Rapport aux sources
Le corpus de fiches sur lequel je me suis concentrée est celui de la boite XIX du Fonds Foucault, intitulée « Économie, libéralisme de Smith à Hayek ». Cette boite contient dix-sept chemises, parmi lesquelles une a particulièrement retenu mon attention.
Nommée « Néo-libéralisme », elle est non seulement la plus importante pour ce qui est du nombre de fiches, mais également celle qui paraît rassembler les premières notes prises par Foucault sur le thème. Bien que toutes les fiches sur les auteurs néolibéraux ne s’y trouvent pas, elle constitue l’une de nos sources principales d’information pour effectuer la cartographie du regard de Foucault au moment où il s’est lancé dans ses études sur le néolibéralisme et, plus spécialement, l’ordolibéralisme. Si ces fiches ne nous permettent pas de tirer des conclusions convaincantes en ce qui concerne l’ordre des lectures – par quels livres ou auteurs Foucault a-t-il commencé sa recherche ? –, ces documents nous donnent, néanmoins, des indices sur la manière dont il a cherché à collecter des informations sur ces auteurs et leurs thèses.
La chemise « Néo-libéralisme » contient quatre-vingts fiches de lecture, dix feuillets de photocopies et trois fiches bibliographiques. Le fait que Foucault ait recouru à de la littérature secondaire, dans un premier temps, pour aborder le thème du néolibéralisme est bien connu. Un total de vingt-et-une fiches portent sur ce type de littérature, chiffre correspondant au quart de l’ensemble des fiches de lecture ressemblées dans cette chemise. Parmi celles-ci, seize concernent l’ouvrage de François Bilger, La Pensée économique libérale de l'Allemagne contemporaine, livre issu d’une thèse de doctorat, auxquelles s’ajoutent cinq autres : quatre sur le livre de Jean-François Poncet, La politique économique de l’Allemagne occidentale et une sur le livre de Pierre-André Kunz, L’Expérience néo-libérale allemande dans le contexte international des idées – deux publications issues, également, d’un travail de thèse. Au contraire d’autres sources de littérature secondaire dans lesquelles Foucault cherche des informations ciblées et se concentre sur des parties spécifiques des livres, dans le cas de l’ouvrage de F. Bilger, ses notes couvrent presque la totalité des chapitres.
Ces fiches ne sont pas disposées dans le dossier selon l’ordre chronologique de la lecture, mais semblent avoir été réorganisées au moment leur utilisation. Cinq fiches thématiques, tout d’abord, portent sur la question des interventions, de l’action de l’État et de la politique sociale : Foucault y fait comme un repérage des thèses centrales de la pensée néolibérale allemande et de ses principaux auteurs, copiant, par exemple, quelques citations de textes d’Alexander Rustow, Wilhelm Röpke et Walter Eucken. Quatre fiches, ensuite, rassemblent des informations et des renseignements plus généraux sur l’École de Fribourg, dont deux sont tirées de l’introduction et du chapitre préliminaire du livre, et contiennent un grand nombre de données de contextualisation historique concernant l’émergence d’une nouvelle école de pensée économique en Allemagne dans la période post-guerre.
La dernière catégorie de fiches sur ce livre, enfin, a pour objet quelques auteurs en particulier : deux portent sur Eucken, dans lesquelles Foucault recueille des informations tant biographiques que théoriques ; une sur Röpke, avec des informations résumées sur sa pensée et quelques citations ; une sur Alfred Müller-Armack, contenant très peu de citations directes ; et une sur Ludwig Erhard et l’École de Fribourg, correspondant au premier chapitre de la troisième partie du livre de F. Bilger, où cet auteur explique comment le regain des idées économiques en Allemagne fut lié au rôle joué par Erhard, caractérisé comme « un spécialiste de l’économie appliquée » et « du rapport entre théorie et pratique », « l’artisan principal de la nouvelle politique économique allemande » inauguré en 1948 [1].
[1] F. Bilger, La Pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1964, p. 207‑210.
Les notes sur le libéralisme allemand comptent au total trente-cinq fiches, à la suite desquelles figure un second groupe, dont onze fiches portent sur le livre de Friedrich Hayek, La route de la servitude, et quatre autres sur des textes de Ludwig von Mises, le tout constituant donc un ensemble majoritairement consacré aux auteurs autrichiens. Dans son cours, Foucault présente ces auteurs comme des « intermédiaires »[1] entre le néolibéralisme allemand et le néolibéralisme américain, thème sur lequel nous trouvons, ensuite, une douzaine de fiches. Cela montre l’existence, au moins en partie, d’une correspondance entre l’étape de l’exposition de la pensée (les leçons) et la manière dont les fiches ont été organisées.
Ainsi, dans Naissance de la biopolitique, pour la partie la plus longue et que Foucault lui-même présente comme la plus importante théoriquement[2] – elle concerne la question du néolibéralisme allemand – le philosophe s’appuie largement sur cette bibliographie secondaire, sans consulter de manière systématique les sources primaires. Les ouvrages qu’il privilégie, issus de travaux de thèse, ont l’avantage d’offrir une vision plus générale, ainsi qu’un grand nombre d’informations et de références, caractéristique particulièrement adaptée au contexte de la préparation de ce cours et à la temporalité de la recherche qui y est liée. Si dans les deux cours précédents (« Il faut défendre la société » et Sécurité, territoire et population) sa recherche s’était concentré sur des cadres temporels plus éloignés, en 1979 il décide d’aborder des sujets touchant l’actualité la plus directe de la politique française – une démarche inédite dans la série des cours au Collège de France. Les sources très peu nombreuses qu’il choisit de lire sont donc probablement sélectionnées selon des critères liés à cette temporalité spécifique de sa recherche, se construisant dans un rapport direct avec l’actualité. Dans la perspective de parcourir en peu de temps une vaste plage de savoir, Foucault a probablement procédé à des choix stratégiques. Dans le cas des fiches étudiées ici, son rapport à la bibliographie secondaire n’est donc pas tout à fait le même que celui établit, par exemple, lors de la préparation d’un livre ou même de cours plus anciens, ayant servi soit à des chantiers de livres en préparation – comme c’est le cas, par exemple, du cours La société punitive (1973), dont le contenu est directement lié à celui de Surveiller et punir (1975) –, soit à des moments de reprise ou d’approfondissement de dossiers déjà travaillés – comme dans Le pouvoir psychiatrique (1974), qui fait un retour à un livre plus ancien, l’Histoire de la folie (1961).
[1] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, F. Ewald, A. Fontana et M. Senellart (éd.), Paris, Gallimard - Le Seuil, 2004, p. 166.
[2] Ibid., p. 81.