Correspondance Baudelaire

Édition électronique de la correspondance de Baudelaire


Lettre au Colonel Aupick, 26 février 1839

Auteur : Baudelaire, Charles

Texte de la lettre

Transcription diplomatique

26 février [1839].


Je t’écris pour te faire une demande qui te surprendra fort. Tu m’as promis des leçons d’armes, de manège ; au lieu de cela, je te demande, si tu le veux, si c’est possible, si cela ne te gêne pas, un répétiteur. Nous avons dit bien souvent ensemble qu’un répétiteur ne servait à rien, et quelquefois même nuisait à un élève ; cela est vrai, quand l’élève est un paresseux, qu’il fait causer son répétiteur, et que celui-ci lui fait ses devoirs.
      Mais moi, qui n’ai pas besoin d’aide pour suivre la classe proprement dite, ce que je demanderais à mon répétiteur, ce serait un surcroît de philosophie ; ce serait ce qui ne se fait pas en classe, savoir, la religion dont l’étude n’entre pas dans le programme de l’Université, et l’Esthétique ou la philosophie des arts que notre professeur à coup sûr n’aura pas le temps de nous faire voir.
      Ce que je lui demanderais aussi, ce serait du grec, oui, de m’apprendre le grec, que je ne sais pas du tout, comme tous ceux qui l’apprennent au collège, et que j’aurai tant de peine à apprendre tout seul, quand je serai accablé de bien d’autres choses.
      Tu sais que je me suis pris de goût pour les langues anciennes, et le grec m’inspire une grande curiosité. Je crois, quoi qu’on dise aujourd’hui, que cela procure non seulement de grandes jouissances, mais encore un avantage réel. Pourquoi étouffer ces goûts-là ? Cela ne rentre-t-il pas dans ce que je veux être - science, histoire, philosophie - qui sait ? l’étude du grec facilitera peut-être celle de l’allemand.
      Je crois qu’un répétiteur coûte 30 francs par mois. L’élève doit d’abord avoir une autorisation de son père. Puis il s’adresse au proviseur et fait choix d’un répétiteur. Une demi-heure par jour ou une heure tous les deux jours. Je choisirais un jeune maître fort distingué, sorti récemment de l’Ecole Normale et connu à Louis-le-Grand, M. Lasègue. S’il ne pouvait me donner ses leçons, j’aimerais mieux me passer d’un répétiteur.
      Ce n’est pas là un vain caprice. J’ai tant de fois changé, ou laissé de côté, de forts beaux projets que je crains toujours qu’on ne se défie de moi.
      Le grec a toujours été une connaissance que j’ai enviée. Je crois que ce jeune professeur est en état de l’enseigner et de l’enseigner très vite. Quant à la partie dogmatique de la religion, c’est aussi une chose qui me tourmente depuis le commencement de l’année. Dernièrement, je me suis examiné, et je me suis demandé ce que je savais — un assez grand nombre de choses sur tous les sujets, mais vagues, brouillées, sans ordre, se nuisant mutuellement ; rien de clair, de net, de systématisé ; ce qui revient à dire que je ne sais rien ; et pourtant je vais entrer dans la vie ; il me faut un bagage quelconque de connaissances bien arrêtées. Que puis-je désirer de mieux pour le moment que l’étude d’une langue qui me permettra de lire dans les originaux des livres fort utiles ? Et que l’étude de la plus belle partie de la philosophie, de la religion ?
      Je ne sais pas si ma lettre est éloquente. Au moins je suis de bonne foi, et je crois fermement à l’utilité de ma demande.
      Du reste tu sais si bien par où je pèche, quels sont mes besoins, et tu m’as dit de telles vérités en fait d’éducation que je recevrai avec un grand respect ton avis là-dessus.
      Bien des choses à ma bonne mère ; elle sera fort étonnée de ma lettre. M. Massoni m’a dit que tu allais mieux. C’est un grand plaisir pour moi.
      Selon son habitude, M. Massoni m’a chargé de compliments désolants. Car, entre nous deux, nous savons ce que je suis. Comme M. Massoni m’aime beaucoup, et qu’il est vieux pour moi, je suis obligé de respecter ses flatteries, et je crois qu’il est plus convenable de les recevoir silencieusement que de me récrier. Mais cela me gêne souvent beaucoup, surtout devant les autres.
      Adieu. J’espère que tu sauras bien voler quelques moments pour me répondre.
      Je t’embrasse bien, comme je voudrais t’embrasser quelquefois au parloir du collège.

 

CHARLES.

Informations sur la lettre

Date exacte26 février 1839
DestinataireAupick (Colonel)
LangueFrançais

Information sur l'édition

SourceCPl I, 66
Éditeur numériqueAurelia Cervoni ; Andrea Schellino, groupe Baudelaire, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS), EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)
Mentions légalesFiche : groupe Baudelaire, ITEM (CNRS-ENS), EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)
Notice créée par Groupe Baudelaire Notice créée le 24/03/2020 Dernière modification le 20/01/2023