Présentation du fonds
Les archives de Michel Foucault
Leur classement en tant que trésor national en 2012 disent beaucoup de l’importance des archives de Michel Foucault pour la recherche. Si sa pensée a été reconnue comme l’une des plus marquantes du XXe siècle bien avant ce classement, ce dernier a définitivement consacré cette place en permettant l’entrée des manuscrits de Michel Foucault dans les collections publiques – donc l’accès facilité pour tout chercheur à cette matière première de l’élaboration de l’œuvre. Conservés au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, ses dossiers de travail permettent en effet de reconstruire a posteriori le cheminement de la pensée de Michel Foucault. L’œuvre, achèvement d’un moment de réflexion, est le plus important, certes. Mais pour quiconque essaie de comprendre comment une pensée s’est construite, quel chemin l’a menée d’un point à un autre, les archives sont d’une aide précieuse. Dans ce domaine d’étude, les notes qui permettent de savoir quels auteurs ont été lus en amont de la réflexion et ce qui en a été retenu, sont des pièces à conviction centrales : elles tissent la toile de ce qui relie entre eux différents modes et systèmes de pensée, dans ce qui les rapprochent ou les éloignent.
Les archives de Michel Foucault répondent pleinement à ce besoin de la recherche : elles sont en effet composées pour moitié de fiches de lecture, sur lesquelles il a noté les références des livres lus accompagnées de citations, de commentaires, ou seulement de mots-clés à retenir. Ce travail de référencement de ses lectures, entrepris dès ses études comme en témoignent les feuillets datant de ses années de formation à la Sorbonne et à ULM (boites 33 A, 33 B, 37 et 38), il l’a poursuivi jusqu’à la fin, ainsi que le montrent les dernières notes sur les Pères de l’église (boite 23). Consultables dans la salle de lecture du département des Manuscrits sous la cote NAF 28730, ces fiches et les manuscrits de ses articles, cours et conférences, font l’objet de très nombreuses investigations de la part de chercheurs du monde entier. Mais l’écriture de Michel Foucault reste difficilement lisible, encore plus pour toute personne étrangère ne maîtrisant pas bien le français, du fait d’une graphie aux lettres peu formées et d’un jeu d’abréviations semblables utilisées pour des mots différents. L’aide à la recherche est en ce sens bienvenue : cette mise en ligne d’un certain nombre de fiches de lecture augmentée d’une description et d’une indexation devrait donc fournir aux chercheurs une porte d’entrée utile pour mieux se repérer au sein de cette masse très dense de références.
Laurence Le Bras, département des manuscrits, BnF
Présentation scientifique
L’intérêt pour la pensée de Michel Foucault a reçu un nouvel élan en 2013, lorsque l’intégralité de ses archives privées ont été acquises par la Bibliothèque Nationale de France (BnF) (Département des manuscrits, service des manuscrits modernes et contemporains). Le domaine des études foucaldiennes est très fertile dans les champs des sciences humaines et sociales et on assiste aujourd’hui à une demande croissante quant à la circulation d’informations sur les nouveaux documents d’archives et sur la publication de manuscrits inédits récemment découverts. Dans ce contexte, le Fonds Michel Foucault est immédiatement devenu un outil indispensable pour les chercheurs du monde entier et il est à ce jour le fonds le plus sollicité du département des manuscrits de la BnF. Cette archive attire non seulement des chercheurs confirmés, mais également des étudiants en licence, master et doctorat, à la recherche de nouvelles informations sur le parcours intellectuel de Foucault et de détails ou sujets susceptibles de stimuler, voire de modifier, les hypothèses qui sous-tendent leurs travaux.
L’ensemble de la collection – dont la propriété intellectuelle appartient aux héritiers de Michel Foucault – est composé de trois parties, chacune ayant une histoire particulière quant à son acquisition : Daniel Defert, sociologue et compagnon de vie de Michel Foucault, avait déjà cédé au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France en 1994 un ensemble de feuillets, comprenant les premières versions manuscrites de L’Archéologie du savoir (1969) et de L’Histoire de la sexualité II et III (L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, publiés en 1984) [cote archivistique : NAF 28284]. À ce premier noyau s’est ajouté l’énorme fonds, comprenant 110 boîtes, acquis toujours auprès de Daniel Defert en 2013 : près de 40.000 feuillets manuscrits et dactylographiés comprenant des matériaux de travail, des notes de lecture, des conférences, des cours, des premières versions d’ouvrages, des projets de livres jamais réalisés, et même un journal intellectuel dans lequel le philosophe a noté des idées, des réflexions, des citations dans les années 1960 et 1970 [côte : NAF 28730]. En 2015, en outre, le neveu de Michel Foucault, Henri-Paul Fruchaud, a fait don d’un certain nombre de documents couvrant la période de la fin des années 1940 au milieu des années 1950, lorsque Foucault avait quitté la France pour devenir directeur de la Maison de France à Uppsala, en Suède [cote: 28803]. Parmi ces documents appartenant aux années de jeunesse de Foucault on trouve le mémoire de maîtrise de 1949 sur Hegel, des documents scolaires, des notes prises par Foucault comme élève de l’ENS et des notes de travail sur la psychologie et les tests, mais aussi une série de lettres dont certaines font partie de la correspondance intime et dont la famille du philosophe souhaite qu’elles ne soient pas consultables avant 2050.
Ainsi le Fonds Michel Foucault couvre plus de quarante ans de travail (1940-1984) et on peut y consulter des documents qui vont des notes prises par Foucault à l’ENS et à la Sorbonne aux manuscrits des dernières leçons tenues au Collège de France, en passant par de très nombreuses fiches de lecture, brouillons de textes et présentations orales, photocopies de sources, listes bibliographiques, témoignages de l’activité académique de Foucault étudiant et puis jeune professeur (comme les rapports de ses deux soutenances de thèse), etc. La distribution des documents dans les boîtes a été faite à l’origine par Daniel Defert lui-même, qui a conservé l’ordre dans lequel ces textes se trouvaient dans le bureau de Foucault au moment de sa mort en 1984. Même si Daniel Defert lui-même évoque des rapprochements hasardeux et des erreurs de classification possibles, et même lorsque des parties différentes d’un même texte se retrouvent dans des boîtes distinctes, la décision a été prise de conserver l’ordre actuel des documents, Foucault ayant l’habitude de réaliser différents montages successifs de ses textes pour prononcer de nouvelles communications. Le choix de conserver l’ordre actuel des documents a paru le plus respectueux de la posture de Foucault, en permettant de parcourir ses archives comme la vue en coupe d’un travail en cours.
Les fiches de lecture représentent une partie importante du Fonds Foucault. À partir de l’inventaire établi par Daniel Defert, Arianna Sforzini – chargée, de 2016 à 2018, de rédiger un inventaire détaillé d’une sélection de 84 boîtes – a pu estimer, pour la totalité du Fonds, l’existence d’environ 20.300 fiches de lecture manuscrites, en recto ou recto-verso. Ces fiches ont un statut très particulier : elles ne sont, en effet, jamais de simples recueils de références bibliographiques et de citations. De fait, Foucault travaillait avec les sources archivistiques d’une manière directement critique et philosophique : il les organisait par thèmes et notions clés, mélangeant plusieurs sources, primaires et secondaires, dans la construction d'un concept unique.
C’est la raison pour laquelle les fiches de lecture de Foucault ont particulièrement attiré l’attention des chercheurs. En 2017, l’ENS de Lyon (laboratoire Triangle, UMR 5206) a obtenu une importante subvention pour la réalisation du projet Foucault Fiches de Lecture (FFL), sous la direction de Michel Senellart, puis de Laurent Dartigues, en partenariat avec la BnF et le Centre d’Archives en Philosophie, Histoire et Édition des Sciences (Caphés UMS 3610), École normale supérieure (ENS), Paris. Ce projet a été sélectionné par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) dans le cadre du programme : “Société de l’information et de la communication (DS07) 2017, CE38 : La Révolution numérique : rapports aux savoirs et à la culture” (https://anr.fr/Projet-ANR-17-CE38-0001). L’objectif du projet était de mettre à disposition en libre accès une large sélection de fiches de lecture (une quinzaine de boîtes, soit plus de 10 000 feuillets), numérisées à cet effet par la BnF. Grâce à ce projet, ces documents ont été publiés en ligne sur la plateforme d'édition numérique EMAN (Édition de Manuscrits et d’Archives Numériques), ainsi que sur la bibliothèque numérique publique Gallica. Le programme initial de numérisation était originairement ciblé sur quelques boîtes formant une unité thématique et couvrant toutes les périodes du travail de Foucault : en particulier, Michel Senellart a proposé de sélectionner les boîtes liées au thème de l’histoire de la sexualité, puisqu’il traverse toute l’œuvre foucaldienne et recoupe aussi bien l’analyse des institutions et la théorie politique que l’histoire des sciences. Le corpus ainsi délimité comptait environ 11.000 feuillets. Toutefois, en cours de projet les conditions de la numérisation ont évolué et l’objectif initial a pu être dépassé, au point que la somme totale actuelle des feuillets reproduits va au-delà de 18 000. On mentionnera à cet égard, par exemple, l’important ajout de la série de quatre boîtes concernant l’Histoire de la folie : 34A et B (Histoire de la folie : préparatifs), 35 A et B : Autour de l’Histoire de la folie (2.059 fiches).
La mise en ligne des images numérisées consiste en une exposition virtuelle de documents d’archives permettant à tout internaute de consulter les manuscrits à distance, en bénéficiant de l’apport des données de description (indexation, classement) pour explorer le corpus des fiches. L’exposition virtuelle relève donc bien plus d’un inventaire que d’une édition, puisque les fiches de lecture sont à considérer comme un ensemble de papiers de travail qui ne constituent pas un texte, mais plutôt un fichier – les feuillets pouvant être déplacés pour être réutilisés dans plusieurs contextes (Foucault pouvait en effet réunir un matériau bibliographique pour écrire un livre mais retravailler ce matériau pour préparer un cours ou une conférence). La plate-forme ne se contente donc pas de donner à lire des documents manuscrits, mais elle permet surtout de décrire, représenter et explorer les connexions entre les entités (concepts, auteurs, œuvres, contextes d’écriture, modalités d’énonciation) qui composent les fiches, sans imposer de parcours canonique ni de prescription interprétative. Grâce au travail collaboratif effectué préalablement par l’équipe engagée dans le projet ANR-FFL – composée de spécialistes à la fois de Foucault, des archives, et des humanités numériques –, la plate-forme représente un outil de recherche mettant à disposition des chercheurs un volume important de données : classement (chemise ou boîte d’origine du feuillet) ; titre du feuillet ; références bibliographiques et alignements avec le catalogue de la BnF (data.bnf.fr) ; mentions de personnes ; remarques éditoriales.
La circulation dans le corpus est possible selon deux modalités : le plan de classement et les outils de recherche. L’arborescence du corpus est en effet exploitée à deux niveaux : une page qui permet de déplier le plan de classement et donc de développer chaque boîte en chemises, puis chaque chemise en feuillets ; et pour chaque boîte, une page « collection », qui renvoie à la fois à l’ensemble des feuillets et à la liste des chemises (sous-collections). En outre, une présentation a été rédigée pour présenter le contenu et l’intérêt scientifique de chaque boîte, avec en plus l’ajout de quelques éléments chiffrés pour rendre compte de la couverture du corpus (nombre d’annotations et références) ainsi que des auteurs et œuvres les plus cités.
Cette reconstitution du plan de classement a l’avantage à la fois d’offrir une vue d’ensemble du corpus et de respecter les chemises constituées par Foucault, en permettant ainsi de faire apparaître les regroupements thématiques effectués par le philosophe. À la différence des outils de recherche qui nécessitent de poser une question aux contenus indexés et donc de savoir déjà quoi chercher, cette vue d’ensemble donne la possibilité de découvrir le corpus en le feuilletant. Un accès ultérieur aux manuscrits des fiches est assuré par les dispositifs d’indexation, avec au premier chef un moteur de recherche, à la fois pour le plein texte, à savoir la recherche « simple » d’un terme dans tous les champs confondus, et pour l’exploitation des données structurées, interrogeables via une fonctionnalité de « facettes ». Ainsi, par exemple, une recherche simple sur le mot « Freud » renvoie à 333 résultats : soit le terme figure dans le titre du feuillet, soit dans celui de la chemise qui le contient, ou encore dans les mentions de personnes et les références bibliographiques. Les résultats peuvent être triés grâce à un système de filtres (facettes) en choisissant un ou plusieurs critères, comme la collection (boîte ou chemise), les références ou les noms de personnes.
Les fiches de lecture nous renseignent non seulement sur les sources d’inspiration tacites dans les ouvrages publiés de Foucault (pour explorer la liste des œuvres lues par Foucault, les résultats renvoyés interrogent les 7 486 références bibliographiques enregistrées pour 18 986 fiches numérisées), mais aussi sur les diverses pistes que Foucault avait suivies, parfois abandonnées, lorsqu’il s’apprêtait à entreprendre la rédaction d’un ouvrage. À ce propos, on pourrait mentionner par exemple le très vaste travail de recherche que Foucault avait effectué au sujet de la sorcellerie au XVIe siècle à l’époque où il travaillait à sa thèse sur Folie et déraison et qu’apparemment il a finalement décidé de ne pas inclure dans la version finale, alors que plusieurs dizaines de fiches de lecture témoignent du grand intérêt qu’il portait à cette thématique en relation aux sujets de la folie et de la possession. Toutes ces fiches se trouvent dans la boîte 35 B, qui appartient à une série de quatre boîtes (34 A et B, 35 A et B) datant de la deuxième moitié des années 1950, à savoir l’époque pendant laquelle le philosophe rassemble les sources pour la rédaction de sa thèse, qu’il soutiendra en mai 1961.
La publication des fiches de lecture dans plate-forme FFL-Eman vise donc, en premier lieu, à permettre aux chercheurs de reconstituer les « parcours de lecture » de Foucault et d’étudier les liens entre les textes : renvois internes d’une fiche à une autre ; résonances externes d’une fiche avec un brouillon de cours ou un chapitre de livre ; ou encore, renvois entre sources primaires et secondaires. Ce travail de recherche – dont bénéficient actuellement les chercheurs engagés dans les nombreux projets d’édition en cours des manuscrits du Fonds Foucault (cf. des témoignages dans le carnet de recherche FFL : https://ffl.hypotheses.org/762) – pourra être entrepris également par tous les spécialistes, doctorants ou étudiants, qui ont intérêt non seulement à étudier les manuscrits, mais aussi à approfondir les ouvrages publiés par Foucault de son vivant. En effet, si les références à de nombreux auteurs et ouvrages se retrouvent seulement de manière partielle dans l’œuvre publiée de Foucault, en revanche elles sont présentes massivement dans les fiches de lecture.
Les archives Foucault ne sont pas « une archive », elles ne constituent pas un ensemble discursif défini, en raison de leur extrême hétérogénéité. Les manuscrits et les fiches de lecture de Foucault restent et doivent rester des instruments de travail qui peuvent nous éclairer sur la construction de la pensée foucaldienne. Il est sans doute risqué d’en faire un objet conceptuel à part entière, comme s’il y avait une systématicité à retrouver dans la masse des feuillets épars. Les instruments numériques et les résultats de leur application, avec leur propension naturelle à la globalité, sont pour cette raison à réinterroger continuellement avec beaucoup d’attention critique de la part des chercheurs. Les fiches de lecture numérisées ne sont pas une représentation – visuelle aussi bien que théorique – de la pensée de son auteur. Ce sont des matériaux hétérogènes et complexes à utiliser comme outils pour des travaux futurs, comme Foucault sans doute les utilisait aussi.
Elisabetta Basso (Triangle, CNRS-ENS Lyon / CAPHES, CNRS-ENS/PSL)
Arianna Sforzini (Université de Fribourg / Sciences po Paris)
Vincent Ventresque (Triangle, CNRS-ENS Lyon)
Carolina Verlengia (Triangle, ENS Lyon)
Comment citer cette page
équipe FFL, "Présentation du fonds"Site "Foucault fiches de lecture"
Consulté le 21/11/2024 sur la plateforme EMAN
https://eman-archives.org/Foucault-fiches/prsentation-du-fonds