Lettre de Léon Denis à Marguerite Audoux
Auteur(s) : Denis, Léon
DescriptionArguments en faveur de sa future œuvre - Propos badins et amicaux, notamment sur l'argent
Texte
Léon Denis
Casilla Correo 438
BUENOS AIRES[1]
B[uenos] Aires 12 octobre 1920
Mademoiselle Marguerite Audoux
Rue Léopold‑Robert, 10
Paris
Votre lettre du 5 septembre[2] ne m'a nullement découragé. Tout en me déclarant que vous pouvez ne m'être d'aucun secours, vous m'avez ouvert les yeux sur bien des points et merci. Je vous en prie, Marie‑Claire, ne me flanquez pas à la tête ces sacrés millions comme s'ils vous faisaient concevoir un certain mépris pour moi : je vous assure que ce n'est pas de ma faute si le vieux chien crève dans un coin en laissant deux millions et probablement plus.
Vous vous méfiez des œuvres usuelles, etc., et moi donc ! J'en connais des exemples comme celui que vous citez et c'est pourquoi je voudrais tout faire mieux si possible… ! Merci pour cette page que je publierai peut‑être un jour ou l'autre et comme je ne connais rien aux conventions littéraires, etc., je verrai de mettre [sic] ma conscience en règle, avant de fermer la présente, en y insérant un petit billet dont vous ferez l'usage que vous voudrez mais sans vous aviser de me remercier car c'est moi qui resterai votre obligé. Entendu ?
Si vous vous imaginez que vous m'avez épaté avec votre « croquis » de votre train de vie, détrompez‑vous, je ne vous plains même pas. N'ayant pas de servante, vous êtes servie à votre goût et n'avez pas de « sujet » d'inquiétude dans votre logis.
Ma pauvre vieille chérie, quand nous nous mariâmes en 1882, n'ayant jamais pelé une pomme de terre ni cuit une côtelette, élevée dans un certain luxe chez des grands‑parents riches, se mit en devoir de brûler des beefsteaks et de dessécher des carottes, etc., etc., pour arriver bien vite à résoudre tous les problèmes de la confection de notre fricot. Elle ne voulut jamais avoir de servante et c'est une des raisons pour lesquelles je ne parviens pas à me consoler, car maintenant qu'enfin j'aurais pu lui procurer certaines douceurs, elle n'y est plus. – Voulez‑vous savoir pourquoi je vous écris ce matin ? Parce que hier soir, rentrant de la ville, j'ai été pris dans une pluie diluvienne qui m'a mouillé mon unique costume à tel point que je ne pourrai le mettre probablement que demain… ! Qu'en dites‑vous ? Et je vous écris en robe de chambre (achetée à Anvers en 1889 et elle tient encore un peu ensemble [sic]). Ces sacrés millionnaires ! l'assistance publique, 21 ans, etc., etc. Merci, Marie‑Claire ! Et qu'il y a de braves hommes… ? Certainement qu'il y en a mais les vrais n'en portant pas l'étiquette révélatrice sur le front, on ne les découvre que par hasard, mais quelle joie alors !
Je vous en prie, ne me dites pas que vous ne pouvez m'être d'aucun secours ! Je crois à la sympathie que vous voulez bien m'accorder et vous en sais gré à un point que vous ne vous figurez probablement pas. Le fait seul que vous m'ayez répondu m'est déjà un secours et quand vous disposerez d'un moment entre les soins de votre vaisselle et ceux que vous donnez à votre jeune compagnon souffrant[3], et si vous n'avez pas totalement mis à sec l'encrier d'où vous tirez des pages si émouvantes, pensez au plaisir qu'éprouverait votre vieil ami ou plutôt vieux ami, coureur des bois, en recevant de temps en temps quelques lignes de la couturière de Paris. N'y dit‑on pas « mécanicienne » ?
Si je pouvais vous être utile ou agréable ici, veuillez me dire comment. Un de ces jours, sans m'inquiéter de ce que vous m'avez envoyé promener (si je devais vous en croire), je vous écrirai en résumant des lettres reçues d'autres femmes, et ce sera probablement un soir que le mauvais temps m'empêchera de sortir de ma case en bois, là‑haut, au bord du majestueux Paraná. Si je parvenais à mettre mon œuvre sur pied, je me paierais volontiers le luxe d'un dernier bain de millions de mètres cubes d'eau tiède et m'y trouvant bien, n'en sortirais plus, car vous avez mis le doigt sur la plaie : ce vieux chien ne parvient pas à vieillir et l'idée de ce qu'il peut vivre longtemps encore ne lui offre aucun charme[4].
Juventud, divino tesoro,
Ya te fuiste, para no volver…
Cuando quiero llorar, no lloro,
Y á veces lloro, sin querer[5]
(Ne sont pas de moi)
Veuillez croire à l'affectueux respect de
Léon Denis
[1] Même en‑tête tamponné que celui de la lettre 275
[2] Lettre qui se trouve peut‑être encore à Buenos Aires. Les éléments ici présents nous éclairent cependant sur ce que dut être la réponse de la romancière dans sa lettre du 5 septembre.
[3] Paul d'Aubuisson a subi une opération à la gorge (voir l'avant‑dernier paragraphe de la lettre 265 de la romancière à Lelièvre), et demeure fragile et délicat.
[4] Léon denis, rappelons‑le, s'éteindra moins d'un an plus tard, le 18 juillet 1921 (voir la lettre 284 de Germaine Hauman à Marguerite Audoux du 24 novembre 1921, qui apporte d'ailleurs de nouvelles précisions sur les réponses de la romancière).
[5] Jeunesse, divin trésor,
Aujourd'hui tu es partie à jamais…
Quand je veux pleurer, je ne pleure pas,
Et parfois je pleure, sans le vouloir. (Poète non identifié)