Projet scientifique
Questionnement initial
Comment éditer, de nos jours, un recueil de poésies paru à plusieurs reprises au XVIe siècle en différentes reconfigurations qui témoignent de projets éditoriaux en remaniements, sur une période allant de 1554 à 1599 ? Dans quelle mesure la mise en livre de ces poésies amoureuses et facétieuses peut-elle être considérée comme partie intégrante de ces écrits et mérite-t-elle d'être restituée au sein de l'édition critique de ce recueil collectif ? C'est à ces questions épistémologiques et méthodologiques, qui touchent à la définition même de l'œuvre de la Renaissance, que ce projet s'est confronté.
Né dans le cadre du séminaire "Génétique éditoriale de la Première Modernité" animé par Anne Réach-Ngô et Richard Walter, le projet Joyeuses Inventions est issu des travaux de l'atelier d'édition numérique qui lui était corrélé entre 2016 et 2019 (2016-2017, 2017-2018, 2018-2019), puis de la poursuite et de l'élargissement du projet à partir de 2020. Il a été développé sur la plate-forme EMAN (Edition de Manuscrits et d'Archives Numériques) à l'ITEM (Institut des Textes et Manuscrits Modernes). Il réunit des chercheurs de diverses universités, masterants, doctorants et chercheurs confirmés, désireux d'expérimenter les apports des Humanités numériques à l'exploration et à la valorisation des corpus littéraires de la Première Modernité.
De l'édition critique d'un recueil à l'exploration d'un corpus complexe
Le point de départ du projet Joyeuses Inventions réside dans l'entreprise d'édition numérique d'un recueil collectif de poésies qui a connu quatre éditions entre 1554 et 1599 :
- Le thesor [sic] des joyeuses inventions du paragon de poësie, composé par plusieurs & excellens poëtes de ce regne. Redigé et augmenté de nouveau de plusieurs dixains, huictains, quatrains, et trioletz, Paris, Étienne Groulleau, 1554 ; 147 pièces poétiques.
- Le thesor des joyeuses inventions du paragon de poesie, composé par plusieurs & excellens Poetes de ce regne. Plus une epistre d’équivoques presentée au Roy le jour des estrines et premier jour de l’An par François H. de B. poete du Roy. Redigé et augmenté de nouveau de plusieurs, (sic) dizains, huictains, quatrains, & trioletz, Paris, Étienne Denise, s.d. (c. 1556) ; 160 pièces.
- Le thresor des joyeuses inventions du paragon de poesies. Contenant epistres[,] balades, rondeaux, dizains, huictains, epitaphes, & plusieurs lettres amoureuses fort recreatives, Paris, veuve Jean Bonfons, s.d. (c. 1568) ; 160 pièces.
- Le tresor des joyeuses inventions. Enrichy de plusieurs sonnets, et autres poësies pour resjouyr les esprits melancoliques, Rouen, Abraham Cousturier, 1599 ; 182 pièces.
L'objectif du projet Joyeuses Inventions est de mettre en valeur la circulation des pièces qui composent ces recueils non seulement d'une édition à l'autre de ces quatre éditions mais également dans le vaste champ de publication des recueils collectifs de poésies au XVIe siècle. Le corpus secondaire des Joyeuses Inventions comprend une vingtaine d'autres recueils dont la composition est détaillée. L'utilisateur du site peut ainsi interroger le corpus des 3 000 pièces recensées et voir dans quelles éditions elles apparaissent et sous quelle forme.
Proposer des parcours d'exploration à l'utilisateur du site
Pour ce faire, on a privilégié quatre voies d’accès dans le corpus :
- Parcours 1 : “Consulter le corpus des recueils collectifs de poésies du XVIe siècle" (“archive éditorialisée”)
- Parcours 2 : “Consulter les éditions” (“édition de lecture”)
- Parcours 3 : “Consulter l’édition critique” (“édition enrichie”)
- Parcours 4 : "Explorer les recueils parents du Trésor des joyeuses inventions" ("édition enrichie de contexte") : 4a. Les Rondeux en nombre de 350
La navigation du corpus invite l'utilisateur du site à passer d'un parcours à l'autre selon la nature de son investigation.
Parcours 1 : les recueils collectifs de poésies du XVIe siècle qui partagent au moins un texte poétique en commun avec le Trésor des joyeuses inventions.
Par le biais de cet accès au TJI, on favorise l’accès à ce que l’on pourrait appeler une « archive éditorialisée » de la production des recueils collectifs de poésies au XVIe siècle, selon la classification rappelée par le guide EVENT 2018 du consortium Cahier :
La notion d’ « éditorialisation » d’une archive désigne (…) un processus qui implique, d’une part, une scénarisation même minimale des ressources, avec un cheminement organisant le « vrac » des documents et, d’autre part, une activité qui engage une responsabilité scientifique. À la différence de ce qui peut être réalisé par une bibliothèque ou centre d’archives pour organiser des contenus dans un environnement numérique, l’éditorialisation scientifique est orientée par une question de recherche qui se reflète dans le choix des documents, dans les médiations choisies, dans les métadonnées et dans les éventuels discours d’accompagnement.
On a bien ici une archive virtuelle, celle qu’élabore Frédéric Lachèvre lorsqu’il recense dans sa bibliographie les recueils collectifs de poésie – que nous corrigeons à l’occasion - mais cette archive est restituée à travers le filtre du Thresor des joyeuses inventions : il s’agit de rendre accessible toutes les éditions de toutes les œuvres qui comprennent avec le TJI au moins un texte en commun. Cette archive est enrichie de métadonnées, tant au niveau de l’œuvre, de l’édition, que des poèmes qui composent le recueil. L’ensemble de ces notices peut être étendu et servir de support à un travail éditorial plus poussé.
Parcours 2 : édition de lecture des 4 éditions du Trésor des joyeuses inventions du parangon de poésies
Ce deuxième niveau d’éditorialisation vise à produire un état du texte fidèle aux quatre versions qu’un lecteur de l’époque pouvait avoir entre les mains, chacun à son époque et dans son contexte géographique.
Le choix de présenter ces 4 éditions témoigne de la volonté de ne pas privilégier une édition sur une autre, en lui accordant le statut d’édition de référence. Au contraire, on choisit de mettre sur un même plan ces 4 éditions comme autant d’états différents du recueil dont la consultation par l’internaute comprend l’appréhension du recueil dans son unité, et la prise en compte de son volume par la possibilité de feuilleter le livre dans l’ordre des pièces, au sein d’une même unité.
On peut parler d’édition de lecture car on soumet à l’utilisateur un texte établi suivant un protocole de transcription déterminé, « relu, corrigé et nettoyé », si l’on reprend la définition qu’en donne le guide EVENT 2018 du consortium Cahier :
Que le texte ait été acquis par océrisation ou par transcription, il a été, pour ce deuxième type de publication, relu, corrigé et nettoyé des erreurs humaines ou de celles qui sont issues de la reconnaissance automatique de caractères. Ce type de publication va au-delà de la mise à disposition du texte : elle l’accompagne de toute une série d’éléments qui le mettent en perspective. Les choix d’édition, de transcription, de lecture et d’interprétation du ou des chercheurs qui ont supervisé le projet sont documentés de façon rigoureuse. Tirant parti des avantages du document numérique, les utilisateurs de ce type de publication peuvent suivre un parcours fondé sur l’interrogation avec des mots clés, ils peuvent analyser ou fouiller le texte à l’aide d’outils numériques, en extraire des informations qui répondent à leurs propres questions de recherche, etc. En outre, ce type d’édition est évolutif : même si le nombre et le type d’informations susceptibles d’être extraites restent limités, la réutilisation de l’édition et son enrichissement sont tout à fait possibles.
Parcours 3 : édition enrichie du Trésor des joyeuses inventions du parangon de poésies : annotation critique et balisage en XML-TEI
Le troisième niveau d’éditorialisation du corpus concerne le niveau des poèmes proprement dit. Ce niveau est celui qui se rapproche le plus d’une entreprise d’édition critique savante traditionnelle structurée autour de l’établissement du texte et de son annotation scientifique. Mais en réalité, il prend appui sur les deux autres niveaux d’éditorialisation et y renvoie.
À ce niveau d’investigation, on s’émancipe de l’unité structurante du recueil, de la composition de chaque recueil, de l’ordre de présentation des poèmes, des spécificités orthographiques et formelles de l’état des textes suivant la mise en texte des 4 éditions, pour privilégier un accès décontextualisé aux poèmes qui ont connu au moins une version dans l’une des 4 éditions du TJI.
Rappelons-le, les parti-pris éditoriaux qui caractérisent ce niveau d’intervention éditoriale prennent appui sur les autres modes de consultation qui ont été proposés : feuilletage des textes dans l’ordre des différentes éditions ; lecture des textes dans la transcription semi-diplomatique des 4 éditions distinctes ; mise en regard de la transcription avec la page numérisée et ses éventuelles illustrations.
Tous ces éléments disparaissent du 3e niveau d’éditorialisation où est fait le choix radical :
- de ne plus présenter qu’un texte annoté, sans référence à la mise en livre de l’une ou l’autre des éditions du TJI (on abandonne la transcription semi-diplomatique)
- de moderniser le texte, dans le respect néanmoins de la structure métrique et le maintien des termes devenus archaïques (on abandonne les graphies et la ponctuation d’époque)
- de restituer les poèmes par ordre alphabétique de l’incipit (on abandonne l’ordre des textes dans l’un ou l’autre recueil).
On remplace ces dispositifs de signification propres au texte tel qu’il se présentait à l’époque par une strate d’informations critiques, qui relèvent d’une entreprise d’annotation, et là encore avec le choix radical :
- d’apporter des éclairages de vocabulaire, de syntaxe, d’analyse littéraire, etc. non pas sur les états du texte tels qu’ils paraissent dans les diverses éditions, mais sur un texte synthétique, établi par l’équipe éditoriale, qui neutralise les différences ortho-typographiques entre les éditions et fait apparaître les différentes leçons textuelles par un système de balises et de visualisation singulier.
À ce niveau de l’édition, on se trouve donc dans une démarche d’« édition enrichie », selon la définition qu’en donne la typologie du groupe EVENT du consortium Cahier :
Le troisième type d’édition propose un texte profondément enrichi d’informations documentaires et contextuelles. En outre, celui-ci peut avoir été préparé de façon à permettre un affichage selon différents critères éditoriaux. L’édition enrichie permet souvent l’interrogation par facettes et l’exploitation étendue des données. Enfin, ce type d’édition suit nécessairement des pratiques harmonisées et se réfère à des standards soutenus par de larges communautés internationales, comme celle du consortium TEI.
De l'analyse de corpus à l'édition critique, et retour
La recontextualisation de la circulation des pièces du recueil collectif intitulé Trésor des joyeuses inventions du parangon de poésies invite alors à prolonger l'exploration en focalisant l'attention de l'utilisateur du site sur quelques recueils qui ont également réunis pour le lecteur de l'époque un certain nombre des pièces qui figurent dans le Trésor des joyeuses inventions. Ces éditions critiques engagées par des spécialistes du domaine sont réunies dans le parcours 4.
Parcours 4. "Explorer les recueils parents du Trésor des joyeuses inventions" ("édition enrichie de contexte")
Ce dernier parcours vise à enrichir les données initialement conçues dans le cadre de l'édition critique numérique du Trésor des joyeuses inventions de nouvelles entreprises d'édition critique, prises en charge par d'autres chercheurs, dans le cadre du protocole de recherche défini au sein du projet Joyeuses Inventions. Utilisant la même plate-forme, ces projets proposeront des éditions critiques numériques d'autres recueils collectifs de poésies qui entretiennent avec le Trésor des joyeuses inventions des liens de parenté étroits.
Le premier recueil à faire l'objet d'une édition critique spécifique est celui des Rondeaulx au nombre de trois cens cinquante, édité sur notre site par Ellen Delvallée. Ce recueil a été édité six fois entre 1527 et 1533, chez différents éditeurs parisiens, mais aussi à Lyon. Ce succès éditorial à la fois indéniable et limité dans le temps témoigne de l’engouement pour la forme poétique du rondeau, peu avant qu’elle ne soit concurrencée par les dizains ou épigrammes. L’édition critique du recueil des Rondeaulx au nombre de trois cens cinquante vise à mettre en lumière ce moment de l’histoire du rondeau, en étudiant d’une part les formes du rondeau au XVIe siècle, la dimension sociale de son écriture et de sa mise en recueil, mais aussi la circulation des pièces entre manuscrits et imprimés.
Ces différents parcours au sein du corpus d'un vaste échantillon de poésies amoureuses et facétieuses entend ainsi restituer la dynamique qui unit la publication de ces textes sous forme de recueils cohérents, qui connaissent des mutations internes, et les modalités de leur diffusion, dans d'autres configurations, témoignant de l'intensité de la circulation des textes dans l'espace imprimé de la Renaissance, mais aussi de leur présence dans d'autres formes de sociabilité littéraire dont on n'a pas nécessairement conservé des traces écrites.
Comment citer cette page
Anne Réach-Ngô, "Projet scientifique"Site "Joyeuses Inventions"
Consulté le 22/11/2024 sur la plateforme EMAN
https://eman-archives.org/joyeuses-inventions/projet-scientifique