[Paris, 28 décembre 1912]
Mon cher ami,
Je suis bien paresseuse de ne pas avoir répondu de suite à votre si gentille lettre[1], mais j'ai beaucoup de circonstances atténuantes, d'abord la grippe, puis la maladie de deux mignons petits‑neveux qui sont presque mes petits‑enfants puisque c'est moi qui ai élevé leur mère[2].
J'avais bien reçu le livre de Regismanset[3] mais aux Goncourt, Mirbeau est loin d'être tout‑puissant. Je crois même qu'il suffit d'être son protégé pour passer à côté. Vous avez vu que cette année encore le prix a été donné à un livre médiocre[4]. Mirbeau était furieux, mais les autres s'en moquent bien.
Je travaille, pas autant que je le voudrais pourtant, car il me reste de l'année dernière un peu d'anémie du cerveau ; cependant Madame Dalignac[5] avance lentement.
Vous me demandez des nouvelles de mon pauvre aveugle
[6]. Il est là en ce moment, pour son livre et pour ses yeux. J'ai porté son manuscrit[7] chez Fasquelle, qui a fait la moue. J'attends sa réponse. J'espère qu'il dira oui. Je vous tiendrai au courant.
Louise devient de plus en plus savante dans les destinées si pleines de mystères des pauvres humains. Elle lit et s'instruit sans cesse dans toutes sortes de bouquins. Elle met à cela un courage extraordinaire, car elle est honnête et ne voudrait tromper personne.
Au revoir, mon cher ami.
Je vous quitte pour reprendre ma page d'hier où je suis en train de montrer Bergeounette[8], une Bretonne hardie et bon enfant, et que j'ai particulièrement connue[9].
Embrassez bien la gentille Lette sur les deux joues, et croyez‑moi votre sincère amie à tous deux.
Marguerite Audoux
[1] Non retrouvée, comme les autres
[2] Rappelons que Marguerite Audoux a élevé la fille de sa sœur Madeleine, Yvonne, et que celle‑ci a confié à la romancière ses trois garçons, Paul, Roger (les deux aînés, dont il est question ici), puis Maurice.
[3] Charles Regismanset. « S'agit‑il de La Vaine Chanson, A. Messein, 1912 ? », s'interroge François Escoube (Marguerite Audoux par elle‑même et par ses amis, p.13). Notons que Marguerite Audoux possède du même auteur, dans sa bibliothèque, Le Bienfaiteur de la ville (Sansot, 1913), avec un envoi de l'écrivain.
[4] Les Filles de la pluie, d'André Savignon, chez Grasset. (Il s'agit de scènes de la vie ouessantine).
[5] Le futur Atelier de Marie‑Claire (dont Madame Dalignac, la patronne, est l'un des personnages principaux), qui va paraître sept ans plus tard, d'abord en feuilleton dans le journal L'Excelsior (du 21 décembre 1919 au 3 février 1920), puis chez Fasquelle
[7] manuscrit est précédé du mot livre rayé. Le manuscrit en question est, rappelons‑le, celui de Jean et Louise.
[8] L'une des ouvrières de L'Atelier de Marie‑Claire
[9] Peut‑être l'été 1910 à Plougasnou. Mais cela peut également se situer bien avant, lorsqu'elle faisait son apprentissage dans la capitale.