Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Francis Jourdain à Marguerite Audoux

Auteur(s) : Jourdain, Francis

Description
Mort de Régis Gignoux - Vie de famille des Jourdain - Enucléation oculaire de Chanvin
Texte

Paris, 13.11- [19]31[1]

Ma chère vieille,

Tu sais que, malade depuis des années, le pauvre Régis[2] l'était très gravement depuis des mois. Et depuis des semaines, il était considéré comme perdu. Fort heureusement il ne s'en doutait pas et il a, jusqu'à la fin, gardé un bon moral, parlant fréquemment des pièces qu'il allait écrire dès qu'il serait mieux. Plusieurs fois cependant on a cru que c'était la fin. Puis il se retapait – mais sans que les médecins reprennent le moindre espoir. Le vendredi[3], comme il souffrait terriblement, Pala[4], qui était venu le voir en ami, a pris l'initiative de lui faire la piqûre de morphine que le médecin traitant avait d'ailleurs conseillée. Cette piqûre l'a calmé, apaisé, endormi et lui a permis d'entrer dans la mort sans s'en apercevoir. Dorny[5] avait dû partir à sa répétition générale. En rentrant vers 1h. du matin elle a entendu sa respiration – régulière et calme. Quand, à 7h, elle est rentrée dans sa chambre elle n'a plus entendu qu'une respiration : celle de la garde qui dormait dans un fauteuil. Le docteur appelé en hâte a estimé que Régis devait être mort depuis environ trois heures – tout doucement – sans se réveiller ni souffrir. Tu imagines tout ce que la rivalité entre les deux femmes a pu avoir de pénible. La pauvre Jeanne (qui n'avait vu Régis depuis longtemps et se lamentait de n'avoir eu au moins la triste consolation de le soigner) n'a même pas pu l'embrasser sur son lit de mort.
Interventions de Coudour[6] et du frère de Régis, disputes – par leur intermédiaire – de Jeanne et de Dorny au sujet des obsèques, potins et propos désobligeants, racontars, etc. Dans ces conditions nous avons pensé que le mieux était de réduire au strict minimum la « cérémonie ». Prévenus individuellement par téléphone ou par pneumatique, 40 amis[7] étaient réunis mardi matin[8] au cimetière des Batignolles et défilaient devant Dédé[9] en soldat. Finalement, et après bien des discussions, ni Jeanne ni Dorny n'étaient là – ce qui est le mieux qu'on pouvait espérer. Pas besoin de te dire que la malheureuse Jeanne fait pitié. André est reparti à Nantua où il fait son service militaire. Il est, lui aussi, très bouleversé – peut-être plus encore par sa récente découverte de « l'autre vie » de son père que par sa disparition qu'il fallait hélas ! depuis longtemps attendre. Il est très gentil avec sa mère – si seule -. Leur situation matérielle n'est pas brillante. Elle est cependant moins alarmante que je ne le craignais, Régis laissant quelques dizaines de millions de francs. Ils ont de quoi se retourner et attendre la fin du service militaire de Dédé. Mais après ? Si l'avenir immédiat n'est pas trop inquiétant, la situation reste assez grave pour ces deux enfants car notre « petite Jeanne » reste et sera toujours « la petite Jeanne » en dépit de ses cheveux blancs.
Ici, ça va à peu près. Mariée depuis le 22 sans tambours ni trompettes (ni Frantz[10], ni mon père, ni ma sœur n'assistaient à cette cérémonie de 3 minutes) Lulu habite chez nous avec son mari qui a le meilleur caractère que j'aie jamais vu et dont la simplicité s'accorde fort bien avec la nôtre. Nous avons aussi l'adorable Steven, le petit de Frantz. La jeune maman est en effet partie avant-hier pour l'Amérique où son père vient de mourir. Triste voyage. Frantz travaille chez un nouveau patron et a un peu amélioré sa situation. Agathe continue à se lever dix fois dans la nuit pour constater que le gosse dort comme une souche. Il est gai et bien portant mais sa grand'mère s'éreinte. Elle a renoncé à travailler dehors pour s'occuper de mener toute la maisonnée. Ce n'est pas une petite affaire et elle est absolument crevée. Les affaires sont déplorables et je trouve cependant le moyen d'être toujours bousculé. Je ne peux pas aller aussi souvent que je le voudrais voir ma pauvre maman[11], paralysée par le rhumatisme, clouée sur son fauteuil et qui, depuis quelques semaines, ne peut même plus écrire. Elle souffre, ne se plaint jamais, reste douce, patiente et attentive aux petits ennuis de chacun. Mon père vieillit mais continue à travailler, à s'emballer, à écrire 25 lettres par jour… et un livre de souvenirs ! Il a 84 ans.
Ma pauvre sœur[12] mène entre ses[13] deux chers vieux la triste existence que tu sais.[14]
Tu sais certainement qu'il a été jugé prudent d'enlever l'œil de Chanvin. L'accident de ce malheureux m'a bien ému. Que de tristesses autour de nous, ma chère vieille ! Donne-nous parfois de tes nouvelles. Et pardonne-moi de ne pas t'écrire plus souvent. Tu sais bien que je ne t'oublie pas, n'est-ce pas ? Nous t'embrassons tous très affectueusement.

Francis

[1] Lettre parvenue à destination le 14
[2] Régis Gignoux
[3] Donc le 6 novembre
[4] Diminutif pour Palazzoli, l'ami urologue (voir la note 2 de la lettre 327 du 11 octobre 1928 de Francis Jourdain à Marguerite Audoux).
[5] La seconde compagne de Gignoux, séparé de son épouse Jeanne
[6] Le peintre présent à Plougasnou avec Gignoux et la romancière en juillet 1910 (voir le début de la lettre 45)
[7] Un mot est biffé avant amis.
[8] Le 10 novembre
[9] André, le fils de Gignoux
[10] Frantz‑Philippe Jourdain
[11] Lucie Scellier‑Jourdain (1848‑1939)
[12] Francis Jourdain a deux sœurs, Marcelle (1875‑1931) et Andrée (1879‑1963). Étant donné le contexte, il peut s'agir de l'aînée, proche de sa fin.
[13] Le s initial surcharge le c du démonstratif auquel Jourdain avait d'abord pensé.
[14] Le paragraphe qui suit et la signature sont écrits en trois lignes, de bas en haut, dans la marge de droite de la seconde page.
Lieu(x) évoqué(s)Paris
État génétiqueVoir les notes 7 et 13 de la partie TEXTE

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024