Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Description
Voeux - Photos des Lelièvre - Santé de Maurice - Louise Roche - Lucile - Mariage de Paul - Propos sur la santé - Production à l'arrêt - Léon Werth - Monde - Mort de Madame Mirbeau - Projets pour l'été
Texte
Votre très, très vieille
[Paris,] 12 janvier 1933[1]
Mon bien cher ami,
Vous étiez en avance pour les souhaits de bonne année et moi je suis en retard, mais je sais que vous m'excuserez, d'abord parce que vous êtes bon, ensuite, parce que vous comprendrez que je me fais vieille, très vieille. De plus, si je souffre moins qu'autrefois des yeux, ma vue baisse, baisse, baisse… ce qui me fait remettre de jour en jour une lettre qui, cependant, me fait grand plaisir à écrire.
Mais je ne les trouve pas si mal vos petites photos[2]. Vous faites la grimace, c'est vrai, et Lette a un air sévère qui ne lui appartient pas, mais quand même c'est bien vous deux. Votre petit Jacques a[3] le sourire heureux de son âge, et cela fait plaisir de voir cette petite figure insouciante. Quant à Mlle Huguette, c'est une vraie jeune fille, maintenant. Quel dommage que je ne puisse pas voir, pour de bon, ces quatre personnes qui m'intéressent tant !
Que de tourments, ici, depuis ma rentrée, en juin dernier ! J'ai retrouvé mon plus jeune[4] malade d'une mauvaise croissance. Que de soins, que d'attentions pour le sortir de ce mauvais pas ! Il vient seulement de recommencer à travailler. Et, naturellement, j'ai dû lui donner un autre métier, celui d'électricien étant trop dur pour lui. Ce qui est autant de temps de perdu puisqu'il doit recommencer un apprentissage.
Pour mon compte, j'ai eu bien du mal à me remettre de ma patte cassée[5]. J'en souffre encore par moments. Heureusement que je ne boite pas ! Il ne m'aurait plus manqué que ça, aurait dit Mme Roche. Elle me trouve si laide, si bête et si méchante ! Il est vrai qu'elle trouve tout le monde ainsi, ce qui fait qu'ayant tant de camarades, on ne se trouve pas déplacée dans le laid, le bête et le méchant. Je la plains bien, la pauvre, de voir ainsi tous ceux qui l'entourent. Haine et méfiance, voilà son lot. Quelle vie ! Elle est en ce moment à St-R[aphaël] auprès de Lucile qui est patiente et aime sa mère jusqu'à l'adoration.
Parmi mes tourments il y a eu le mariage de mon aîné[6]. Voilà qui est gai, allez-vous dire ! Certes oui, mais là encore, que de soucis, de peines, de courses et de travail ! Beaucoup plus, certainement, que je n'avais de force pour tout cela, et maintenant que j'en ai fini avec les garçons, c'est à mon tour de me soigner très sérieusement pour des vertiges et des palpitations de cœur qui me laissent parfois pantelante et manquant de souffle pendant des heures. Sale bobo, je vous assure ! Et dire que ma bonne aventure prédit que je vivrai jusqu'à 80 ans[7] ! Si c'est dans ces conditions-là, j'aimerais mieux pas [sic]. Il est vrai que pour le cours de notre vie, le vouloir ne compte pas et qu'il faudra bien que j'attende le moment qui m'est assigné.
Non, je n'ai rien en chantier et je pense que je n'écrirai plus rien, tout au moins pour publier[8]. La vieillesse me tient. Je suis lasse, lasse, lasse. Tout effort de pensée me laisse une grande fatigue et un ennui profond. La fatigue du corps me donne plutôt du contentement, aussi je m'en donne à cœur joie, du nettoyage de la maison [sic]. Et cette chose, le ménage, qui m'était[9] odieuse autrefois, m'est devenue un réel amusement.
Des amis d'autrefois, je ne vois plus que Léon Werth. Je crois vous avoir dit qu'il avait épousé une femme riche. Il mène, de ce fait, une existence paisible et sans grands soucis. Il était directeur, ces temps derniers, d'un journal qui s'appelle Monde, mais il s'est brouillé avec Barbusse[10], qui a pris la suite de la direction. À moins que Monde ne soit tombé dans le troisième dessous. Ces choses-là arrivent à un tas de canards de cet ordre, et il n'y a pas grand mal à cela.
Vous devez savoir que Mme Mirbeau est morte[11]. Je pense à elle à cause de Werth qui me disait souvent : « Tu verras qu'elle s'arrangera pour nous enterrer tous ! » Et comme je riais : « Ca, je serais vexé de mourir avant elle. Et toi ? » je dois dire que cette malheureuse est morte comme elle a vécu. C'est-à-dire que son avarice a si bien embrouillé les choses, que la Société des gens de lettres a refusé le legs considérable qu'elle lui avait fait, et que c'est un neveu de Mirbeau, neveu que Madame avait chassé de la maison, qui réclame maintenant l'héritage. Je ne vous donne pas ceci comme certain, mais c'est ainsi que W[erth] me l'a raconté.
Je ne sais pas du tout ce que je ferai cet été[12]. Cela dépendra de ma santé, de celle du petit, et des vacances qui lui seront accordées. J'ai pourtant grande envie d'aller, soit à St-Jean-de-Monts, soit à Croix-de-Vie. Il y a là deux plages si belles, et j'ai tellement envie de marcher pieds nus sur le sable !
Au revoir, mon bon et cher ami.
Recevez mes vœux les plus sincères, et, pour chacun de vous, mon baiser le plus affectueux.
Votre très, très vieille
Marguerite Audoux
[1] Lettre parvenue à destination le 13
[2] Allusion à un envoi de Lelièvre, que nous ne possédons pas, auquel elle répond
[3] Le verbe est suivi de bien.
[4] Maurice
[5] Seule allusion, dans ce corpus dont la fréquence des envois s'alentit, à cet événement
[6] Paul d'Aubuisson a alors vingt‑six ans.
[7] Pour mémoire, Marguerite Audoux s'éteindra quatre ans plus tard, le 31 janvier 1937, dans sa soixante‑quatorzième année.
[8] Le 7 juillet suivant, jour de ses soixante‑dix ans, elle notera par écrit sa décision d'écrire Le Chemin de la Croix, qui s'intitulera finalement Douce Lumière (1937, posth.).
[9] Un second qui m'était est rayé. On sent la fatigue évoquée jusque dans le style et l'écriture de cette lettre.
[10] Voir les notes 7 et 8 de la lettre 251. Rappelons qu'Henri Barbusse (1873‑1935), est prix Goncourt 1916 avec Le Feu. En ce qui concerne l'allusion de la romancière, c'est lui, en effet, qui lance l'hebdomadaire Monde. Paraissant de juin 1928 à octobre 1935, ce journal à vocation artistique est orienté vers un idéal révolutionnaire proche du communisme – sensibilité dont il se rapproche, s'éloigne, et à laquelle il se rallie de nouveau en 1933, en raison de son éclectisme culturel. Peut‑on dire que Werth se soit brouillé avec Barbusse ? Disons plutôt, sans entrer dans les détails, que sa totale indépendance d'esprit fait de lui un collaborateur sans concessions. Même ‑ et peut‑être surtout ‑ avec ses amis, Werth est intraitable.
Dès le 28 janvier 1928, Barbusse lui demande de rejoindre le comité de direction (dont font notamment partie Albert Einstein et Maxime Gorki). Notons que Werth ne se rend pas, en octobre 1928, à la réunion de constitution des « Amis de Monde ». Barbusse demeure cependant optimiste, en dépit de divergences parfois marquées. À titre d'exemple, le cubisme, pour Werth, manifeste « un état d'esprit de décadence et de décomposition » alors que pour l'auteur de L'Enfer, il indique « un effort pour simplifier l'expression de la forme, la schématiser rationnellement et, par‑là, reprendre l'art pictural sur ses bases essentielles, en rejetant tout ce qui est procédé et convention. » [Heuré, Gilles, L'insoumis Léon Werth (1878‑1955), Viviane Hamy, 2006, p. 194]. Le 14 février 1931, Barbusse annonce aux lecteurs que Léon Werth devient rédacteur en chef. Remarquons Henry Poulaille et Elie Faure, parmi les collaborateurs qui touchent de près Marguerite Audoux.
[11] La nouvelle n'est pas fraîche, puisque la veuve de l'écrivain s'est éteinte le 12 juillet 1931 à Cheverchemont.
[12] Elle sera de nouveau à l'Île‑d'Yeu en juillet et août (voir les lettres 365 et 366).
Lieu(x) évoqué(s)Croix-de-Vie, Paris, Saint-Jean-de Monts
État génétiqueVoir les notes 3 et 9 de la partie TEXTE