La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


38. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Livourne, le 30 vendémiaire de l'an V de la République

Me voici, ma chère amie, au-delà des Monts à 150 milles de Modène d'où je t'ai écrit ma dernière,[1] et dans un des ports de mer de la Méditerranée. Je t'avouerai que j'ai du plaisir à voir un port de mer.[2] 

Les patriotes français qui sont ici sont dans la joie. On rassemblait dans ce port tous les Corses qui avaient quitté leurs foyers pour fuir la tyrannie de Paoli et celle de l'Angleterre, afin de hasarder une expédition qui devait faire soulever les amis de la liberté en Corse, et chasser de cette île les Anglais.[3]  Mais tout va beaucoup mieux ; notre alliance avec l'Espagne,[4] l'expédition qui nous a rendu maître de Livourne,[5] l'opération de Faipoult qui a fait chasser les ennemis de Gênes,[6] et puis je ne sais quel bonheur qui accompagne toujours les belles causes, ont rendu la Méditerranée non tenable pour les Anglais ; et ils évacuent la Corse et vont abandonner totalement la Méditerranée. Cet événement est très heureux, d'abord pour la France dont les Anglais n'auront plus deux départements qu'ils pouvaient apporter en compensation, et ensuite pour l'armée d'Italie dont les ennemis doivent être consternés. On disait que Naples et Rome marcheraient, mais ce sot et ce monstre vont y penser à deux fois.[7] 

Il y a ici des députations de toutes les villes de Corse pour venir jurer fidélité à la République française entre les mains du commissaire Saliceti[8]. Lui-même se dispose à s'embarquer pour la Corse où il restera environ 4 décades à organiser le gouvernement constitutionnel; et sûrement il mettra la force et l'administration entre les mains des patriotes. J'ai été bien tenté de l'y suivre car il est toujours probable que nous irons à Rome, et nous ne pouvons pas encore retourner à Paris. Mais nous ne pourrons pas y aller avant 4 décades, et j'aurai le temps de revenir pour continuer notre mission.
Je suis persuadé que le Directoire ne le trouverait pas mauvais ; mais je crois qu'à ma place il faut se trouver où l'on doit être; ainsi je n'irai pas.[9] Le ministre Miot doit arriver ici ce soir[10] ; il restera quelques jours et je retournerai avec lui à Florence, d'où j'irai rejoindre mes collègues à Modène.[11] Je les ai vus un moment; ils arrivaient comme nous allions en partir Saliceti et moi ; nous avons dîné ensemble, et je les ai quittés ; ils se portaient tous très bien.[12]
Hier un bâtiment danois en arrivant ici a déclaré qu'il avait rencontré près des îles d'Hyères 36 bâtiments de guerre espagnols faisant voile pour Toulon. C'est une grande affaire pour nous ; vous savez peut-être déjà cette nouvelle; et quelque petit que soit le nombre des vaisseaux et frégates que le port de Toulon peut mettre en mer dans ce moment, si cette flotte qui sera forte au moins de 50 voiles le veut, elle pourra balayer la Méditerranée et attaquer les Anglais dont les bâtiments sont fatigués par une longue navigation, et dont les équipages sont très affaiblis. Nous avons appris hier de Porto Ferraio dont ils étaient maîtres que les matelots corses qu'ils avaient embarqués ne veulent pas les suivre et s'insurgent pour la liberté. Quelle belle partie, si on la jouait bien.

Les Anglais sont toujours devant le port de Livourne. S'ils partent avant que je m'en aille, je pourrai bien aller faire un tour à Gênes et voir le citoyen et la citoyenne Faipoult[13] ; mais je ne sais pas encore ce que je ferai à cet égard.

Dans les prises que l'on a faites ici sur les Anglais et que l'on va vendre au premier jour, il se trouve des livres. J'en ai trouvé plusieurs fort intéressants, imprimés depuis la guerre, et qui ne sont vraisemblablement pas à la Bibliothèque nationale. Je les ai pris pour la République; j'en fais une caisse que je porterai ou enverrai à Modène pour faire partie du convoi qui partira de cette ville.[14] 

J'ai reçu, ma chère amie, par Berthollet à Modène, et depuis à Florence,[15] plusieurs de tes lettres dont quelques-unes sont fort anciennes ; j'y ai vu que tu as été fort longtemps sans avoir de mes lettres ; ce n'est pas ma faute, je n'ai jamais passé une semaine sans t'écrire.[16] Mais quand nous étions à Rome, nous n'avions aucun moyen régulier de vous écrire; nous profitions tantôt d'un courrier de Azara,[17]  tantôt d'un courrier français quand il s'en trouvait; mais cela était rare. Et puis nous étions convenus, Berthollet et moi, de ne pas écrire le même jour, et que l'un donnerait toujours des nouvelles de l'autre. Apparemment que les occasions dont j'ai profité n'auront pas été aussi bonnes, et que mes lettres auront traîné dans quelques portefeuilles du quartier général, comme je vois que nous en gardons nous-mêmes pour d'autres jusqu'à ce qu'il se trouve une occasion. Quant à toi, écris-moi toujours chez Miot jusqu'à nouvel avis.

Ah, ma chère amie, si les affaires de la République allaient au-dedans comme au-dehors, ce serait bien beau. Mais comment iraient-elles bien ? Tous les émigrés rentrent et sont rappelés de toutes parts. Il y en avait ici 4 000, il n'en reste pas 20 ; ils sont tous partis pour la France depuis deux mois. Le pape renvoie en France tous les prêtres émigrés et déportés ; on va les accueillir dans leur pays et juge quel bien ils vont faire. Comme toutes ces mesures sont générales, je parierais qu'il en est de même de tous les côtés, et qu'aux élections prochaines il n'y aura pas un seul patriote.[18] Il serait assez plaisant que l'Italie rendit un jour à la France la liberté qu'elle aura reçue d'elle; mais cela n'est pas trop croyable ; les Lombards sont de bonnes gens, doux et paisibles; ils redoutent la guerre, et c'est tout au plus s'ils pourront conserver leur indépendance.

Adieu, ma chère amie, mille choses aimables de ma part à la citoyenne Berthollet[19], aux citoyens et citoyennes Oudot, Berlier, Florent-Guyot,[20] à Fillette et à son mari,[21] à Louise, à Victoire et Paméla.[22] Je ne sais si Huart, Bourgeois,[23] Catherine Riondel sont encore à la maison.[24] Dans ce cas, embrasse-les pour moi, et compte sur le tendre attachement de ton ami
                                                 Monge
 
Si tu vois Prieur[25], Carnot,[26] rappelle-moi à leur souvenir, ainsi qu'à celui de Barruel.[27]

[1] La lettre n°36.

[2] Monge arrive à Livourne avec Saliceti le jour même. Monge fait de nombreux séjours dans des ports de mer lors de ses tournées d’examinateur de la Marine. Voir les lettres n°9 et 131, 173. Il faut rapprocher ce goût pour les ports et la mer à l’enthousiasme que Monge exprime lors de son embarquement pour l’Égypte. Voir les lettres n°176, 177, 180, 181, 187. Sur l’action de Monge à la Marine voir la lettre n°118, 127 et 132.

[3] Pascal-Philippe-Antoine PAOLI (1725-1807) prend le pouvoir en Corse et collabore avec les Anglais lors de la mise en place d’un royaume anglo-corse en 1794.

[4] Traité de Saint Ildefonse avec l’Espagne qui scelle une alliance militaire entre la France et l’Espagne le 2 fructidor an IV [19 août 1796]. Le 13 vendémiaire an V [ 4 octobre 1796] l’Espagne déclare la guerre à l’Angleterre. Voir les lettres n°21, 29 et 39.

[5] Voir  les lettres n°12 et 36.

[6] Guillaume-Charles FAIPOULT DE MAISONCELLES (1752-1817) ministre de la République française à Gênes. Bonaparte écrit à Faipoult le 19 Prairial an IV [7 juin 1796] « Je suis instruit que le ministre de l’Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte, et leur fait passer de la poudre et de l’argent. » (657, CGNB). Le 18 Messidor an IV [6juillet 1796] Bonaparte en informe le Directoire : « Je vous ai fait passer, citoyens directeurs, par mon dernier courrier, [697, CGNB]la demande que j’avais faite au sénat de Gènes, pour qu’il chassât le ministre de l’Empereur, [GIROLA ( ?- ? )] qui ne cessait de susciter la rébellion dans les fiefs impériaux et de faire commettre des assassinats. […]­ Vous trouverez […] ci-joint une lettre du ministre Faipoult relativement aux affaires de Gênes ; je vous prie de la prendre en considération, et de me donner vos ordres là-dessus. Quant à moi, je pense comme le ministre Faipoult qu’il faudrait chasser du gouvernement de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution même du pays, n’ont pas de droit d’y être, vu qu’elles sont feudataires de l’empereur ou du roi de Naples ;  obliger le sénat à rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles ; ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a trois ans, empêché la république de Gênes de se coaliser. Par ce moyen-là, le gouvernement de Gênes se trouverait composé de nos amis, et nous pourrions d’autant plus y compter, que les nouvelles familles bannies se retireraient chez les coalisés, et dès-lors les nouveaux gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons le retour des émigrés. Si vous approuvez ce projet-là, vous n’avez qu’à m’en donner l’ordre, et je me charge des moyens pour en assurer l’exécution. » (762, CGNB). À la fin août 1796, lors d’une rencontre à Milan, Bonaparte et Faipoult conviennent « des mesures préparatoires à prendre pour l’exécution des instructions [du directoire] sur Gênes. » (862 et 873, CGNB). Le 3ème jour complémentaire an IV [19 Septembre 1796], Bonaparte à Faipoult « Je vois avec grand plaisir le point où en sont les choses. Il en est de la diplomatie comme de la guère, il faut savoir prendre son temps. » (910, CGNB). Le 17 Vendémiaire an IV [8 octobre 1796], Bonaparte au Directoire : « Tout était prêt pour l’affaire de Gênes ; mais le citoyen Faipoult a pensé qu’il fallait retarder. Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu’on se concilie celui de Gênes jusqu’à nouvel ordre. » (980, CGNB).

[7] FERDINAND IV, roi de Naples et de Sicile (1751-1825) et le pape Pie VI, Giannangelo BRASCHI (1717-1799). Voir la lettre n°35.

[8] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809).

[9] Si Monge exprime ici clairement un intérêt et un enthousiasme à suivre les révolutions favorisées par les commissaires Français dans les villes de Gênes, Modène et Ferrare, il montre aussi la conscience d’une fonction précise et d’une tâche déterminée à remplir qui ne le conduisent ni l’une ni l’autre vers l’action strictement politique. D’ailleurs Monge décrit les événements politiques en terme de « spectacle », (voir la lettre n° 35) et son action à Livourne consiste en la saisie d’ouvrages anglais. Voir infra. Lorsqu’en 1798, Monge est commissaire de la République envoyé par le Directoire pour installer la République romaine, il exprime un ennui profond à effectuer sa mission et à assumer ses responsabilités administratives et politiques. Voir les lettres n°151, 160, 168 et 171.

[10] André-François MIOT (1762-1841).

[11] Voir les lettres n°35, 39 et 40.

[12] Voir la lettre n°37.  

[13] Anne-Germaine DUCHÉ (1762-1815) voir lettre n°23.

[14] Voir la lettre n°67.

[15] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822). Après être arrivé à Modène, Berthollet a dû rejoindre les autres membres de la commission à Florence.

[16] Monge répond notamment à la lettre de Catherine du 11 fructidor an IV [28 août 1796] dans laquelle elle lui écrit : « Voilà un mois et sept jours, mon cher ami, que nous n’avons eu de vos nouvelles, tous les jours j’espère en recevoir. Mais mon espoir sera en Dieu aujourd’hui. »  Louise y ajoute un mot : « Il y a bien longtemps mon cher papa que tu ne nous as écrit et nous serions bien inquiètes si Carnot ne nous avait donné hier de tes nouvelles j’espère que tu ne seras pas si paresseux une autre fois. Dis nous si tu as reçu de nos nouvelles. »

[17] José-Nicolas AZARA (chevalier d’) (1731-1804).

[18] En germinal an V [avril 1797], les Royalistes sont les vainqueurs des élections pour le renouvellement d’un tiers du Conseil des Cinq-Cents. Voir la lettre n° 90.

[19] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829).

[20] Charles-François OUDOT (1755-1841), Théophile BERLIER (1761-1844), GUYOT DE SAINT-FLORENT (1755-1834) les trois hommes sont des députés de la Côte d’Or.

[21] Anne Françoise HUART (1767-1852) et Barthélémy BAUR (1752-1823).

[22] Louise MONGE (1779-1874), Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART et Victoire BOURGEOIS (17 ? -18 ?).

[23] BOURGEOIS ( ? - ?) ami des Monge qui habite à la Cassine dans les Ardennes, père de la jeune Victoire qui est chez les Monge. 

[24] Dans la lettre de Paris, le 20 messidor an IV [8 juillet 1796], Catherine écrit que son frère Jean-Baptiste HUART (1753-1835) et la fille de sa femme Marie-Catherine RIONDEL (1776?-1835) sont à Paris chez la famille Monge depuis le 15 messidor [3 juillet 1796].

[25] Claude-Antoine PRIEUR DE LA CÔTE-D’OR (1763-1832).

[26] Lazare CARNOT (1753-1823).

[27] Étienne-Marie BARRUEL (1749-1818), instituteur de physique à l’École polytechnique.

Relations entre les documents


Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

Ce document a pour thème CSA- Fondation République romaine comme :
151. Monge à sa femme Catherine Huart

160. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème Campagne militaire (Italie) comme :
12. Monge à sa femme Catherine Huart
36. Monge à sa femme Catherine Huart
Ce document a pour thème Marine (examinateur) comme :
118. Monge à sa femme Catherine Huart
127. Monge à sa femme Catherine Huart
132. Monge à sa femme Catherine Huart
Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022