Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionPropos sur la maladie - Louise et Georges Roche - Clavel soldat de Werth - Le Feu de Barbusse - La "vente Mirbeau" - Georges Marielle - Marinetti - Huguette - Lette
Texte
[Paris,] 18 avril 1919[1]
Mon bien cher ami,
C'est à mon tour de réclamer votre indulgence pour vous avoir fait attendre une réponse aussi longtemps[2]. Ce n'est pas que je vous oubliais. Fichtre non ! mais tant et tant de choses nous prennent tous nos instants.
C'est dans mon pieu que je vous écris, non que je sois très malade, mais depuis plus d'un mois je me ressens de la grosse pneumonie de l'an dernier. Le temps froid et humide y est bien pour quelque chose, aussi j'attends la chaleur avec impatience, et je guette l'arrivée des hirondelles.
Une grande nouvelle : j'ai engraissé. Une autre grande nouvelle : Madame Roche est douce et gaie.
Son gros pataud de mari est là depuis février. Il gagne 15 fr par jour à poser des fils électriques et le ménage est heureux.
Je n'ai pas lu le feuilleton du Journal du Peuple, Après le front. Je voulais commencer par Clavel soldat[3] qui était[4] l'aîné. Albin Michel vient de le faire paraître. Il me plaît autant que Le Feu[5] de Barbusse, mais vous m'avez dit que Le Feu était un livre faux. Je ne sais ce que vous penserez de celui‑ci. Autour de moi on dit que c'est le seul livre vrai sur la guerre. Je vais vous l'envoyer. Vous y verrez toujours que l'auteur a du tempérament et qu'il ne craint pas de dire ce qu'il pense. Le seul[6] reproche que je puisse faire à ce livre, comme à tous les écrits de Werth, du reste, est un reproche par rapport à moi. Je suis une ignorante. Et son savoir lui permet de développer ses idées de telle sorte que j'ai souvent de la difficulté à le suivre.
Pour la vente Mirbeau[7], je vous envoie les seuls renseignements que j'ai pu me procurer[8]. Aucun de mes amis n'y a assisté et je n'ai pas vu Mme Mirbeaudepuis novembre.
Je n'aime pas cette vente de lettres. Je ne savais pas que ce fût une chose courante et j'en ai été très affectée. Faire de l'argent avec des lettres qui vous restent par héritage[9] me semble une chose malpropre. Allons, je suis vieux jeu, c'est entendu. Tout de même, je pense que Philippe a écrit de beaux livres, que personne n'achète[10].
Oui, Marielle[11] est rentré, pas en trop mauvais état, mais supérieurement abruti. Il est démobilisé et doit venir ici la semaine prochaine avec sa famille pour de nombreux achats indispensables. Ils vivent dans une affreuse maison détruite en partie, auprès de Vouziers[12], détruit en entier, mais enfin ils sont réunis. Et chez eux, ce qui leur paraît le comble du bonheur. De leur joli intérieur, meublé avec amour et abandonné en fuite [sic], de nuit, devant l'avalanche boche, ils n'ont retrouvé qu'un bois de lit cassé. « Où sont passés les livres, lettres, souvenirs ? », demande le pauvre Marielle, prêt à pleurer. Vous l'aimeriez, mon Marielle. Qui n'aimerait pas Marielle, ce grand coeur et cette jolie âme ?
Marinetti[13] recommence. Il me dégoûte, cet amoureux de la guerre.
Je crois que vous l'aimez. Je vous demande pardon.
Au cas où vous ne connaîtriez pas ses nouvelles feuilles[14], je vous les envoie.
Continuez à faire le serin devant votre mignonne Huguette[15]. Rien ne pourrait remplacer ce bonheur‑là. Qui pourrait dire que cette jolie fillette n'est pas pour vous[16] la récompense que nous attendons tous de l'inconnu ?
Au revoir, mon bien cher ami. Je vous aime bien, et vous envoie mon baiser le plus affectueux.
N'oubliez pas de le repasser à Lette et à Huguette.
Marguerite Audoux
[1] Lettre envoyée le 19 et arrivée le 20
[2] La lettre de Lelièvre n'a pas été retrouvée.
[3] Oeuvre de Léon Werth
[4] Remplace avait été.
[5] Voir la note 7 de la lettre 251
[6] Adjectif ajouté dans l'interligne supérieur
[7] Il s'agit de la vente aux enchères publiques du 24 au 28 mars 1919. Une seconde aura lieu les 20 et 21 juin de la même année. Le catalogue de la bibliothèque est établi et préfacé par Pierre Decourcelle, et les deux autres, concernant exclusivement les œuvres d'art sont de Félix Fénéon. Les quatre cent mille francs de l'époque (environ un demi-million d'aujourd'hui) paraissent dérisoires à notre époque pour les quelque deux cent cinquante pièces signées de van Gogh, Pissarro, Camille Claudel, Rodin, Cézanne, Renoir, Gauguin, Monet, Berthe Morisot, Seurat, Bonnard, Utrillo…
[9] Première version (partiellement rayée, la seconde apparaissant dans l'interligne supérieur) : qui ne vous ont pas été adressées directement
[10] Le rapport logique entre cette phrase et la précédente est quelque peu lâche.
[11] Georges Marielle. Voir la lettre 181
[12] Il s'agit d'une commune des Ardennes. Marielle est instituteur dans les environs, à Autrecourt.
[13] Filippo Tommaso Marinetti (1876‑1944) commence à publier des poèmes en 1898 dans des revues symbolistes (La Vogue, La Plume, La Revue blanche) puis fonde la revue Poesia en 1904. Le 20 février 1909 paraît dans Le Figaro son Manifeste technique de la littérature futuriste, prolongé par son roman Mafarka le futuriste qui paraît la même année chez Sansot, et que Marguerite Audoux recevra. L'engagement politique de Marinetti aux côtés des fascistes, à partir de 1919, et plus particulièrement sa défense de la guerre qui provoque le dégoût de notre romancière (mais apparemment pas celui d'Antoine Lelièvre, d'après ce qu'elle écrit) le détournent de ses préoccupations artistiques. En 1924, il publie Futurisme et fascisme.
[14] Nous n'avons pas identifié le journal où pourrait s'exprimer celui qui vient tout juste d'adhérer au parti fasciste.
[15] La fille des Lelièvre a à présent un an et demi.
[16] pour vous a été ajouté.
Lieu(x) évoqué(s)Paris, Vouziers (Ardennes)
État génétiqueVoir les notes 4, 6, 9 et 16 de la partie TEXTE