Thresors de la Renaissance

Présentation du projet de recherche

Les Thresors de la Renaissance, vitrine éditoriale de la culture française ?

Projet de recherche d'Anne Réach-Ngô (Institut universitaire de France, 2015-2020)

Nombreux sont, à la Renaissance, les ouvrages qui rassemblent une somme importante de connaissances, leçons de vie, sentences, écrits de grands auteurs, en un volume compact que le lecteur peut garder sous la main et consulter à loisir. Ces « Sommaires », « Promptuaires », « Bouquets », « Jardins » et autres « Fleurs » tirent leur principe de composition de la tradition médiévale de la compilation, qui relève de l’un des modes majeurs de confection de nombreux textes savants en droit, médecine ou en théologie mais aussi de récits, chroniques, encyclopédies, légendiers et autres recueils d’exempla, qui connaissent un vif succès à partir du XIIIe siècle.

L’invention de l’imprimerie ne modifie pas le principe de ces pratiques de composition, toujours fondées sur la circulation, la réexploitation, le réagencement des écrits. Rassembler les textes hérités, les adapter, les rendre accessibles à de nouveaux lecteurs, tels sont bien les objectifs auxquels ont aspiré les humanistes lorsqu’ils ont exhumé, inventorié et réagencé les écrits hérités de la culture antique et médiévale. Mais les instances qui prennent en charge ces entreprises de compilation s’étendent à de nouvelles sphères, engageant des dispositifs éditoriaux qui en transforment les modalités et les visées. De nouveaux « Jardins », « Fleurs », « Miroirs », « Méthodes » paraissent ainsi, tandis que les manuscrits médiévaux de ces ouvrages du même nom donnent désormais lieu à une publication imprimée. Une conception renouvelée de la compilation voit le jour, qui rend compte des mutations du champ littéraire à la Renaissance. Outil de connaissances, support à la pensée, la compilation érudite se met au service d’une première marchandisation des savoirs et expériences passés, à destination du plus grand nombre.

Les répercussions de ces mutations sont nombreuses, notamment en matière de vulgarisation des connaissances encyclopédiques, mais également en matière de prescription éditoriale. Elles conduisent à se demander dans quelle mesure, à un moment donné, le marché de l’imprimé érige certains objets éditoriaux en ouvrages de référence dont l’éventail finit par constituer une véritable vitrine de la culture française. Dès lors, comment s’opèrent l’élection, la consécration et la transmission d’objets chargés de cristalliser les valeurs qu’une société produit, afin d’élaborer une représentation d’elle-même qu’elle transmettra à la postérité ?

À cet égard, l’étude exhaustive et systématique d’un produit éditorial singulier,  les Thresors imprimés en langue vernaculaire – ces compilations chargées de rassembler les écrits les plus précieux consacrés à un domaine donné – met en évidence une véritable vogue éditoriale qui naît au XVIe siècle. Ce phénomène éditorial, qui relève d’abord d’un procédé d’intitulation, ne rend pas seulement compte, de la part des imprimeurs-libraires, du souci d’élargir l’offre des compilations à disposition du public, en déployant une rhétorique promotionnelle organisée autour du champ sémantique du « Thresor ». Il traduit une pensée éditoriale de la transmission des écrits hérités, à l’ère de l’imprimé, à destination d’un public qui pour l’essentiel n’avait pas eu accès jusqu’à lors au marché du livre. Publier devient « thésauriser », constituer un « Trésor », entendu aussi bien en termes politique, économique et théologique que publicitaire. Ce n’est plus extraire d’un réseau de circulation des connaissances et écrits jugés trop précieux pour être divulgués, comme c’était le cas au Moyen Âge où les « Trésors » désignaient les reliques sacrées conservées dans la sacristie, ou les joyaux de la couronne. Tout au contraire, les Trésors, par l’enjeu de leur diffusion éditoriale, deviennent un objet précieux dont il faut assurer le partage, en une efficacité pragmatique à laquelle invitaient déjà les interprétations médiévales de la parabole des talents.

Le contexte politique d’érection d’une langue nationale, l’invention du dépôt légal avec l’ordonnance de Montpellier en 1537, la vaste entreprise de traduction et d’adaptation des écrits savants et religieux engagés dès le règne de François Ier ne sont pas étrangers à un tel phénomène. Tout au long du XVIe siècle, se développent des sphères de publics qui manifestent des attentes nouvelles à l’égard du livre imprimé. La constitution d’un produit éditorial adapté, visant à offrir la somme des savoirs et expériences essentiels en matière de remèdes médicaux, pratiques de dévotion ou encore récits divertissants, apparaît comme une réponse adaptée à une demande émanant de ces lectorats récemment constitués. Dans le même temps, l’afflux de publications nouvelles et la multiplication des canaux de diffusion du livre rendent utile auprès de publics plus lettrés l’existence de ces compilations qui prétendent fournir les seuls livres, s’il ne fallait en choisir qu’un petit nombre, dignes d’être conservés et transmis à la postérité.

Le corpus des Thresors imprimés en langue vernaculaire constitue dès lors un observatoire privilégié du rôle de filtre promotionnel que l’acte de publication joue dans la transmission des écrits et savoirs hérités : au-delà du procédé publicitaire attestant la valeur du volume, le titre de « Thresor » désigne cet ensemble d’ouvrages jugés dignes de figurer dans la bibliothèque quintessentielle des lecteurs de la Renaissance. Or un rapide examen de la réédition des Thresors de la Renaissance au siècle suivant, loin de confirmer le succès de ces compilations proprement dites, contredit la portée d’un tel acte éditorial qui prétendait, en désignant les ouvrages de valeur, assurer leur pérennité. Au XVIIe siècle, ce sont d’autres ouvrages, hérités de la tradition ancienne ou écrits pour l’occasion, qui sont érigés au rang de Thresors et habillés d’un tel titre. L’actualité rhétorique, pédagogique, religieuse y joue un rôle nouveau, au côté des écrits anciens, réadaptés aux attentes de ces nouveaux lecteurs. Les Thresors constituent ainsi un produit éditorial au sein duquel vont se cristalliser, à un moment donné et pour un public déterminé, la représentation que la société française se fait de sa propre culture.

L’étude du corpus des Thresors imprimés souligne à la fois la dimension proto-bibliothéconomique et muséographique qui préside à cet inventaire hiérarchisé des savoirs et des expériences accumulés. À une époque où la littérature française commence à se penser, dans les premières Bibliothèques imprimées, de manière rétrospective (La Croix du Maine et Du Verdier), l’opération de sélection, d’adaptation et de diffusion éditoriales des manuscrits anciens auprès de nouveaux publics concourt à la constitution d’une forme inédite de bien national. Un tel traitement des écrits passés ne se limite pas à la conservation et à la transmission de textes autrement voués à la disparition. Il participe à l’élaboration d’une représentation des écrits produits, désormais pensés comme participant d’une bibliothèque plus vaste, à la fois individuelle et collective, matérielle et symbolique, susceptible de rassembler et de conserver cet héritage culturel en voie de patrimonialisation.

Dès lors, si le corpus  d'étude d'un tel phénomène est strictement constitué des éditions portant le titre de « Thresor », il est plus largement révélateur d’autres pratiques culturelles de collection et de conservation. On pourra ainsi trouver profit à rattacher le renouvellement des pratiques de compilation au XVIe siècle à la naissance concomitante des cabinets de curiosités, qui explorent non seulement les écrits hérités, mais plus largement les témoignages du passé (médailles, œuvres d’art, antiquités) ainsi que les objets qui rendent compte des nouvelles conquêtes épistémologiques (instruments de mesure, gravures du Nouveau Monde, etc.). L’étude des Thresors de la Renaissance conduit dès lors à se demander comment des pratiques d’accumulation, de disposition, d’exposition de divers « objets culturels », encyclopédiques ou littéraires, méritent d’être pensées, tout comme les bibliothèques portatives que sont les compilations, comme des outils de compréhension et d’appropriation du monde.

Comment citer cette page

Anne Réach-Ngô, "Présentation du projet de recherche"
Site "Thresors de la Renaissance"
Consulté le 19/03/2024 sur la plateforme EMAN
https://eman-archives.org/ThresorsRenaissance/presentation_projet_recherche
Page créée par Anne Réach-Ngô le 15/11/2016
Page modifiée par Anne Réach-Ngô le 12/10/2022