Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Description
- Envoi de pipes - Pénurie de tabac - Besson - Propos sur la santé - Rédaction de la fin de L'Atelier de Marie-Claire - Lette - Huguette
Sur Besson, voir la partie DESCRIPTION de la lettre 191
Texte
[Paris,] Samedi soir [15 décembre 1917] 9 H.[1]
Mon bien cher ami,
Les pipes demandées me sont arrivées par le courrier de ce soir[2], et je compte vous les envoyer lundi matin. Il y en a trois. Vous ferez le partage. La bruyère noire est toujours la meilleure. Ceci pour votre gouverne. Je commence à être très versée dans les pipes. Pour l'instant il y a un tas de gens qui préfèreraient être versés dans le tabac. Savez‑vous que le tabac manque ici ? Si vous pouviez voir comme c'est pitoyable, un bureau de tabac où des agents font entrer deux par deux les vieux hommes et les vieilles femmes, qui s'entassent à la queue, pendant une heure ou deux, pour s'entendre dire à la fin : « Il n'y en a plus. » Les bouches qui ont envie de fumer font une lippe longue comme ça, et les nez qui ont envie de priser reniflent de travers que c'en est une vraie joie.
Vous voyez, je blague, mais que faire dans un cas pareil ? Si ces gens attendaient du pain, je pleurerais certainement avec eux, mais du tabac… Quand je vous dis que les êtres cherchent par tous les moyens à augmenter leur misère. Qu'avaient‑ils besoin d'inventer le tabac !
Je comptais bien que Besson m'aurait envoyé une demi‑douzaine de pipes, et que vous auriez pu faire une plus grande quantité d'heureux. Tant pis ! Il faut se contenter de ce que l'on a.
Vous ne m'avez plus parlé de la menace de votre rhumatisme. Je pense qu'il a rentré ses griffes et que vous êtes tranquille. Je vais un peu mieux moi‑même, mais je me soigne sérieusement. Vous connaissez le rhumatisme de la colonne vertébrale. Je ne vous apprends rien de celui‑là, sauf[3] qu'il me torture le milieu du dos et la naissance du cou, mais je pourrais vous en dire long sur celui qui se promène dans mes intestins, dans mon estomac, et dans tous les petits coins sensibles de mon individu.
Je travaille à mon bouquin[4] malgré ça. Le croiriez‑vous ? C'est que j'en suis à un endroit qui m'intéresse bougrement, c'est‑à‑dire presque à la fin. Je l'ai repassé encore une fois et j'y ai trouvé pas mal de défauts. Je corrige tant que je peux, mais il en reste toujours. C'est plus difficile que de faire un enfant, je vous assure.
Comment va Lette et son bouton de rose, qui a nom Huguette Antoinette Marguerite ?
Au revoir, mon cher ami.
Je vous embrasse très affectueusement.
Marguerite Audoux
[1] Lettre envoyée le lundi 17
[2] Du Jura. Marguerite Audoux a pu se procurer des pipes par George Besson, qui a une villégiature à Saint‑Claude (voir une première allusion aux « pipes de Besson » dans le troisième paragraphe de la lettre 241 ; voir aussi la lettre 242). Celui‑ci a d'ailleurs eu pignon sur rue : « Réformé par le Conseil de révision de 1902, George Besson monte à Paris à la fin de 1904 pour commercialiser les pipes de l'entreprise familiale. » [Duverget (Chantal), George Besson, critique d'at et collectionneur (1882-1971), ANRT, tome second, p. 22]. Cette occupation prendra fin en 1911.
[3] Mot ajouté dans l'interligne supérieur
[4] L'Atelier de Marie‑Claire
État génétiqueVoir la note 3 de la partie TEXTE