Lettre de Balasoupramanien à Marguerite Audoux
Auteur(s) : Balasoupramanien
Description
- Critique laudative de De la ville au moulin - Proposition d'une traduction en tamoul
- Lettre d'un lecteur hindou
Texte
[Pondichéry] 19 mars 1926
Chère Madame,
Voici une lettre qui vous arrive de bien, bien loin, de Pondichéry, vieille petite colonie française, située, comme vous le savez, dans le pays des pagodes et des cocotiers – Et c'est après avoir lu dans Le Journal quelques feuilletons de votre roman De la ville au moulin que je prends la liberté de vous écrire cette lettre que vous aurez – n'est-ce-pas, chère Madame ? – la patience de lire jusqu'au bout.
N'ayant pas beaucoup de goût pour les aventures fantaisistes et romanesques ou scabreuses et immorales qui, d'ordinaire, remplissent les feuilletons des journaux quotidiens, je m'étais fait une règle de ne jamais lire ces derniers. Aussi, je ne fus, malheureusement, nullement tenté, depuis près d'un mois qu'un de mes amis me prête Le Journal, d'y lire votre roman. Quelle ne fut pas ma surprise quand un hasard bienheureux me fit, hier, distraitement parcourir quelques lignes du 23e feuilleton de [De] la ville au moulin !
Vivement intrigué et séduit par votre « écriture », d'autant plus pathétique qu'elle est plus sobre, et surtout touché par la psychologie fine et pénétrante dont vous faites preuve en analysant l'âme de la noble et délicate Annette, passionnément je me suis jeté sur tous les autres feuilletons des numéros qui me restaient et ainsi, je suis arrivé jusqu'à la mort du pauvre petit de la malheureuse Annette[1].
Il va sans dire que cette lecture a été pour moi un véritable régal littéraire ! Votre manière, si éloignée du banal, du conventionnel, ou « déjà lu » en un mot, si réaliste et avant tout si saine – et je ne doute pas du tout que le « ton » ne se maintienne le même jusqu'à la dernière ligne – a fait vibrer en moi les cordes les plus intimes de ma sensibilité esthétique. Je sens que,[2] si j'avais eu à créer un roman, je me serais efforcé de le baigner dans cette atmosphère si sensiblement délicate, si féminine pour tout dire, dont vous avez su - si spontanément et si facilement, on dirait – envelopper le vôtre.
Et il me semble que seule une femme pouvait composer un roman de ce genre ! Seul, un cœur de femme pouvait peindre une Annette Beaubois ! Me trompé-je, Madame ? Et « Marguerite Audoux » ne serait-il qu'un pseudonyme cachant un auteur… de sexe masculin ? Non, n'est-ce pas ?
Dès que j'eus achevé tous les feuilletons, j'ai couru chez mon ami pour prendre les numéros précédents – Mais comment vous décrire ma déception et mon désappointement, quand j'appris[3] qu'ils avaient servi – excusez ce détail fort prosaïque – à allumer le fourneau. Après avoir maudit, en bon Hindou, ma mauvaise étoile, je me suis résigné à vous écrire cette lettre pour vous exprimer mon admiration et pour vous demander de vouloir bien m'autoriser à traduire votre beau roman.
Chère Madame, vous devez savoir que notre malheureuse patrie, l'Inde, après dix longs siècles de profonde léthargie, commence, de nos jours, à donner signe de vie. Les lettres[4], les arts, tout commence à y bourgeonner pour bientôt fleurir. Une grande vague de renaissance intellectuelle et spirituelle déferle sur le sol sacré de l'Inde ! Les Hindous, quelque peu initiés à la littérature anglaise, donnent d'innombrables traductions et adaptations d'ineptes romans anglais – des Reynolds[5] et autres – et, comme ils ne connaissent, en fait de littérature française, que les traductions des œuvres si puissantes mais[6] si obscènes[7] de l'infortuné père de Nana[8], ils condamnent péremptoirement, dans leurs préfaces, tous les romans français comme profondément immoraux.
N'écrivant pas mal ma langue maternelle qui est le tamoul (parlé[9] par 15 millions d'habitants, vous dira le Larousse), et mon style étant assez original, aux dires de quelques-uns, je voudrais, moi, leur faire voir, en traduisant quelques-uns des plus beaux et des plus sains romans français, que, loin de mépriser la France, il faut l'aimer passionnément et l'admirer de toute son âme pour son génie pur et élevé, quoi qu'en disent ceux qui, dans l'étroitesse de leur esprit ratatiné, osent la dénigrer. La France, après l'Inde, est le pays que j'aime le plus, – car qui pourrait ne pas la chérir, la « doulce France », quand on a été bercé par le chant divin de ses œuvres immortelles – et je voudrais que mes compatriotes l'aiment autant et plus que moi. Ainsi, chère Madame, je viens à vous pour vous demander l'autorisation de traduire votre beau roman - Me la refuserez-vous ?
Je termine enfin, chère Madame, mon interminable lettre – qui a tout l'air, n'est-ce—pas, d'une ennuyeuse dissertation ? – et mes confidences, fort déplacées peut-être, en vous priant[10] d'en excuser tout ce qui aurait eu le malheur de vous déplaire et en vous assurant de toute l'admiration qu'éprouve pour vous un jeune Hindou.
Balasoupramanien
P.S. Comme l'existence des écrivains et des romanciers est[11] ici plus précaire que partout ailleurs en raison du petit nombre de ceux qui ont assez d'argent pour acheter des livres - Rappelez-vous L'Inde affamée[12] de Loti – vous m'excuserez[13] de ne point parler dans ma lettre[14] de vos légitimes droits d'auteur. C'est bien rare quand on édite une seconde fois un roman tamoul quelconque ! Mais si jamais la chance me sourit, soyez certaine, chère Madame,[15] ……
Veuillez indiquer, dans votre réponse, les romans que vous avez déjà édités et faites-moi savoir comment je pourrai me procurer tous les feuilletons de [De] la ville au moulin. J'attends, chère Madame, votre réponse avec toute l'impatiente ardeur de mes 24 ans.
Balasoupramanien
Balasoupramanien
15, rue de la Marine
Pondichéry
[1] P. 194 dans l'édition Fasquelle. Annette, rappelons‑le, est l'héroïne du roman.
[2] Un j est barré après la virgule.
[3] Un ai est biffé avant appris.
[4] Un et a été barré après lettres.
[5] Il est peu probable qu'il s'agisse de Frédéric Reynolds (1764‑1841), l'auteur dramatique anglais. Sans doute est‑il question d'un obscur auteur à succès de l'époque.
[6] Suit un aussi barré.
[7] osées a été surchargé pour aboutir à obscènes.
[8] Émile Zola.
[9] D'abord mis au féminin
[10] À la suite, de m' est barré.
[11] Un premier son, barré, avait été esquissé (pour un accord fautif au pluriel).
[12] Il s'agit du titre du chapitre cinquième de L'Inde (sans les Anglais) , chapitre paru tout d'abord dans les nos des 1er et 15 janvier 1903 de La Revue des Deux Mondes, puis dans le volume complet édité chez Calmann‑Lévy la même année. On signalera l'édition de Claude Martin : Loti (Pierre), Voyages (1872‑1913), Robert Laffont (Bouquins), 1991, p. 653‑843 (p.746‑797 pour ce chapitre).
[13] m'excuserez se trouve dans la marge de gauche, remplaçant un me permettrez biffé.
[14] dans ma lettre a été ajouté dans l'interligne supérieur.
[15] Un que je saurai a été rayé après la virgule, au bénéfice de la réticence, plus suggestive.
Lieu(x) évoqué(s)Pondichéry
État génétiqueVoir les notes 2, 3, 4, 6, 7, 9, 10, 11, 13, 14 et 15 de la partie TEXTE