Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Description
- Déménagement rue de la Convention - Propos sur la santé - Les petits-neveux - Douce Lumière - Lucile
- Fonds d'Aubuisson, chez Bernard-Marie Garreau
Texte
Marguerite Audoux
[Paris,] 22 juin 1935[1]
Mon bien cher ami,
Me voici enfin. Ce n'était pas faute de me dire que vous attendiez après cette réponse à votre lettre, mais il y avait des empêchements. Ceux que vous connaissez déjà, et d'autres de toutes sortes causés par mon déménagement. Oui, mon bon Lelièvre, je déménage. On ne peut me reprocher de faire cette folie trop souvent puisqu'il y a exactement 30 ans que je vis en bon accord avec Léopold Robert[2]. Je cède enfin mon Léopold et son pigeonnier à des pigeons plus jeunes et je vole, de mes ailes de 72 ans, jusqu'à la Convention. Vous ne pouvez pas savoir ce que cela me fait drôle de dire Convention au lieu de Léopold Robert. De plus, ce numéro impair[3], 71, me reste difficilement en mémoire. Pourquoi pas 72 ? Nous aurions marché la main dans la main comme deux frères. Qu'est-ce qu'il vient faire là, ce jeune 71, puisqu'il est déjà sorti de ma vie ?
J'ai donc trouvé, dans une nouvelle construction, un tout petit et très gentil logement où je serai chauffée, et où je n'aurai que trois étages à grimper, juste la moitié d'ici. Mon 71 se trouve en face de l'hôpital Boucicaut, ceci dit pour que vous puissiez orienter votre pensée dans mes parages. Je tourne, heureusement, le dos à cet hôpital. En face de ma fenêtre, rien, ou presque rien. Une école, avec une immense cour plantée d'arbres, et une belle étendue de ciel. Le rêve, à Paris. Je compte y être installée au plus tard dans la première semaine d'août.
Ma santé, pour l'instant, est aussi bonne que possible. Je fais assez bon ménage avec mes trois compagnons de vieillesse, qui se nomment mauvais yeux, bourdonnements d'oreilles et vertiges du matin. À moi aussi on parle du foie. Le mien se conduit mal, paraît-il, mais je n'écoute guère, il y a des mauvaises langues.
Les enfants vont bien. Le travail manque pour les deux grands, mais le petit est content de son sort. Il est dans une école d'horticulture près de Saint-Brieuc, où il refait sa santé en apprenant son métier[4]. La marine n'a pas voulu de lui. Il n'était pas assez costaud[5]. Le Chemin de la Croix[6] est toujours sous cloche. Je pense à lui de temps en temps. C'est toujours autant.
Non, hélas ! rien ne recommence. Si seulement on pouvait oublier ! Si on pouvait remplacer un espoir par un autre espoir ! Mais non, le passé est là, qui vous taraude l'âme et le cœur et finit par se faire aimer comme un bien indispensable[7].
Lucile est allée faire un tour en Italie avec son Chou[8]. Traduisez son mari[9]. Je suppose qu'elle a gagné à la loterie car je n'imagine pas qu'une Lucile et un Chou aient pu fouiller dans leur cassette pour une pareille dépense. Leur dernière carte[10] venait de Venise. Ils ont visité toutes les grandes villes. C'est elle, j'en suis sûre, qui a voulu ce voyage. Elle a l'esprit très ouvert aux choses d'art. Lui, mon Dieu, il pourrait aussi bien s'appeler Chou-Rave, mais c'est un brave homme, qui aime sa L. et fait tout ce qu'elle veut. Peut-être, aussi, cette fille aimante et dévouée a-t-elle voulu échapper pendant un temps à ce misérable déchet de malice, pour ne pas dire plus, qu'est devenue sa mère.
Au revoir, meilleure santé et surtout bon courage. Mon bon souvenir à Lette et mon baiser affectueux pour tous.
Marguerite Audoux
[1] Lettre parvenue à destination le 23
[2] Voir supra la partie DESCRIPTION de la présente lettre
[3] Marguerite Audoux habitait au 10 de la rue Léopold‑Robert.
[4] Rappelons que Maurice se trouve dans une école professionnelle religieuse à St‑Ilan, pour devenir horticulteur.
[5] Le 14 janvier 1935, la romancière avait écrit, sur la recommandation d'un autre médecin, le docteur Grenaudier, au Docteur Heuyer, qui tenait une clinique rue de Vaugirard : « [J]e désirerais vivement connaître l'état de santé du jeune d'Aubuisson, et savoir de vous‑même ce qu'il adviendra de lui lorsqu'il sortira de votre maison. » (Manuscrit personnel, trouvé à la librairie des Amazones à Paris). Marguerite Audoux reçut le 19 une réponse du médecin, qui confirmait le rendez‑vous (Fonds d'Aubuisson, corpus complémentaire, chez Bernard-Marie Garreau).
[6] Le futur Douce Lumière
[7] Expression du drame profond de Marguerite Audoux, qui n'a jamais pu régler son compte avec son passé et a opté pour le dolorisme
[8] Georges Rimbert
[9] son est ajouté dans l'interligne supérieur.
[10] Ce mot est ajouté dans l'interligne supérieur.
Lieu(x) évoqué(s)Paris, Venise
État génétiqueVoir les notes 9 et 10 de la partie TRANSCRIPTION