifère, énorme, attendrissante dans sa façon de happer le peu d’oxygène qui nous restait. On lui fait beaucoup de place, et je trouvais collé contre le mur.

- C’est lui le « Lynx ». Le doigt accusateur du partisan de Fory Coco était prêt à poser sur mon front le signe infamant de Caïn.
- Je connais le petit, répondit la grosse. Il croit qu’on ne pourra pas voter à la date prévue. Moi je voterai, je voterai pour tout le monde. Je m’en fous. Le recensement est faux, n’est-ce pas mon petit « Lynx »

J’aspirai rapidement l’une des dernières molécules d’oxygène qui passait. La grosse incontournable reprit :

- On dirait qu’il n’y a plus d’hommes dans ce pays. En 1958 on était près de 5 millions. Trente quatre ans après on est toujours dans ce nombre.

Je n’osais pas évoquer la grosse bonhomie souriante de Gomez, annonçant le résultat de ce recensement.

La même tête de farceur qu’au camp Boiro, quand on l’avait mis à l’ombre. Cette odeur d’ombre le poursuit, même quand il se met à la lumière, éclairé de préférence de dos, comme il nous est apparu dans un numéro de Jeune Afrique.

Enfin, j’étais toujours aplati contre le mur. Impossible de me dégager. Un peu comme Fory Coco dans le PUP. La grosse, d’un coup, lança un Alléluia ! Si pur qu’on oublia qu’elle avait un corps, ça ressemblait à de latin.

- Non c’est du grec, assura l’ex-pédégiste. J’ai fait la Roumanie. Je connais. On m’expliqua après. La chanteuse venait d’une cérémonie funèbre.

Son frère était décédé. Les marabouts avaient refusé de prier pour le défunt et s’étaient opposés à son enterrement. Parce que le petit buvait. Le Pape boit. Au gouvernement, que celui qui jamais a « bu » son frère ou le pays lève la main. Comme disait Jésus Christ à propos de Madeleine, « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. La foule se dispersa.

- Il fait chaud ici, cria le partisan de l’opposition. Nous on ne vous promet pas grand-chose, mais un cimetière propre, séparé, bien géré. Pas de secrétaire pour s’occuper de nos âmes.

Un coq chanta. Ce n’était probablement pas l’heure, puisqu’il passa en courant, le derrière perdant ses plumes.

- C’est bien fait pour lui, conclut le plus maigre du groupe.

Regardez celui qui arrive maintenant.

C’était un chien. Apparemment, il n’avait pas mangé depuis deux ou trois semaines. Il sentait de la chair fraiche. Il fallait se rendre utile. Je proposai :

- Entre le PUP et l’opposition, qui se sacrifie pour le bien des pauvres animaux malades ?

Ils me montrèrent tous du doigt. Je compris que l’index était à couper dans ce pays.

Et ce n’était pas fini. Un vendeur arrivait avec le « livre blanc ». Il avait l’air menaçant et rancunier. Vous achetez. On ne sait jamais. Comme si on pouvait savoir quand il faut ça et voir.

Il y a des jours qui ressemblent à des nuits, comme notre démocratie. Mais les coqs des quartiers sont également concernés. Le jour des élections, j’étranglerai le mien, pour qu’il vote pour moi.

Williams Sassine

Description & analyse

Auteur de l'analyseDegon, Elisabeth

Contributeur(s)Degon, Elisabeth (collecte et saisie)

Éditeur(s) de la ficheDegon, Elisabeth

Auteur(s) de la transcriptionDegon, Elisabeth

Informations générales

LangueFrançais

CoteLe Lynx, n° 40

Présentation

Date1992/11/30

GenreDocumentation - Presse

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Fiche : Elisabeh Degon, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes, CNRS-ENS ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

Éditeur de la ficheClaire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

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Notice créée par Elisabeth Degon Notice créée le 30/07/2019 Dernière modification le 01/09/2022

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