Les grandes lignes du parcours intellectuel du jeune Foucault, depuis son entrée à l’École normale supérieure en juillet 1946 jusqu’à son départ pour Upsalla en août 1955, nous sont connues grâce à la « Chronologie » présentée par Daniel Defert dans les Œuvres de Foucault aux éditions de la Pléiade (tome 1, Paris, 2015, p. XXXVIII-XLII). Ces repères chronologiques et biographiques nous aident nous orienter dans les grands massifs répertoriés par Daniel Defert et ensuite Arianna Sforzini dans l’inventaire mis à disposition du fonds Foucault de la Bnf. Les boîtes 37 « Années de formation : Sorbonne, rue d’Ulm » et 38 « Rue d’Ulm, circa 1944-1950 » nous donnent à découvrir l'enseignement reçu par Foucault lorsqu'il était encore étudiant. Pour redonner un contexte vivant à ces  notes de cours, nous pouvons les mettre en regard avec les témoignages de Pierre Gréco sur « La vie philosophique à l’École normale supérieure » (Les Études philosophiques, tome 2, N° 1, janvier-mars 1947, p. 21-26).

En effet, Pierre Gréco (1927-1988), philosophe de la promotion de 1946 qui suivra aussi la formation en Psychologie, esquisse le portrait du Normalien en apprenti philosophe. Ce dernier n’est pas tant formé à « une philosophie officielle » que bénéficiaire d’un « style commun de réflexion » qui naît d’une vie collective et d’un milieu où l’on cultive, par-delà un certain éclectisme, l’exercice et l’expression d’une pensée personnelle. Pierre Gréco insiste sur l’idée qu’on trouve moins à l’ENS un enseignement magistral que des séances où les professeurs dirigent des « recherches communes » ou organisent des « discussions libres », avec notamment l’« Initiation philosophique » où Jean Wahl fait expliquer le Parménide aux étudiants, les rencontres hebdomadaires sur le problème des valeurs avec Georges Gusdorf, et le « Séminaire de philosophie mathématique » de Jean-Toussaint Desanti qui réunit philosophes et scientifiques autour des notions fondamentales de mathématiques et de la Déduction transcendantale des catégories selon Kant. Pierre Gréco évoque également l’émulation, dans l’enceinte de l’École, autour de la psychiatrie et, plus surprenant, du spiritisme :

« Des médecins psychiatres viennent exposer les conceptions philosophiques de leur science : gestaltisme, génétisme, marxisme, bergsonisme, etc. Mais surtout, grâce à l’heureuse initiative de M. Gusdorf, les normaliens peuvent assister, à l’hôpital Sainte-Anne, à des examens cliniques dirigés par le Docteur Ey. (...) Quant au spiritisme, il peut apparaître à certains comme le dernier snobisme de l’École. En fait, il s’agit de recherches méta-psychiques, menées avec le plus grand sérieux et en dehors de toute préoccupation mystique. Comme le soulignait récemment à la radio, notre camarade Jean Deprun, les expériences de tables tournantes n’ont jamais eu, à l’École, un caractère de jeu de société ; elles aident à mieux comprendre des problèmes où la psychanalyse s’est déjà aventurée, et révèlent des manifestations d’influences, des transferts de volonté, des puissances de l’inconscient que le psychologue aurait tort d’ignorer. »

C’est dans cette ambiance générale que le jeune Foucault évolue lors de ses premières années à l’École normale supérieure, tout en allant écouter à la Sorbonne certains des séminaires qui attisaient sa curiosité, comme ceux de Daniel Lagache et de Julian Ajuriaguerra sur le savoir psychiatrique, ceux d’Henri Gouhier sur la philosophie du XVIIe siècle, ou encore, un peu plus tard, ceux de Jean Hyppolite nommé maître de conférences de Philosophie et d’Histoire de la philosophie en mars 1949 (Didier Eribon, Michel Foucault, « Le livre de poche », texte intégral, Paris, 1991, p. 48-49).

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« L’âme et le corps. Malebranche, Biran, Bergson » (boîte 38, f0182)

Bien qu’il ne prépare pas encore l’agrégation, Foucault décide de suivre le cours de Merleau-Ponty sur L’Union de l’âme et du corps chez Malebranche, Maine de Biran et Bergson, destiné aux agrégatifs. Devenu répétiteur de psychologie à l’ENS en parallèle de son poste à la Faculté des Lettres de Lyon, Merleau-Ponty y croise les trois auteurs au programme de l’agrégation de 1948 autour d’une question canonique de la philosophie moderne. Ce cours est connu du grand public grâce à l’édition qu’en a proposé Jean Deprun chez Vrin en 1968. Historien de la philosophie, Jean Deprun (1923-2006) faisait partie de la promotion de 1943 et il fut reçu 1er à l’agrégation en 1948 ; c’est à partir de ses propres notes complétées par celles de ses anciens camarades, André Doazan, Jean-Louis Dumas, Jean Jolivet, François Ricci et Étienne Verley qu’il a reconstitué et édité les leçons de Merleau-Ponty. On peut donc comparer les notes prises par Foucault au texte établi dans cette édition.

Ces notes se trouvent dans la chemise n° 5 de la boîte 38 intitulée « Binswanger (articles) », derrière une cinquantaine de feuillets consacrés à l’intitulé de la chemise et neuf feuillets consacrés à Pascal. Le nom de Merleau-Ponty n’apparaît sur aucun des feuillets, mais le titre « L’âme et le corps. Malebranche, Biran, Bergson » et la date de [19]47-[19]48 (surajoutée au crayon noir) permettent de les identifier sans grande hésitation. Elles se composent de 12 feuillets rédigés recto-verso sur papier à petits carreaux complètement remplis par une écriture compacte (feuillets 182 à 194) : les feuillets 182 à 188 recto sont consacrés à Malebranche, les feuillets 188 verso à 191 à Maine de Biran et les feuillets 192 à 194 à Bergson. Si quelques abréviations sont employées, les notes restent d’une écriture relativement déliée, lisible et attentive à la construction des phrases. Enfin, les séquences argumentatives sont organisées en paragraphes avec des alinéas et des intertitres.

Dispersés dans différentes chemises des boîtes 37 et 38, plusieurs lots de feuillets présentent les mêmes caractéristiques matérielles et scripturales que celles présentées par les notes du cours de Merleau-Ponty, ce qui nous pousse à les dater à la même période de 1947-1948.

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"Laporte, Méditations" (boîte 38, f0276)

Les feuillets f0276-f0277 présentent des notes sur Descartes et les Méditations sous le nom de « Laporte ». Jean Laporte (1886-1948), auteur de plusieurs ouvrages d’histoire de la philosophie (Le Rationalisme de Descartes, Paris, Puf, 1945) et de philosophie générale (Le problème de l’abstraction, Paris, Puf, 1940 ; La conscience de la liberté, Paris, Flammarion, « Bibliothèque de philosophie scientifique », 1947), était professeur de philosophie médiévale et de philosophie moderne à la Sorbonne entre 1937 et 1948. Il est décédé dans l’exercice de ses fonctions et ses articles épars, matière de son enseignement, ont été rassemblés et publiés posthumes (Le Cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzevir, 1950 ; Études d’histoire de la philosophie française au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1951).

Dans ces notes prises par Foucault, Laporte ouvre sa leçon sur la question de l’intuition chez Descartes en renvoyant à un article de Lucy Prenant, « Les moments du développement de la raison chez Descartes » (Europe « Hommage à René Descartes » n° 175, 15 juillet 1937, p. 315-360), puis il développe une analyse du doute en trois temps : « I – Signification et intention du doute », « II – Domaine du doute », et « III – Les implications du doute ». Dans la leçon suivante (f0277), il s’intéresse au rapport de Kant à Descartes autour du problème du cogito : « I – La critique de Kant », « II – La position de Descartes », puis la leçon - ou du moins la prise de notes - s’achève sur un rapprochement des deux philosophes autour de l’idée que « Le cogito de Descartes comme celui de Kant est une saisie de l’être : “Ich bin das Wesen selbst” ».

Il reste difficile d’identifier précisément le contexte des notes sur Pascal (boîte 38, f0173, f0174 « esprit de finesse, esprit de géométrie »), de celles sur Platon (boîte 38, de f0704 « L’erreur chez Platon » à f709 « La théorie du Phédon sur les idées »), ou encore de celles sur Berkeley et sur Hume (boîte 37, feuillets f0145-f0150) mais leur forme et leur contenu laissent à chaque fois penser qu’il s’agit de prises de notes à l’écoute d’une leçon ou d’une conférence.

En revanche, un dernier groupe de feuillets, de même facture que ceux que nous venons de recenser, va retenir un peu plus longuement notre attention, à savoir les feuillets f170-f173 (boîte 37) qui forment un texte intitulé « Le rationalisme ». Vraisemblablement, ces notes – rassemblées dans la chemise « Épistémologie » avec d’autres notes évoquant les travaux de Bachelard – ont directement été prises lors d’un cours ou d’une conférence de Gaston Bachelard lui-même, auquel Foucault a pu assister en 1947-1948. En effet, l’exposé présente les objets d’étude et les centres d’intérêt de l’épistémologue français : il développe l’analyse de la science devenue une « nouménologie » et se prononce dès les premières lignes en faveur d’une « philosophie scientifique » comme « cosmologie » face à la « philosophie de l’âme » qu’est « l’existentialisme ». Aussi l’exposé est-il construit en quatre moments : « I – Tableaux des philosophies », « II – Sensation et connaissance scientifique », « III- La notion d’infini » et « IV – Anthropologie et rationalisme ».

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"Le rationalisme" (boîte 37, f0170)

En outre, il possible de corréler certaines données de cet exposé avec les travaux publiés de Bachelard : par exemple, l’idée selon laquelle le rationalisme matérialiste suit une voie médiane entre l’idéalisme et le réalisme apparaît dans « La philosophie dialoguée », le premier chapitre du Rationalisme appliqué (Paris, Puf, 1949), qui avait d’abord été publié en 1947 dans la revue lausannoise Dialectica (I, p. 11-25) avec l’annonce du livre de 1949 en préparation.

                                      [Source: Dialectica, I, 1947, p. 14]

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"Sensation et connaissance scientifique" (boîte 37, f0170 verso)

En bas du verso du f0170, on retrouve également le schéma utilisé par Bachelard dans Le Rationalisme appliqué dans le chapitre « Connaissance commune et connaissance scientifique » (p. 115) pour montrer que la physique, d’un côté, et la biologie et la psychologie, de l’autre, ne se posent pas les mêmes problèmes concernant l’ordination des couleurs.

                                        [Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, Alcan, 1949]
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"La notion d'infini" (boîte 37, f0171 verso)

De même, le schéma avec le triangle COD utilisé pour illustrer le problème de l’infini avec les notions de  notion de puissance du continu et de puissance du dénombrable renvoie à la démonstration formulée par Bachelard dans son analyse de « L’œuvre de Jean Cavaillès » (in Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès, philosophe et combattant (1903-1955), Paris, Puf 1950) reprise dans L’Engagement rationaliste (Paris, Puf, 1972, p. 184).

                                                                                                                     [Source:UCAQ, les classiques des sciences sociales]

Dans une lettre à Binswanger du 26 janvier 1948, Bachelard évoque d’ailleurs ce travail qui constitue en même temps la matière de ses leçons à l’Université :

« Vous savez sans doute que mes recherches de philosophie littéraire doivent être lues en marge de mon travail normal. J’ai sur le chantier un livre sur le rationalisme en mathématique et en physique et c’est à cette tâche que je dois faire face dans mon enseignement à la Sorbonne. » (cf. Revue germanique internationale, 30, 2019, p. 185. https://journals.openedition.org/rgi/2383).
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"Anthropologie et rationalisme" (boîte 37, f0172)

Mais une autre piste concernant les conditions d’accès à cet exposé oral de Bachelard peut également être envisagée : c’est celle du Collège philosophique, créé par Jean Wahl en janvier 1947, où l’épistémologue français fut annoncé parmi les premiers conférenciers, aux côtés de Merleau-Ponty, de Canguilhem, de Jankélévitch ou encore de Lacan, comme le relate Pierre Gréco dans sa « Chronique du Collège philosophique » (Les Études philosophiques, tome 2, N° 1, janvier-mars 1947, p. 81-83). Dès les premières années, ces conférences tenues en soirées à destination du grand public et des étudiants connurent un succès notable en accueillant une série de personnalités venues d’horizons différents dans une atmosphère régnante de l’existentialisme en vogue. Le contexte du Collège philosophique pourrait d’ailleurs expliquer la teneur de l’exposé, discutant l’existentialisme d’un Sartre pour mettre en valeur le rationalisme appliqué avant d’aborder finalement l’anthropologie existentielle de Binswanger.

Une quinzaine d’années plus tard, c’est au Collège philosophique que Jacques Derrida prononcera le 4 mars 1963 sa fameuse conférence intitulée « Cogito et histoire de la folie » (publiée ensuite dans la Revue de métaphysique et de morale, tome 68, n° 4, 1963, p. 460-495) qui prendra à parti l’interprétation foucaldienne de l’évacuation de la folie par Descartes. 

Que l’exposé ait été prononcé en Sorbonne ou au Collège philosophique, ces notes nous livrent dans les deux cas une image vivante de Bachelard, entre « rationalisme engagé » et psychanalyse de la connaissance. Elles témoignent aussi à la fois de la présence de Binswanger dans l’environnement intellectuel des étudiants des années 1945-1950 et d’une première rencontre avec Bachelard. Par la suite, Foucault évoquera rapidement sa phénoménologie de l’imagination dans son « Introduction à Le Rêve et l’existence » en 1954 avant de revendiquer l’héritage de sa philosophie du concept et de la pensée de la discontinuité dans les années 1960-1970 (cf. par exemple, l’introduction de l’Archéologie du savoir).