Toulouse
Allée Lafayette 8 bis
[1er janvier 1912]
Mon cher Valery,
En ce jour de nouvel an je viens t'apporter un gros baiser bien affectueux.
J'ai bien reçu ta lettre[1] et suis contente de voir que tu vas bien et que tu travailles un peu.
Moi, je travaille beaucoup, mais tu sais, vraiment beaucoup. Je vois Michel un jour par semaine, et le reste du temps je suis seule, toute seule dans un petit logement où je ne m'ennuie pas du tout. Je travaille de neuf heures à onze heures le matin puis je fais ma toilette et vais au marché chercher mon déjeuner. Je reviens le faire cuire dans ma petite cuisine, puis je mets mon couvert sur un coin de ma table de travail, et je boulotte tranquillement en lisant Paris‑Journal. Ensuite je m'étends dans mon fauteuil (qui n'est pas aussi confortable que le tien) et je me fais une petite sieste, puis je vais me promener un peu, si le temps le permet, ou je lis, si je ne peux pas sortir, et de cinq à sept je recommence à travailler[2], et aussi quelquefois à la veillée, très tard[3], quand les Toulousains font trop de tapage pour me permettre de dormir. Cependant ma cervelle n'est pas encore très bien équilibrée et je ne peux pas faire de travail suivi. Je fais des pages détachées, tantôt pour L'Atelier [de Marie‑Claire] , tantôt pour la suite de Marie‑Claire[4], et si je continue de ce train‑là, mes deux bouquins seront faits en même temps. Cela n'a pas d'importance pour l'instant, l'essentiel c'est que je puisse travailler.
Ma santé se remet et mes forces sont à peu près revenues[5].
Je voulais rentrer à Paris cette semaine mais je retarde encore
[6]. De toute façon je suis mieux ici, d'abord parce que je travaille, et ensuite parce que je suis les événements.
Au revoir, mon vieux et cher Valery. Je t'embrasse bien encore sur tes bonnes joues et je te souhaite tout ce que tu peux désirer.
Marguerite Audoux
[1] Lettre pour l'heure non retrouvée
[2] à travailler est ajouté dans l'interligne supérieur.
[3] très tard est ajouté dans l'interligne supérieur.
[4] « Le Suicide », œuvre inachevée, qui paraît en l'état dans le n° 5 des Cahiers d'aujourd'hui (juin 1913). Il est intéressant de noter que la romancière travaille simultanément aux deux ouvrages. Voir la note 7 de la lettre 155, et la reproduction du « Suicide » dans la partie "NOTES" de la lettre 149
[5] Il s'agit de l'état de fatigue lié à la dépression causée par son incertitude quant à son avenir avec Michel Yell.
[6] Elle ne rentrera que vers la mi‑février.