[Paris,] 25 avril 1917[1]
Mon bien cher ami,
Votre lettre de Paris[2] m'est bien parvenue, et je remettais chaque jour ma réponse avec l'espoir de vous envoyer le résultat de mes démarches. En dernier lieu, j'ai obtenu les tuyaux que je joins à ma lettre pour être sûre[3] de ne pas les changer en les transcrivant. C'est ce que j'ai pu obtenir de plus intéressant à ce sujet[4].
J'espérais que vous viendriez en permission vers la fin du mois et que nous pourrions bavarder un peu, mais on me dit que votre permission d'un mois reculera la prochaine, alors je pense qu'il vaut mieux vous mettre au courant afin que vous ayez le temps d'agir si tel est votre désir.
J'ai parlé tout à l'heure de vous à Francis Jourdain qui vous connaît et vous estime. Nous avons cherché ensemble le journal accueillant où vous ne seriez pas trop censuré. Il y a Le Journal du Peuple[5], mais il ne paye pas. À part les grands quotidiens, il ne faut pas espérer toucher le prix d'un article.
Pourquoi ne mettriez‑vous pas un livre en train ?
Les livres sur la guerre se vendent parfaitement et vous êtes aux premières loges pour en écrire un bon, et un vrai.
La Grande Revue[6] prendrait peut‑être vos articles aussi. Essayez d'en faire passer un. Vous verrez bien ce que ça donnera.
Pour votre demande de commis, il vous faudra faire forcer la main à Fas[quelle] si vous ne pouvez le faire vous‑même. Ce serait trop bête de ne pas obliger ce monsieur à être utile à son prochain. Il faudrait qu'un de ses gros clients l'oblige à cette démarche, et au besoin la lui impose.
Il s'est passé des choses plutôt laides entre lui et M[irbeau], et Madame M[irbeau] ne lui laisse pas les deux pieds dans le même sabot en ce moment[7]. Je vous conterai cela à votre prochaine permission.
Je souhaite que votre espoir réussisse[8]. Après tant de laideur vos yeux auront grand besoin de regarder un petit visage innocent.
Il me semble que j'ai bien embrouillé mes mots. J'ai assez mal en ce moment[9] et je ne vois pas très clair malgré mes lunettes. J'espère pourtant que vous pourrez me lire.
Au revoir, mon cher ami. À bientôt votre passage ici et les quelques bonnes heures que vous pourrez me donner.
Je vous embrasse bien affectueusement
M. Audoux
Louise, Lucile[10] et Vitali vous envoient le bonjour.
[3] Mot précédé d'un plus biffé
[4] La feuille jointe n'est pas signée (n'est‑ce qu'un extrait ?) et contient ces mots : « Hélas, il n'y a que peu d'espoir pour lui, car Chanvin m'a assuré qu'il y avait plus de 8000 demandes de commis‑greffier. [C'est le rédacteur qui souligne] En tout cas dis‑lui de renouveler sa demande et de la faire appuyer par Fasquelle qui est très bien avec Painlevé [Paul Painlevé (1863‑1933) est alors ministre de la Guerre (de mars à septembre)] : l'homme qui centralise ces demandes au ministre M. M. Matter [?] (Service de la justice militaire). Seul le piston et le fort piston peut quelque chose.
Si les chefs arrêtent sa requête, qu'il l'envoie directt au général en chef. »
[5] Le Journal du Peuple de Henri Fabre était un organe anarcho-pacifiste, qui ne pouvait qu'avoir la sympathie de Francis Jourdain.
[6] Rappelons que c'est dans La Grande Revue de Jacques Rouché que Marie‑Claire a été prépubliée en trois livraisons avec une préface de Giraudoux.
[7] En 1913, Mirbeau et sa femme reprochent à Fasquelle son désintérêt pour Dingo, dont il n'assurerait pas décemment la promotion. Dans les années qui suivent le décès de son mari, Alice Mirbeau traite avec les éditions Flammarion au détriment de Fasquelle, ce qui, en 1921, entraînera un procès. La Cour estimera que le contrat de 1888 signé entre Mirbeau et la maison Charpentier pour les cinq premiers romans est décisif et interdit de passer outre l'autorisation de Fasquelle. (Voir Michel, Pierre et Nivet, Jean-François, Octave Mirbeau, l'Imprécateur au cœur fidèle, Séguier, p. 900 et 925‑926).
[8] Allusion à la grossesse de Lette
[9] en ce moment se trouve à la suite de mal dans l'interligne supérieur.
[10] Lucile Dugué, fille de la précédente