Lettre de Marguerite Audoux à Valery Larbaud
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Description
Nous reproduisons ici l'article de Larbaud, objet des remerciements de la romancière :
« L'Atelier de Marie‑Claire
Marguerite Audoux aurait pu exploiter le succès de son premier livre, et donner ce roman comme "la suite de Marie‑Claire" un an ou dix‑huit mois après l'ouvrage qui avait fait connaître son nom à l'Europe entière. Mais elle avait trop le respect de son art, elle était trop écrivain pour consentir à une pareille exploitation de sa « marque ». Elle n'avait aucun désir de bâcler son second livre, de hâter ce beau voyage, de brusquer cette aventure à développements lents et pleins de surprises : la composition d'un livre. En somme, le public avait attendu Marie‑Claire dix ou quinze ans ; il pouvait attendre L'Atelier de Marie‑Claire. Et il pouvait même se lasser d'attendre, oublier « la couturière qui avait écrit un chef‑d'œuvre », suivre d'autres modes littéraires, peu importait : Marguerite Audoux n'avait jamais écrit pour le public, pour ces gens qui disent d'eux‑mêmes qu'ils « s'intéressent à la littérature », et à qui on peut tout faire acheter en fait de livres pourvu que l'éditeur fasse une publicité suffisante. Marguerite Audoux avait toujours écrit pour les lettrés, et c'était pour les lettrés qu'elle voulait continuer à écrire, et les lettrés, qui se distinguent du grand public (de ce que Voltaire appelait « le gros monde ») justement en cela que pour eux la mode n'existe pas et qui lisent Montaigne ou Rabelais avec plus d'intérêt que le dernier roman dont tous les salons parlent – les lettrés savent attendre sans oublier.Comme il aurait été facile, en dépensant – Combien ? les éditeurs doivent le savoir, à mille francs près – de renouveler le succès commercial de Marie‑Claire en faveur de ce second ouvrage ! La vie d'un atelier de couture vue et décrite par quelqu'un du métier, par une personne de la maison… La couture, la mode féminine, cela qui, aux yeux de la plupart des habitants de la Terre, fait la supériorité et le prestige de la France…Enfin, présenter ce roman comme une excursion dans les sous‑sols de la vie parisienne, en faire quelque chose comme un poème national du travail féminin… Oui, c'était facile, d'autant plus que L'Atelier de Marie‑Claire est aussi cela.Mais auprès des lettrés qui avaient lu Marie‑Claire, une démarche de ce genre était inutile, pour ne pas dire impertinente. Ils attendaient un beau livre bien construit, bien écrit, et tout à fait dans la bonne et la grande tradition : un roman de moraliste français, et non pas une « étude sociale ». Et leur attente n'a pas été vaine : le livre est en tous points digne de son prédécesseur.Peut‑être, même, certains connaisseurs l'auront‑ils trouvé supérieur à Marie‑Claire. Et, en effet, sa technique est plus savante. Les personnages de premier plan, plus nombreux, ont un relief plus marqué. Les paysages surtout, ‑ les paysages parisiens ; cet inoubliable Luxembourg à différentes époques de l'année, ‑ y sont peints avec beaucoup plus de maîtrise. Mais une supériorité technique ne constitue pas une supériorité absolue : quoi de plus habile que la plupart des pièces et des romans à la mode aujourd'hui et qui seront injouables ou illisibles l'année prochaine ? Quoi de plus « fort » que les pièces de circonstance ? Non, les deux livres de Marguerite Audoux, pris dans l'ensemble se valent, et tout ce qu'on peut dire, c'est que, dans le second, nous voyons plus de personnages (un orchestre plus nombreux) à travers la sensibilité d'une Marie‑Claire plus âgée, plus mûrie, plus « raisonnable » peut‑être, mais qui est toujours la Marie‑Claire du premier livre, et qui n'a jamais complètement quitté le monde de rêve et de merveilles de son enfance, ‑ qui n'a pas cessé d'être poète, et l'image du poète qui l'a créée.Et c'est en cela que consiste l'explication du phénomène qui a surpris tant de lecteurs, et qui a valu à Marie‑Claire son brillant succès : un beau livre écrit par une femme à peu près dépourvue de culture littéraire et qui sait à peine l'orthographe. Cette femme était poète.On croit en général, et malgré la citation latine[1] devenue proverbe, que la poésie est le fruit de la culture littéraire, et qu'on devient poète à force d'étude. Mais la poésie, mais la littérature, sont la forme que prennent naturellement une certaine grâce et gentillesse de l'esprit, une particulière finesse de l'imagination et de la sensibilité. Elle n'a rien à voir avec la culture livresque et savante. C'est quelque chose d'intime et de tout personnel, comme le charme physique ; et l'homme qui entreprend d'écrire un livre est comme un explorateur qui s'est avancé seul dans le désert, ou comme un naufragé sur une île déserte : il faut qu'il subvienne lui‑même à ses besoins, et qu'il bâtisse son livre comme il bâtirait une maison, sans autres matériaux que ceux que ses propres mains peuvent saisir et mettre en œuvre. Il y a beaucoup de faux naufragés sur de fausses îles désertes : les gens qui refont, à leur insu, les grands livres ; les imitateurs sans le savoir, les démarqueurs inconscients ; ceux qui écrivent selon une formule (ces derniers avaient apporté dans le désert une hutte démontable). Ceux‑là sont les littérateurs de formation savante et artificielle, sans la grâce, les fruits d'une espèce de parthénogenèse des almae matres. Et leur péché est surtout un péché d'ignorance : un peu plus de culture leur aurait fait sentir la vanité de leur entreprise, l'ennui et l'inutilité de leurs travaux, et les aurait préservés de ce faux‑pas. Le fait littéraire, ‑ une jolie page, un beau livre, ‑ est beaucoup plus rare qu'on ne croit, et les gens qui sont capables de le reconnaître, de le distinguer de ses contrefaçons et de ses imitations savantes, sont en bien petit nombre. Et vraiment, on a constamment l'occasion de remarquer que l'éducation du goût est en retard, prodigieusement en retard, sur l'éducation intellectuelle.Peut‑être, après tout, que le secret de la véritable culture littéraire et de l'aptitude à jouir des bons ouvrages, consiste dans la conviction intime de ce fait : qu'il n'y a pas de livres modernes ; et que les beaux monuments poétiques sont tous contemporains. Ainsi, on peut bien considérer, historiquement, l'œuvre de Marguerite Audoux comme appartenant à l'école de Charles‑Louis Philippe, par exemple (et c'est bien sous ce nom : école de Charles‑Louis Philippe, que les historiens de la Littérature devraient grouper quelques‑unes des œuvres les plus remarquables publiées en France de 1900 à 1920), mais nous, qui n'avons aucune raison particulière de classer les livres d'après l'ordre historique, nous aimerons placer, dans nos bibliothèques, les deux Marie‑Claire entre La Vie de Marianne, le livre avec lequel elles ont le plus d'affinités par la pureté de leur forme et par leur contenu, ‑ et Le Grand Meaulnes d'Alain‑Fournier, qui se passe au pays de Marie‑Claire et qui est, comme elle, tout plein d'un sentiment raffiné du merveilleux, ‑ d'un merveilleux qui n'a pas besoin d'aller chercher ses effets, d'un merveilleux quotidien, intime et calme, comme ces horizons faits d'une infinité de plans et d'arrière‑plans, de tous les bleus les plus chauds et les plus fins, ‑ qu'on voit dans les pays du Centre de la France.Valery LARBAUD »(Les Primaires, 3e série, n° 8, août 1922, p. 333‑336).- Remerciements pour l'article - Atermoiement de Fargue
Texte
Paris, le 23 mai 1922
Mon bon Valery,
J'ai bien reçu ton article[1], et je te remercie. Lorsque tu seras ici, je t'embrasserai fort, très fort pour ta peine, mais en attendant je te dis seulement que je suis contente.
Ce cochon de Fargue, que j'aime pourtant plus qu'un frère (mets comme une sœur, si tu veux), ne m'a pas encore donné l'article promis[2]. Je vais encore le lui réclamer aujourd'hui, mais s'il ne me le donne pas pour la fin du mois, c'est fichu.
Je ne l'en aimerai pas moins pour cela, comme tu t'en doutes.
Au revoir et à bientôt.
Je t'embrasse affectueusement.
Marguerite Audoux
Besson aussi est content de toi.
[2] Il ne l'écrira pas.