Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

DescriptionGeorges Roche brancardier - René Dugué - Octave Mirbeau - Les frères Werth
Texte

[Paris,] 28 octobre[1] 1915

Mon bien cher ami,

Je commençais à m'inquiéter sur votre sort et je suis heureuse de votre lettre. Je voulais écrire à la petite Lette, mais Louise Roche me demandait d'attendre encore. C'est vrai, mon cher ami, on n'ose plus demander des nouvelles de ceux qu'on aime à ceux qui ont le droit de savoir la vérité sur la vie ou la mort des leurs. Trois fois déjà des réponses navrées et navrantes me sont arrivées ainsi, et chaque fois je suis restée assommée en constatant mon impuissance à consoler de pareils chagrins. Et cela continue, autour de moi comme autour de vous ; les jeunes, les vieux, tout est bon pour la tuerie.
Roche[2] est resté assez longtemps à Montrouge[3] puis il s'est battu à Massiges[4] où son régiment a été décimé. Il est maintenant brancardier, ce qui n'est pas le rêve non plus, mais au moins il ne risque pas de tuer les camarades en les prenant pour des boches à cause de sa grande myopie. La pauvre Louise ne se fait pas d'illusions sur le retour au logis de l'époux. à chaque lettre qui arrive de lui, elle respire et dit : « Il est encore là ». Son fils a dû repartir aujourd'hui pour la tranchée. De ce côté non plus elle n'est guère tranquille. Mais qui donc est tranquille en ce moment ?
Mirbeau est toujours dans le même état[5]. Je le vois peu. Les communications sont difficiles.
Les deux Werth[6] sont bien amochés. Celui que vous connaissez est rentré au bout d'un an avec un ulcère de l'estomac qui ne le lâchera pas de sitôt. L'autre est à moitié fou, et après trois mois de convalescence pour troubles nerveux on va l'envoyer dans une maison de vrais fous, Villejuif ou Sainte‑Anne. Voilà deux êtres qui auront le droit de maudire la guerre autant que ceux à qui il manque un membre.
Pourquoi iriez‑vous grossir le tas des morts ou des estropiés ? Vous êtes plus utile à ceux qui sont autour de vous que dans les tranchées, et si une main ferme vous retient à Mayenne, je la bénis de tout mon cœur.
Je vais bien, aussi bien qu'il m'est possible d'aller dans cette tourmente. Je dois dire même que depuis de longues années je n'avais pas eu une si belle santé.
Une carte que je vous avais adressée en mai m'est revenue[7]. Le destinataire n'a pu être atteint[8]. Je n'en ai pas eu de tourment puisque vous m'aviez écrit depuis, mais une autre m'est revenue d'août[9] et je n'ai pas compris pourquoi vous étiez inconnu au 130e alors que j'avais adressé la carte au 26e territorial. Mystère et complication : ne cherchons pas.
Au revoir, mon très cher ami. Tenez‑moi au courant de votre vie de temps en temps afin que je sache toujours où vous prendre. Je vous embrasse bien affectueusement ainsi que la petite Lette[10].

M. A.

[1] Lettre reçue le 31 octobre

[2] Georges Roche, le second mari de Louise Dugué

[3] L'hospitalisation à Sillé‑le‑Guillaume (voir la lettre 234) aura donc été un rapatriement provisoire.

[4] Commune de la Marne

[5] C'est‑à‑dire neurasthénique (voir les lettres 228 et 230)

[6] Les deux frères Werth. Celui que vous connaissez est Léon.

[7] Celle du 22 ?

[8] À l'évidence, le soulignement a valeur de guillemets.

[9] Carte inconnue de nous

[10] Ce dernier mot est suivi d'un autre (aussi ?) raturé.

Lieu(x) évoqué(s)Massiges, Mayenne, Montrouge, Paris, Villejuif

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 14/03/2025